Bachar al-Assad : personnalité, lignée et classe sociale – par Yassine al-Hajj Salih – traduit de l’arabe par Marcel Charbonnier

Article  •  Publié sur Souria Houria le 12 août 2015

Il semble que deux événements ont laissé de profondes traces dans la constitution psychologique de Bachar al-Assad.

Le premier de ces événements est le fait que c’est par le plus grand des hasards que Bachar al-Assad  est devenu le président de la Syrie : c’était en effet son frère Bâsil qui était le successeur naturel choisi par son père Hâfez. Non seulement parce que Bâsil était l’aîné, mais aussi en raison de la stabilité psychologique et de la détermination dont Bâsil semblait être porteur. De plus, il semble que le qualificatif qui revenait souvent dans la bouche de la sœur de Hafez pour qualifier Bachar était celui de ‘demeuré’. Ce n’est qu’après la mort de Bâsil dans un accident d’automobile au début de l’année 1994 que Bachar est devenu le candidat obligé de son père à la succession de ce dernier. Par conséquent, Bachar doit sa position actuelle à la disparition de son frère Bâsil et non au fait que son père Hâfez l’aurait distingué ni à une quelconque disposition personnelle particulière. C’est tout autant à son père Hâfez qu’il doit l’institution d’une dynastie familiale régnante en Syrie, une nouvelle dynastie qui a fait de lui un roi et qui lui évite ce dont on peut penser qu’il le redoute, à savoir sa mise en accusation en tant que criminel et sa dénonciation en tant que tyran fou de pouvoir. Il a échu à Bachar d’incarner la mutation dynastique et d’être porteur du flambeau et de l’héritage transmis par son auguste paternel. La constitution implicite de la Syrie depuis que Bachar a été habilité à succéder à Hafez (quelques instants seulement après l’annonce du décès de celui-ci le 10 juin 2000) consiste en ce que Bachar soit le gardien des possessions de la famille et qu’il les transmette à son fils ou, à défaut, à un membre de ladite famille. Tel est son engagement fondamental, qu’il ne saurait trahir en vertu de l’acte constitutionnel sous l’empire duquel le gouvernement du pays lui a été imparti – un acte de dévolution.

Le deuxième événement est le fait que Bachar a toujours fait l’objet de comparaisons avec son père et qu’il est probable que son imitation de son père dans sa façon de conserver le pouvoir et dans sa manière de recourir aux assassinats à cette fin est restée en permanence présente chez lui tandis qu’il torturait, qu’il massacrait et qu’il détruisait tout au long des près de quatre années et demie écoulées. Même si Bachar a davantage massacré et détruit que son père, il n’a jamais été redouté comme l’était ce dernier ni par les Syriens ni par les membres de son entourage, ni même par les cercles du pouvoir ni par la famille elle-même, semble-t-il. Cela ne tient pas seulement à des capacités spéciales dont aurait joui Hâfez, qui était certes patient, haineux et sanguinaire, maître de lui-même et entièrement consacré à son propre pouvoir et qui avait une personnalité constante et monochrome, mais également tout simplement au fait que Bachar n’a jamais voulu (l’eût-il voulu qu’il n’en aurait pas eu la capacité) « se doter d’un cursus personnel qui l’eût distingué de son père Abû Bâsil » et qu’il a « très rapidement mis ses pas dans les brisées de son père sous le mot d’ordre de « la stabilité et de la continuité », tout en étant moins impassible que son père du point de vue émotionnel et aussi moins patient que celui-ci, et ce, dans une confrontation avec une révolution plus importante et plus générale que celle à laquelle son père avait été confronté. Bachar ne pouvait que surpasser son père dans les tueries, dans les tortures et dans les destructions et il est de fait qu’il l’a surpassé dans ces domaines, de très loin. Mais malgré cela, Bachar est resté le garçon que l’on tourne en dérision et que jamais personne ne semble prendre réellement au sérieux. Alors qu’il y avait beaucoup de gens qui aimaient Hafez et beaucoup de gens aussi qui le  haïssaient, il ne semble pas que quiconque haïsse réellement Bachar : on se contente de le mépriser. Y aurait-il seulement quelqu’un qui l’aimât ? Il est permis d’en douter. En tous les cas, il ne s’agirait pas de cet amour fort qui est nécessairement empreint de respect. Hâfez avait une grande confiance en lui-même, alors que Bachar est plein d’auto-admiration. Le fils n’adopte que des positions défensives, il éprouve en permanence le sentiment de ne pas être compris. Il s’agit peut-être là d’une habitude acquise et ancrée en lui depuis son enfance : on le met en accusation, on se moque de lui, et il se sent obligé de se défendre et de se justifier. Et tandis que notre homme ne cesse de tenter de s’expliquer au point d’en devenir pesant, il ne réussit qu’à susciter davantage d’ironie et de moqueries chez ses auditeurs.

Il n’en est pas moins vrai que Bachar a réalisé quelque chose qui diffère du règne de son père : il a libéralisé l’économie syrienne et il a réalisé le passage de l’économie étatisée du secteur public aux privatisations. Mais l’expression de « libéralisation de l’économie » a ce défaut majeur de donner une impression particulièrement trompeuse, qui reste trompeuse y compris si nous disons qu’il a mis en application de manière systématique le catalogue des mesures du néolibéralisme : austérité, réduction des dépenses publiques, unification des prix, aides aux exportations, libéralisation du commerce, diminution (voire suppression) des subventions aux biens et aux services de première nécessité… Ce qui s’est produit, du point de vue de l’économie, sous Bachar et en particulier après 2005 (à la suite du congrès du parti Baath où fut décidé le passage à l’« économie sociale de marché »), c’est la transmission de la propriété de l’économie syrienne et de ses sources publiques des mains de l’« État » à celles de l’élite de la fortune qui s’était constituée essentiellement à l’abri d’un pouvoir dont les tenants avaient en permanence occupé une position privilégiée face aux ressources publiques, à leur mise en œuvre et à leur gestion, et ce, en l’absence de tout contrôle social. Autrement dit, avec le passage officiel de la propriété de la Syrie elle-même entre les mains de la dynastie des Assad, la propriété de l’économie syrienne et des ressources publiques de la Syrie est passée entre les mains d’une classe sociale qui s’était constituée durant les années Hâfez, une classe sociale qu’exemplifie un Râmî Makhlûf, un cousin de Bachar qui est le trésorier de la famille Assad : au travers des sociétés qu’il possède en propre et de ses prises de participations, celui-ci détient les deux tiers de l’économie du pays.

Un observateur attentif de l’économie syrienne aura sans doute remarqué que la libéralisation à la syrienne n’a pas comporté de privatisations et que la propriété des projets de l’Etat et de ses principales ressources n’a fait l’objet d’aucune vente à des particuliers. C’est exact. Ce qui a été transféré à des particuliers, en Syrie, c’est l’État lui-même, au travers du processus de dévolution dynastique. Celui-ci ne relève pas d’un acte purement politique : il s’agit d’une prise de possession effective du pays par Bachar et par sa génération de « fils de responsables » (de responsables du temps de Hâfez), ainsi que par leurs associés et leurs clients. En Syrie, la privatisation a été plus destructrice que dans n’importe quel autre pays arabe ou que dans n’importe quel pays, de manière générale, du fait de la constitution d’une dynastie qui possède le pays (non seulement avec les biens existant dans ledit pays, mais même avec ceux qui y vivent, c’est-à-dire corps et biens). C’est là quelque chose que des non-Syriens ne voient pas et les Syriens eux-mêmes ont rarement l’occasion d’en parler, de le dénoncer et d’en débattre. Cela est dû à la condition même qui a rendu la privatisation de l’État et la transition dynastique possibles, c’est-à-dire l’enchaînement de la société syrienne et sa mise dans l’impossibilité de se défendre, voire ne serait-ce que de s’exprimer. Cela, après qu’elle eut été écrasée durant les années 1980. Les Syriens ont été exclus de la politique, ils sont devenus des sujets et des clients et depuis l’époque de Hâfez al-Assad la Syrie était décrite comme l’« exploitation agricole » personnelle du patriarche tyrannique, puis celle de celui qui lui a succédé.

Du point de vue de la planification, on peut dire que Hâfez s’est emparé du pouvoir en 1970, puis de la société au cours des années 1980 et que Bachar a jeté son dévolu sur la Syrie en 2000 et qu’en tant que représentant de la classe bourgeoise centralisatrice (qui s’empare des ressources publiques en se servant du pouvoir de l’Etat et qui contrôle le commerce extérieur) il s’est approprié la richesse nationale. La destruction d’un pays devient une possibilité des plus probables dès lors que des manants terroristes du tout-venant du peuple syrien osent venir se mettre en travers du chemin du propriétaire et maître. Le massacre et l’exil, tel est le sort auquel sont voués ces « terroristes apparus dans des milieux se caractérisant essentiellement par l’ignorance et l’arriération », nous a expliqué dans son dernier discours le représentant de la famille qui règne d’une main de fer sur le pays depuis quarante-cinq ans, des milieux qui n’avaient jamais cessé un seul jour d’encenser les réalisations de ladite famille et de chanter les bienfaits prodigués par celle-ci à tous les Syriens. L’homme a fait preuve d’une propension extrême à dénoncer ses concitoyens aux forces occidentales influentes lorsqu’il a répété dans ses discours ses accusations de terrorisme à l’encontre de tous ceux qui s’étaient révoltés contre lui (sans jamais, au grand jamais, mentionner Dâ‘esh ni Al-Qâ‘ida…).

 

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(Caricature américaine représentant Bachar al-Assad, qui est ophtalmologue : il lit, sur le panneau :

« Kill Them All ! » (« Tuez-les tous ! »)

Hâfez aimait le pouvoir, il s’y est consacré, il est mort en étant au pouvoir, il était prêt à sacrifier des dizaines de milliers de Syriens sur l’autel du pouvoir. Mais Bachar est quant à lui surtout soucieux du pouvoir (sans l’aimer particulièrement) : il veille sur celui-ci comme il veillerait sur un héritage familial. Mais il aime beaucoup l’argent et ce qui fait l’agrément de la vie. Notre homme est amateur d’appareil de photo sophistiqués et de revues spécialisées dans le domaine de la photographie. La guerre qu’il a allumée dans le pays et aux flammes de laquelle il a mis le feu au pays ne l’intéresse pas plus que cela, elle ne le distrait pas de ses coûteux hobbies ni de ses recommandations prodiguées à ses associés de business lui permettant de ne pas s’en déprendre. Quant à son épouse, Asma Al-’Akhras, elle fait son shopping auprès des boutiques de mode les plus chères au monde, elle achète des chaussures coûtant plusieurs milliers de dollars la paire. Les amis des deux époux sont des milliardaires arabes et étrangers et le couple semble apprécier la compagnie de célébrités et tout particulièrement que le monde occidental dise qu’ils en font partie et qu’ils y sont effectivement intégrés.

Bachar aime aussi se laisser vamper par de belles femmes de son entourage, ce qui est peut-être un signe qu’il a besoin d’amour et de considération. C’est peut-être aussi une nécessité de cette « modernité » à laquelle il tient plus que tout, une modernité dont fait également partie sa « cool attitude ». Il pimente ses méls de blagues racistes débiles sur les habitants de Homs (les Hamasné), des ‘nokat’ dont le niveau politique et moral ne dépasse pas celui des cris de ralliement de ses hommes de main, les sinistres shabbîha, lors de leurs réunions surexcitées durant la première année de la Révolution : « Celui qui ne participe pas, une seule explication : sa mère est originaire de Homs ! » [« Elle mâ bi-yeshârik, ’emmô Himçiyyéh ! »].

Ces éléments sociaux et psychologiques aident à tracer un portrait du fils héritier qui entrera très vraisemblablement dans l’Histoire en tant que celui qui aura détruit son pays et massacré des centaines de milliers de ses habitants. Les caractéristiques personnelles de Bachar, en plus du fait qu’il est le représentant d’une famille, d’une dynastie et d’une classe sociale, ont une part de responsabilité écrasante dans la catastrophe syrienne qui semble ne pas avoir de fin.

Dans ses efforts pour protéger la propriété de la famille, l’héritier s’est laissé aller jusqu’à appeler les Iraniens et leurs clients irakiens, libanais, afghans et autres à tuer ses sujets insurgés. A l’instar de nombre de dynasties régnantes au cours de l’histoire, il a tenté de sauver son trône en livrant le pays à des forces étrangères. Ceux qui se sont révoltés contre lui ne parviendront peut-être pas à le renverser, mais il a perdu le pouvoir à jamais. Il ne peut désormais plus gouverner ce qu’il gouverne peut-être encore de la Syrie sans une occupation étrangère, celle-ci détenant la souveraineté et le pouvoir suprême. Mais il gardera le grisbi tant qu’il restera en vie, soit sous la protection des hallebardes de « l’Iran, ce pays frère », soit dans un exil quelconque.

C’est ce qu’il voulait, c’est tout ce qu’il mérite.

source : http://www.alquds.co.uk/?p=384575

date : 08/08/2015