Armes chimiques : les preuves de l’ONU contre Damas – par Luc Mathieu

Article  •  Publié sur Souria Houria le 30 août 2016

Une enquête démontre que le régime syrien a utilisé à au moins deux reprises du gaz de chlore contre des civils en 2014 et 2015. Le Conseil de sécurité se réunit mardi, mais le vote de sanctions paraît peu probable.

C’est un rapport de 95 pages, dense, précis et étayé. Il n’émane pas d’une ONG, d’un groupe d’activistes syriens ou de journalistes. C’est le résultat d’une enquête d’un an menée par des experts des Nations unies et de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques. Il a été remis mercredi soir aux membres du Conseil de sécurité, qui en débattront mardi. Pour la première fois, l’ONU conclut que le régime de Bachar al-Assad a perpétré des attaques chimiques. Les enquêteurs démontrent également que l’Etat islamique est responsable d’au moins une attaque au gaz moutarde en Syrie (lire ci-contre). «Il est maintenant impossible de nier que le régime syrien a fait usage de manière répétée de gaz de chlore comme une arme contre son propre peuple», a réagi la Maison Blanche. «L’utilisation d’armes chimiques, que les autorités syriennes s’étaient engagées à proscrire en 2013, sous la pression de la communauté internationale […], est une abomination qui met en lumière le rôle accablant joué par le régime de Damas dans la détérioration continue de la situation en Syrie», a déclaré pour sa part le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Marc Ayrault.

Les recherches ont été menées par 24 enquêteurs d’une instance baptisée «Joint Investigative Mechanism» (JIM, «Mission d’enquête conjointe»). Ce groupe a été créé en août 2015 après des attaques au chlore dans trois villages syriens qui avaient fait 15 morts. Sa mission, prévue pour durer un an, était de désigner les responsables, et non pas seulement d’établir la réalité des attaques chimiques, comme cela avait été fait après le massacre au sarin dans la Ghouta, la banlieue de Damas, à l’été 2013, qui avait causé plusieurs centaines de morts.

«Ligne rouge»

Les experts se sont penchés sur neuf attaques commises en 2014 et 2015 dans le nord de la Syrie, selon leur rapport que Libération a pu consulter. Pour six d’entre elles, ils ne se sont pas prononcés, estimant que les enquêtes devaient se poursuivre. Mais pour deux autres perpétrées dans la province d’Idlib – à Talmenes en avril 2014 et à Sarmin en mars 2015 -, ils sont catégoriques : des barils remplis d’agents toxiques, très vraisemblablement du chlore, ont été largués par des hélicoptères de l’armée syrienne.

A Sarmin, une petite ville qui compte moins de 5 000 habitants, l’attaque s’est produite le 16 mars 2015 vers 22h30, selon les témoignages recueillis par la commission. Un premier baril, rempli de chlore ou de ses dérivés, atterrit dans un champ. Un second tombe sur une maison en construction. Le gaz s’infiltre jusqu’au sous-sol, où s’est réfugiée une famille. Ses six membres mourront d’intoxication. Ceux qui tenteront de les aider se souviennent d’une forte et irritante odeur de chlore, «bien plus intense que celle des produits ménagers». Vingt-six personnes seront par ailleurs hospitalisées à Sarmin et dans la ville voisine de Saraqib. La population avait été avertie de l’imminence d’une attaque, des activistes ayant intercepté des communications radio de l’armée syrienne.

Interrogé par les enquêteurs de l’ONU, Damas a démenti avoir envoyé des hélicoptères dans cette zone ce jour-là. Selon le gouvernement syrien, l’incident aurait été provoqué par des jihadistes du Jund al-Aqsa qui transportaient des barils remplis d’une substance inconnue dans un camion. Ils auraient eu un accident à proximité de la ville et l’un des barils se serait renversé, relâchant le gaz mortel. Des explications balayées par la commission. D’une part parce qu’elle a obtenu via d’autres sources la confirmation qu’un hélicoptère avait bien survolé la ville ce 16 mars 2015. D’autre part parce que la thèse d’un baril tombé d’un camion ne tient pas. Si cela s’était produit, vu la direction du vent, le gaz aurait pu éventuellement intoxiquer des personnes vivant à la lisière de Sarmin mais pas dans le centre et à l’autre extrémité de la ville. Les enquêteurs notent à l’inverse que les dégâts causés dans la maison visée correspondent à ceux provoqués par un baril largué à haute altitude.

Ce n’est pas la première fois que Damas est accusé d’avoir commis des attaques chimiques. Les plus graves ont causé plus de 1 400 morts, selon les Etats-Unis, le 21 août 2013 dans la Ghouta, une banlieue de Damas. La «ligne rouge» fixée par Barack Obama avait été franchie et des frappes aériennes françaises, britanniques et américaines envisagées en représailles. Elles avaient finalement été abandonnées, le Congrès américain et le Parlement britannique les ayant refusées. Mais, poussé par la Russie, Damas avait dû ratifier la Convention sur l’interdiction des armes chimiques et détruire son arsenal. Plus de 1 300 m3 d’agents, dont du sarin et du gaz moutarde, avaient été saisis et onze installations, sur les douze que compte la Syrie, avaient été démantelées. Le chlore ne figurait pas sur la liste des produits à détruire. Facilement disponible, il est utilisé dans plusieurs industries et sert à purifier l’eau. Mais est considéré comme une arme chimique dès qu’il est employé comme tel.

Droit de veto

Aussi claires soient-elles, les conclusions de l’enquête de l’ONU n’auront pas forcément de conséquences concrètes. C’est au Conseil de sécurité d’en décider. «Nous demandons fermement à tous les Etats de soutenir une action rapide et ferme», a déclaré l’ambassadrice des Etats-Unis à l’ONU, Samantha Power. «Il appartient au Conseil de prendre ses responsabilités. La France y travaille d’ores et déjà avec ses partenaires», a ajouté Jean-Marc Ayrault.

Théoriquement, le Conseil de sécurité peut adopter une résolution pour condamner le régime syrien et lui imposer des sanctions. Un renvoi devant la Cour pénale internationale (CPI) est également possible. Mais le vote d’une résolution semble peu probable. La Chine et la Russie ont déjà fait usage quatre fois de leur droit de veto en faveur du régime de Bachar al-Assad depuis le début du conflit en 2011. En juin 2014, leurs représentants avaient bloqué un projet de résolution déposé par la France qui prévoyait de poursuivre devant la CPI les auteurs de crimes commis en Syrie, quelqu’en soient les auteurs.

«Il est trop tôt pour se prononcer sur les éventuelles conséquences du rapport. Nous commençons juste à consulter les autres membres du Conseil, explique un diplomate français. Mais l’objectif reste d’obtenir une réaction de la communauté internationale. Pour la première fois, nous avons des preuves claires et évidentes que le régime a utilisé des armes chimiques contre son peuple. Cela a une vraie portée, au moins symbolique.»

Capture d’écran d'une vidéo YouTube montrant des victimes de l’attaque chimique à Sarmin, le 16 mars 2015.Capture d’écran d’une vidéo YouTube montrant des victimes de l’attaque chimique à Sarmin, le 16 mars 2015. Photo Défense civile syrienne et Smart News Agency