Au nord d’Alep, «la terre nous est devenue trop étroite» – par Hala Kodmani

Article  •  Publié sur Souria Houria le 17 février 2016

Chassés par les bombardements russes et menacés d’encerclement par le régime, les civils sont pris au piège à la frontière turque où se massent les réfugiés.

Pour la troisième fois en une semaine, Hassan al-Qes, sa femme et leurs cinq filles âgées de 5 à 15 ans, se retrouvent bloqués avec les milliers de réfugiés à la frontière turque, acculés par les combats et bombardements qui se sont abattus sur le nord de la Syrie. Deux fois déjà, la famille avait rebroussé chemin. «Après vingt-quatre heures sous la pluie à la frontière, raconte le père de famille, nous avons préféré les pluies de bombes : il y a trois jours, nous sommes revenus à la maison», à Tall Rifaat, à une trentaine de kilomètres au nord d’Alep. Avant de devoir repartir. «Cette fois, ce n’est pas moi qui ai pris la décision de repartir de Tall Rifaat. Les combattants de la brigade locale de l’Armée syrienne libre ont appelé tous les civils à vider la ville en prévision de la bataille qui commence», explique Hassan al-Qes. Situé le long de la dernière route d’accès entre la Turquie et Alep, la métropole du nord, désormais coupée par l’armée du régime, Tall Rifaat et ses 50 000 habitants sont bombardés depuis deux semaines au rythme de cinq raids par heure.«Les missiles de l’aviation russe et les barils de TNT des hélicoptères du régime s’abattent alternativement sur nos têtes !» décrivait Hassan en direct il y a quelques jours. Dans une série de messages vocaux d’une minute chacun postés sur la messagerie de Facebook, il a fait entendre les vrombissements des avions et les détonations des projectiles tout en hurlant sa rage contre «le monde prostitué qui laisse tuer des femmes, des enfants et tout un pays».

Des Syriens patientent à la frontière turque pour revenir en Syrie, au poste d’Oncupinar, près de Kilis, le 11 février. 
Des Syriens patientent à la frontière turque pour revenir en Syrie, au poste d’Oncupinar, près de Kilis, le 11 février.  Photo Bulent Kilic. AFP

Milices. L’homme que nous avions rencontré il y a un an dans son horlogerie de Tall Rifaat où pas une montre n’était à l’heure a pris part, depuis 2011, à toutes les protestations et mobilisations locales. Dernièrement, il a rejoint les équipes de secours de sa ville afin de venir en aide aux victimes des attaques aériennes. «Un jour de la semaine dernière, après un premier raid, nous nous sommes précipités vers le quartier touché pour sauver les blessés, mais un deuxième raid a suivi sur le même lieu, puis un troisième et un quatrième,raconte-t-il. Des femmes, des enfants et des secouristes ont été tués, 12 au total. J’ai eu la chance d’échapper à la mort.» Au lendemain de cette attaque, Hassan décide d’embarquer une première fois sa famille à bord de sa vieille berline blanche, direction la Turquie. «Les 20 kilomètres qui séparent Tall Rifaat du poste de Bab al-Salama étaient une file continue de voitures, de minibus et de pick-up chargés de familles,témoigne l’horloger. Parmi cette foule de réfugiés, on a attendu en plein air dans le froid que les Turcs ouvrent la barrière. Mais au bout de deux jours, on n’en pouvait plus de vivre autant de misère et d’humiliation, alors on est rentrés chez nous.» Malgré le risque d’un siège imminent de la ville. «Les forces de Daech sont à 3 kilomètres à l’est, les Kurdes du PKK [Parti des travailleurs du Kurdistan, ndlr] sont à l’entrée ouest, les milices iraniennes à 5 km au sud et les chasseurs russes ne quittent pas notre ciel. Ils ont effectué en une journée 60 raids sur les seules zones tenues par l’Armée syrienne libre. La terre nous est devenue trop étroite. On est repartis !» 

Dans toute la région au nord d’Alep, des dizaines de milliers de familles sont en quête d’un abri introuvable. Fin janvier, en pleine conférence de Genève pour un règlement du conflit syrien, l’offensive déclenchée par les forces du régime appuyées au sol par les milices chiites iraniennes, libanaises et autres et dans le ciel par les chasseurs russes a été dévastatrice. La prochaine étape, l’encerclement de la grande moitié de la ville d’Alep contrôlée par l’insurrection syrienne, risque de l’être encore davantage. Encore peuplée d’environ 400 000 habitants, la capitale du nord syrien, qui subit aussi une intensification des raids aériens, se prépare à des jours bien plus durs encore. Le conseil local qui gère les affaires de la ville a créé une cellule de crise en prévision du siège. Il constitue des réserves de blé et de fioul, pour les hôpitaux en priorité, mais aussi de lait en poudre pour les enfants. «De quoi résister six mois», selon un membre du conseil.

«Dignité». Les autorités civiles et militaires, relayées par leurs médias, cherchent à gonfler le moral des habitants. La chaîne de télévision locale Aleppo Today diffuse des micros-trottoirs dans les rues commerçantes de la ville. Marchands et clients répondent à l’unisson qu’ils n’ont aucune intention de partir et affirment leur détermination à résister. «Qui quitte sa maison perd sa dignité, dit l’un d’entre eux, reprenant un proverbe. Pas question d’aller rejoindre les foules de réfugiés bloqués à la frontière qu’on voit à la télévision.»

Ceux-là ne sont même plus à l’abri des combats depuis deux jours. L’armée turque est entrée à son tour dans la bataille en bombardant les forces kurdes qui s’avancent, appuyées par l’aviation russe autour de la localité frontalière d’Azzaz. «La maternité de la ville a été touchée [lundi] par un missile», raconte Hassan al-Qes, qui a repris du service dans les secours à la frontière après avoir installé sa famille dans une des tentes dressées dans les champs d’oliviers : «A peine avions-nous réussi à évacuer les femmes et les bébés que d’autres bombes sont tombées sur les lieux. Le monde a interdit notre droit même à la survie.»