« Couvrir la guerre en Syrie, une mission impossible? »-par Marine Pradel

Article  •  Publié sur Souria Houria le 20 septembre 2016

Pour beaucoup de médias, la couverture du conflit est terriblement frustrante, entre risques pris sur le terrain, poids de la communication gouvernementale et biais liés à la vision dominante du conflit, qui donne la part belle à l’organisation État islamique.

«Salut Marine, on est ensemble dans trente minutes. Donc tu nous fais un point sur Alep Est?»

Trente minutes. Alep Est. Une minute trente d’antenne. Alep Est. A trois cents kilomètres de chez moi, Beyrouth.

Cet article part d’une frustration. Une frustration qui enfle au rythme des directs, alors que les bombardements syriens et russes se font plus intenses à l’annonce de l’accord russo-américain, tentant de maximiser les avancées sur le terrain avant l’entrée en vigueur du cessez-le-feu.

Le direct est un exercice journalistique «classique». On l’apprend en école de journalisme. C’est somme toute assez simple, pourvu qu’on sache s’adresser à un rond noir –l’objectif de la caméra– comme à une personne, et surtout pourvu qu’on ait une plus-value terrain. Je suis sur place. En ma qualité de journaliste respectant une déontologie et travaillant pour l’information de tous, je vous raconte ce que je vois avec mes yeux, l’odeur des véhicules calcinés, la poussière qui entre dans les narines, la bouche, les yeux quand les immeubles s’effondrent sous les bombes, le son des avions et des drones, les cris des femmes. Et vous me croyez. Je suis sur place, je suis vos yeux, vos oreilles, vos narines. Ce qu’on appelle de l’information de première main.

Rien de tout ça à Alep. Impossible de s’y rendre. Il faut en parler depuis Beyrouth: le lot de tous les correspondants. Alors, on écluse Twitter, on devient spécialiste des «comptes Abu» –Abu ceci, Abu cela–, on a testé tous les modules add-on de traduction automatique, on vit sur WhatsApp, à la chasse aux macabres décomptes venant de contacts –médecins, secouristes, activistes média et des droits de l’homme. En gardant toujours un œil sur les décomptes de l’Observatoire syrien des droits de l’homme, point d’indice de l’horreur syrienne.

Parfois, de passage en France, le correspondant essuie le couplet des récriminations faites à la profession toute entière, comme si les journalistes n’étaient qu’un corps homogène, une entité qui répond à une seule et même logique: «Pourquoi est-ce qu’on entend pas plus parler de la Syrie? Et tu y vas quand, toi, en Syrie? ».

Barbes coupées, niqab brûlés, objectivité oubliée

Aller sur le terrain. Ou plutôt sur les terrains, car à chaque zone de contrôle, parfois grande comme un quartier, un pâté de maisons, correspond une logique politique différente. Certains, comme les Kurdes à l’est de la Syrie, ont volontiers tendance à accueillir les médias étrangers. Un accueil bienvenu pour des journalistes en mal de terrain… et on les comprend, après des années de black-out médiatique imposé par les belligérants. Quitte à parfois en oublier quelques précautions.

Vous n’avez pas pu échapper aux photos et vidéos de la libération de Minbej, cette ville du nord de la Syrie qui a vécu deux ans et demi sous la coupe des terroristes de l’organisation État islamique, reprise début août par les Forces démocratiques syriennes (FDS), entraînées, armées et financées par les Etats-Unis et très largement dominées par les YPG, les forces armées des kurdes de Syrie. Si si, souvenez-vous, ces images émouvantes de femmes qui brûlent leurs niqabs et d’hommes qui coupent leur barbe au ciseau.

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«De la com!», tempête Hala Kodmani, grand reporter pour Libération, spécialiste de la Syrie. Un sentiment partagé par un certain nombre d’autres journalistes couvrant la région. «Cela m’a tout de suite semblé mis en scène», abonde le correspondant d’un des principaux médias anglo-saxons au Moyen-Orient. Pourtant, ces images, vous téléspectateurs, internautes, vous les avez bien vues, sans astérisque ou autre forme d’avertissement. Initialement tournées par la chaîne kurde Kurdistan 24, elles ont été distribuées par l’agence Reuters aux médias abonnés à ses services, c’est à dire quasiment tous.

«J’ai vu les rushes, avant montage. Un homme avec des ciseaux s’approche d’un autre pour lui couper la barbe. Il refuse. Puis on lui demande de se laisser faire. Et il finit par accepter», raconte le journaliste anglo-saxon. «Je serais curieux de voir ces hommes aujourd’hui… et de voir quelle est la longueur de leur barbe maintenant», termine-t-il dans un sourire.

«Ce genre d’images est fait pour convenir parfaitement aux médias occidentaux», complète Hala Kodmani. Les Kurdes mettent en scène une réalité qui leur permet de s’attirer la sympathie de l’opinion occidentale. «Je connais des gens à Minbej qui me disent que l’État islamique ne les changeait pas beaucoup du régime syrien, et ils ne perçoivent certainement pas les Kurdes comme leurs sauveurs.» Quant au niqab imposé par les djihadistes, c’est anecdotique: «Les femmes à Minbej me disent qu’avant l’EI, elles se couvraient déjà la tête… Sous Daech, elles se sont couvert le visage… Ce n’est pas cela qui est fondamental.»

Bachar el-Assad, maître du storytelling

La position du régime de Bachar el-Assad vis à vis de l’entrée de journalistes a évolué au fil du conflit. Dans les premiers temps, le régime rechignait à accueillir des journalistes. Les images de manifestations pacifiques, populaires, avec des femmes et des enfants, entraient en contradiction avec le storytelling baassiste du terrorisme menaçant la sûreté de l’État. Les journalistes occidentaux affluaient alors dans les zones d’opposition: Homs, Hama, Alep.

Tout a basculé à l’été 2013 avec les prises d’otages de journalistes occidentaux (dont les quatre journalistes français Nicolas Hénin, Didier François, Pierre Torres et Édouard Elias, libérés en avril 2014) et les décapitations en série, un an plus tard, de sept otages occidentaux en six mois (trois journalistes, trois travailleurs humanitaires et un contractant de sécurité privée). Si aucun journaliste français n’a été mis en scène par les réalisateurs pervers de l’État islamique, quatre sont morts sur le terrain, victimes de bombardements ou de tirs de snipers: le photographe Rémi Ochlik et le grand reporter de France 2 Gilles Jacquier, au début de l’année 2012, puis le photojournaliste Olivier Voisin et le reporter indépendant Yves Debay, début 2013. Ces quatre journalistes français tués viennent s’ajouter aux 53 journalistes morts en Syrie depuis le début du conflit, selon RSF, dont une très grande majorité de journalistes syriens, et 145 citoyens-journalistes.

Ajoutez à cela l’assassinat, en novembre 2013 au Mali, des deux journalistes de RFI Ghislaine Dupont et Claude Verlon, et les rédactions parisiennes étaient fixées: trop de morts. Plus de journalistes en zone opposition. À partir de la mi-2013, donc, les médias se résignent à n’envoyer, faute de mieux, que des équipes d’un côté, côté régime.

Mais encore faut-il avoir un visa. Le régime les accorde au compte-gouttes jusqu’au début 2015. Je vous passe le détail du parcours du combattant qu’est l’obtention du visa, les formalités et les mois d’attente sans aucune indication de quand, ou si, on aura le précieux tampon. Certains ont attendu six mois, pour finalement se voir opposer un refus, sans aucune autre explication. D’autres l’auront très vite. Tout dépend de la personnalité du journaliste, de son expérience du terrain syrien, de son wasta, ses contacts à Damas… et de ses positions vis-à-vis du régime syrien.

L’attribution de visas à des journalistes occidentaux par le ministère de l’Information syrien suit une logique politique. Ainsi, à partir de l’été 2014, quand les Américains commencent à bombarder en Syrie, plus aucun visa n’est délivré aux journalistes américains.

Même logique, mais aux conséquences inversées: au lendemain des attentats de janvier 2015 à Paris, le rythme des attributions de visas pour les journalistes français s’accélère. On observe le même phénomène dans les semaines qui suivent les attentats de novembre 2015. Le régime a un intérêt politique à montrer sa lutte contre le groupe État islamique. Les journalistes français sont alors les bienvenus.

«Aller ailleurs que dans les zones gouvernementales»

Alors que nous trouvons trace de quatre sujets de France 2 en Syrie gouvernementale entre 2012 et 2014, les journalistes de la chaîne sont autorisés à tourner treize sujets en zone contrôlée par le régime en un peu plus d’un an, entre février 2015 et avril 2016. Le dernier reportage tourné par un journaliste de France 2 en zone d’opposition (hors kurdes) remonte à mai 2013. Depuis cette date, à l’inverse, la rédaction a pu tourner seize sujets côté régime (et cinq sujets en zone kurde).

«C’est une situation qui ne nous satisfait pas totalement, que les choses soient claires», signale Étienne Leenhardt, responsable du service Enquêtes et Reportages à la rédaction de France 2. «Nous avons des discussions quasi-quotidiennes sur la question d’aller ailleurs que dans les zones gouvernementales. Régulièrement, des journalistes aguerris de la rédaction viennent me voir avec des plans pour aller en zone opposition. Nous évaluons les risques, mais il faut avoir en tête que nous avons été profondément marqués par le décès de notre reporter Gilles Jacquier en Syrie. Alors oui, nous avons une couverture qui n’est pas forcément complète, nous ne remplissons peut-être pas totalement notre mission d’information, mais je ne suis pas forcément enclin à faire prendre de tels risques à nos journalistes.»

Quand on l’interroge sur l’interview de Bachar el-Assad, obtenue en exclusivité par la chaîne publique en avril 2015 après un an et sept mois d’attente et de négociation –période pendant laquelle France 2 réalise cinq sujets avec l’armée syrienne et un avec les «parlementaires français rebelles» venus rencontrer le président syrien–, le journaliste nous voit venir:

«Est-ce que nous avons eu tendance à l’autocensure pour décrocher l’interview? C’est là que vous voulez m’emmener? Vous savez, jusqu’au dernier moment, on ne pensait jamais l’avoir, cette interview, alors on ne se serait pas bridés pendant un an et demi pour ça. Non, c’est plutôt conjoncturel, cette période correspond à une période de combats extrêmement intenses, et un moment où nos confrères étaient otages de l’État islamique.»

Quand on évoque la polémique qui a suivi la diffusion en février dernier de l’émission «Un œil sur la Planète» consacrée à la Syrie, accusée de se faire le porte-voix de Damas, Etienne Leenhardt, après avoir salué le «travail sérieux» de Patrick Boitet et Samah Soula, aux manettes de l’émission, dit comprendre les reproches, et concède: «On aurait du donner la parole de façon plus équilibrée aux deux camps.»

L’équilibre n’est pas davantage atteint par le concurrent privé. Les téléspectateurs de TF1 n’ont vu, depuis trois ans et demi, que des sujets côté régime, avec les forces kurdes ou avec l’armée russe. Les derniers reportages tournés en zone d’opposition (hors kurdes) remontent au printemps 2013.

Lorsque les journalistes suivent l’armée syrienne, russe ou les forces kurdes, ils sontembedded avec les forces armées. Embedded, un terme devenu familier depuis l’invasion américaine en Irak. Littéralement, il signifie être dans le lit (bed) de quelqu’un/de quelque matière. Le terme, initialement géologique pour désigner les fossiles enchâssés dans la roche, est appliqué à partir de 2003 aux journalistes qui sont intégrés à une armée, et couvrent un conflit sous le contrôle et la protection de celle-ci.

Et quand ils ne le sont pas, embedded, un minder, un agent du ministère de l’Information, suit les journalistes étrangers en permanence, influant –avec plus ou moins de poids selon les journalistes et leur expérience du terrain syrien– sur les lieux où ils peuvent aller, les personnes qu’ils peuvent interviewer, etc.

Pourtant, certains y vont

Une équipe de CNN, menée par la journaliste Clarissa Ward, s’est rendue dans les zones tenues par l’opposition à Alep et à Idlib (villes et provinces) en mars dernier, pendant le cessez-le-feu entre le régime et certains groupes d’opposition. Une équipe de trois personnes comprenant la journaliste, senior foreign correspondant (l’équivalent de notre «grand reporter»), et deux journalistes producers (équivalent de nos assistants de production), un homme et une femme, qui tournaient également les images. Six mois d’organisation avant de lancer une mission de cinq jours dans les zones rebelles d’Alep.

«Convaincre la direction de CNN n’a pas été évident, confie la journaliste. Surtout un média très à cheval sur la sécurité comme CNN… Nous avons du nous conformer à une longue liste de pré-requis de sécurité, d’innombrables réunions pour organiser la mission…  Mais nous avions un « bon plan »… Et puis, en même temps…  ce n’est pas comme s’il n’y avait beaucoup d’autres journalistes qui voulaient y aller!»

«Nous avons travaillé complètement undercover: nous, les deux femmes, nous étions en niqab à l’arrière de la voiture, pour être les plus discrètes possible. Nous sortions de la voiture quand Bilal nous disait que c’était OK et que nous pouvions tourner notre séquence.»

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Des conditions de travail extrêmes, sous les bombes, avec des plateaux filmés où la journaliste n’a pas de temps à perdre à enlever son niqab… juste relever le voile qui lui cache le visage: «Les hommes n’ont pas cette possibilité d’être undercover, de se cacher avec un niqab… Là dessus, nous, les femmes, sommes avantagées sur ce genre de terrain!»

Mais davantage que l’enlèvement, le principal risque, selon la journaliste américaine, ce sont les bombardements aériens: «Là, vous ne pouvez rien faire. Si c’est pour vous, vous ne pouvez pas y échapper.» La tension ne s’arrête pas une fois sortie de Syrie. Depuis son témoignage en août, devant le Conseil de sécurité des Nations unies, sur l’horreur humanitaire à Alep Est, Clarissa Ward reçoit des milliers de messages de menaces et d’injures venant des réseaux pro-régime syrien.

Des balles dans le corps, un micro dans la main

Comment Clarissa Ward a t-elle rendu possible ce que tous les médias disaient impossible: aller en zone opposition, faire une série de cinq reportages en milieu urbain comme dans les campagnes, filmer des plateaux enregistrés, interviewer des civils, des combattants… sans perdre sa liberté et en rentrant en vie?

«Sans Bilal, cela n’aurait pas été possible. Quand vous allez dans ce genre d’endroits, vous devez travailler avec quelqu’un en qui vous avez totalement confiance, vous mettez votre vie entre ses mains.»

Ce Bilal, c’est Bilal Abdul Kareem, un journaliste américain dont l’accent new-yorkais ne laisse aucun doute sur ses origines, le long des rives du fleuve Hudson. Lorsque je parviens à lui parler sur WhatsApp –malgré un réseau très intermittent et les bombes qui tombent sur Alep Est, où il se trouve–, il m’apprend que cela fait déjà plus d’un an d’affilée qu’il travaille dans les zones d’opposition au nord de la Syrie. Il est le seul journaliste occidental à être «basé» sur le terrain. C’est lui qui a organisé la logistique, les contacts, les interviews de la mission de CNN. Il réalise aussi des documentaires pour Channel 4, la BBC, SkyNews…

Le secret de sa longévité?

«Allah me maintient en vie… Tu sais, j’ai des blessures par balle dans les bras, dans la jambe, ma voiture a été bombardée, mon bureau a été bombardé… Je crois que ça ne tient vraiment qu’à Dieu si je suis toujours en vie!»

En regardant les vidéos qu’il poste sur sa chaîne Youtube, tout athée qu’on est, on le croit volontiers. Comme cette vidéo, tournée le 31 août dernier alors qu’il emprunte le corridor de Ramouseh, brèche d’environ deux kilomètres de large ouverte par les rebelles dans le siège d’Alep, une des zones, si ce n’est la zone, la plus dangereuse au monde.

Amateur de comédie et «performeur» de stand-up sur des petites scènes new-yorkaises, Bilal Abdul Kareem se convertit à 27 ans, après avoir fréquenté une mosquée de son quartier à Brooklyn. Il dit ne pas avoir voulu être dépendant des traducteurs et interprètes du Coran et part vivre en Egypte, où il apprend l’arabe et étudie la religion, avant de venir commencer à couvrir le conflit syrien en 2012. S’il est mu par sa foi, c’est un constat bien pragmatique qui l’a poussé à créer son propre média en ligne, On the Ground News:

«Les gens sont lassés de la guerre en Syrie. Ils voient passer à la télé des sujets sur Alep bombardée tout en disant « Passe-moi les pommes de terre », ou ils zappent, tout simplement. Je n’ai pas la prétention d’intéresser le plus grand nombre, mais je peux fournir une couverture plus approfondie à la minorité de gens qui sont vraiment intéressés par le conflit syrien et qui veulent voir ce qui se passe côté opposition.»

Son équipe est composée de trois reporters à l’intérieur d’Alep Est, et quatre à l’extérieur. «Ma règle de sécurité de base, c’est de ne jamais dire où je vais, à personne.» Comment finance t-il son média en ligne? «On a que très peu de frais. La vie n’est pas chère ici, je n’ai pas besoin de payer de fixeurs, on fait tout nous mêmes. Je gagne de l’argent quand je travaille pour des médias “traditionnels”. De toute façon ce n’est pas comme s’il y avait des banques ici…»

Sans aller jusque là, des médias audiovisuels «traditionnels» parviennent à faire sortir des images d’Alep Est ou d’autres zones assiégées. La BBC, par exemple, travaille avec un réseau de stringers (des cameramen freelance syriens) à qui elle achète de la vidéo. La chaîne britannique a ainsi pu diffuser des images de l’arrivée des victimes de ce que l’ONU estime être très probablement une attaque au chlore, dans l’hôpital al-Qods d’Alep Est, le 10 août dernier.

Pour autant, la BBC assure prendre énormément de précautions avant de diffuser les images de stringers. «Nous avons toute une équipe de journalistes et d’enquêteurs spécialisés sur la Syrie qui s’assurent de la véracité des images, recoupent avec des sources locales, avant de diffuser quoi que ce soit», explique le correspondant de la chaine pour le Moyen-Orient, Quentin Sommerville. «Et nous refusons souvent d’acheter des images, même quand elles s’avèrent être un matériel audiovisuel légitime, pour des raisons déontologiques. Il ne faut jamais oublier qu’il n’y a pas de journalistes indépendants sur ce terrain, vous avez des « activistes média », c’est très différent.»

Ecole supérieure de journalisme de guerre

C’est justement pour pallier à ce constat que l’Agence France Presse forme depuis début 2013 des journalistes syriens aux standards d’objectivité et de déontologie. Ces journalistes sont aujourd’hui pigistes de l’AFP et font remonter l’information depuis toutes les provinces syriennes, qu’elles soient contrôlées par le régime ou par l’opposition.«Ce ne sont pas des journalistes-citoyens, qui peuvent être des militants, ce sont des journalistes à part entière, qui sont payés par l’AFP et signent leurs papiers. C’est une différence fondamentale», explique Sammy Ketz, directeur du bureau de l’AFP à Beyrouth. «Par exemple, en ce moment, on recherche quelqu’un sur Idlib, car on a le sentiment que c’est une zone qui va devenir de plus en plus importante, où vont aller tous ceux qui sont chassés d’autres zones d’opposition. Il va falloir le former entièrement.»

Si les correspondants syriens de l’AFP ne sont pas couverts par une assurance professionnelle, l’agence a pris en charge leurs frais de santé quand deux d’entre eux ont été blessés sur le terrain. Un a été transféré en Turquie pour être soigné, l’autre à Paris.

« Les parents de notre correspondant à Alep-Est, côté rebelle, Karam Al Masri, ont tous les deux été tués par la guerre. On est en contact permanent avec lui pour savoir comment il va, on lui dit quand ça bombarde trop “Ne sors pas, mets-toi à l’abri”, il faut aussi trouver les moyens de le payer [il n’y a plus de banques à Alep Est, ndlr]… Il faut qu’il sente qu’il fait partie de l’équipe, de la famille de l’AFP.»

Développer un réseau d’informateurs fiables sur le terrain, et le mettre à jour en permanence, au rythme des déplacements de population, des combats, de la mort de certains d’entre eux, parfois. Un exercice pour lequel la connaissance approfondie du terrain est indispensable. Hala Kodmani, de Libération, en est l’exemple: «Je suis franco-syrienne. Mon expérience du terrain, le fait que je parle arabe, font que j’ai des sources, des informateurs partout.» Cela lui permet aussi de se passer de l’inévitable Observatoire syrien des droits de l’homme., au sujet duquel elle tacle l’AFP au passage: «Quand l’OSDH publie, l’AFP fait une dépêche. Si l’OSDH ne publie pas, ils ne sortent pas de dépêche. C’est dommage qu’ils soient devenus si dépendants d’une seule organisation.»

L’Observatoire, dirigé depuis Londres par Rami Abdel Rahmane, Syrien sunnite opposant de longue date au régime Assad, est régulièrement étrillé pour la géométrie supposée variable des bilans humains qu’il publie sur son site. «Justement, insiste Sammy Ketz de l’AFP, quel meilleur gage d’objectivité que d’être critiqué à la fois par des belligérants aussi opposés que le régime et les rebelles? […] Nous vérifions régulièrement les chiffres qu’il avance avec les informations recueillies par nos informateurs sur le terrain, et c’est lui qui est toujours le plus proche de la réalité.»

Alors, comment faire mieux?

Au final, comment mieux couvrir le conflit le plus complexe que des journalistes aient jamais eu à couvrir? Nous avons recueilli les avis des uns et des autres, journalistes français, libanais, syriens, américains, anglais.

Voici ce qu’il en ressort: d’abord, mettre plus de moyens. Plusieurs rédactions ont doublé leurs efforts pour pouvoir faire face à ce défi. Le New York Times a recruté à temps plein des news assistants, des journalistes-enquêteurs rattachés à son bureau Moyen-Orient, qui travaillent à développer et maintenir à jour un réseau de sources fiables à travers le pays, comme Hwaida Saad, dont le journal décrivait le travail en février dernier: vissée à WhatsApp et Skype, des centaines de sources, allant de combattants de l’État islamique à des soldats de l’armée syrienne en passant par des bergers du désert… et une vingtaine de demandes en mariage à son actif.

«Lorsque je suis arrivée au poste de chef du bureau Moyen-Orient, mon prédécesseur, avant de mourir [Anthony Shadid, mort en Syrie en février 2012, ndlr],venait d’augmenter les effectifs pour répondre justement à la complexité croissante du conflit», explique Anne Barnard, chef du bureau du journal new-yorkais à Beyrouth. «J’ai réussi, malgré les pressions financières que connaissent tous les journaux, à garder ces effectifs. Résultat, avec deux correspondants, trois news assistants à temps plein et des journalistes sur le terrain en Syrie qui sont des contributeurs anonymes rémunérés, nous avons la chance d’être parmi les mieux armés pour maintenir une couverture extensive du conflit, côté régime comme côté opposition.»

Allouer une part plus importante du budget de la rédaction à la couverture de la Syrie… Plus facile, certes, quand on s’appelle CNN que France Médias Monde, qui dispose de 400 millions de moins, avec un budget de 248 millions d’euros par an en 2013-2014. Toutes les rédactions ne sont pas logées à la même enseigne.

«Il faut faire attention à ne pas relayer des clichés», insiste Hala Kodmani, citant comme exemple ceux diffusés par la «mouvance Chrétiens d’orient» et ses soutiens, sites de droite et d’extrême droite français mais aussi évangélistes américains et médias pro-russes. C’est le cas par exemple du «massacre», fin 2013, des chrétiens de Maaloula, dont la couverture a fait débat, comme le relevait à l’époque le site Arrêt sur images, et que certains n’hésitent pas à imputer… à l’organisation État islamique (par exemple ici et ici), pourtant pas encore constituée à l’époque. Et la méprise volontaire continue, comme le relevait la semaine dernière Nicolas Hénin sur Twitter.

Les journalistes syriens interrogés s’insurgent aussi de la disproportion de la couverture accordée par les médias occidentaux à l’État islamique par rapport aux autres groupes, aux autres enjeux. Un décalage qui frappe également les chercheurs spécialistes de la Syrie, comme Charles Lister du Brookings Institute de Doha:

«L’accession de l’État islamique à une place de premier plan et son extrême brutalité ont façonné les affaires internationales depuis la moitié de l’année 2014, mais je pense que les médias internationaux jouent un rôle déterminant dans cette proéminence, tout autant que l’État islamique lui-même. Les médias en général ont une responsabilité énorme d’éduquer et d’informer, mais très honnêtement, ils se sont montrés en quelque sorte obsédés par le côté gore et paillettes de l’EI.»

Le chercheur s’étonne par exemple de «l’absence quasi-totale d’attention médiatique»portée aux succès graduels mais déterminants du front Fateh al-Sham, ex-front al-Nosra, résultat de «l’approche discrète, méthodique et de long terme que poursuit al-Qaida en Syrie». Et conclut:

«En se comportant en Syrie selon un “pragmatisme contrôlé” et en s’intégrant aux dynamiques d’opposition et de révolution, le front Fateh al-Sham, et le front al-Nosra avant lui, ont réussi à rester “sous le radar”. Cela est particulièrement clair pour des gens comme moi, mais ce n’est pas une image assez “sexy” et esthétiquement dramatique pour être présentée dans les journaux télévisés.»

Quand une audience toujours plus fuyante est devenue accro au monstre Daech, comment s’en détourner? «Les articles sur Daech sont les plus lus, c’est aussi simple que cela»,soupire Anne Barnard du New York Times.

«Il faut absolument dire à nos lecteurs dans quelles conditions on travaille», recommande Sammy Ketz.«On ne tombe pas par hasard sur une brigade de l’armée syrienne.» Comprenez: on y est intégré par le ministère de l’Information dans le cadre d’un reportage autorisé par le régime. «On ne peut pas faire l’impasse là-dessus!» Vu les restrictions auxquelles font face les journalistes, chaque accès, qu’il soit accordé par l’armée syrienne ou par un groupe rebelle, a une raison politique. «Il faut dire à nos lecteurs: “Mon papier c’est celui-ci, je l’ai fait dans ces conditions, vous en tirez vos conclusions”.»

Embedded et circonstancié, c’est possible: «C’est pour que nous filmions ce genre de scènes que l’armée russe nous a conduit jusqu’ici, la liesse très organisée et pas très spontanée des habitants de ce village, libéré récemment… Tous des partisans de Bachar elAssad», explique Dominique Derda de France 2, dans son reportage avec l’armée russe en mai dans la région de Hama.

Il reste qu’aujourd’hui, il est toujours extrêmement dangereux de se rendre en Syrie.«Cela n’est pas rendu public, mais il y a encore des journalistes qui se font prendre en otage», raconte Bilal Abdul Kareem. À cause de son accès unique aux groupes rebelles, il est sollicité pour servir d’intermédiaire:

«Toutes les trois semaines, j’ai des gens qui me contactent pour me demander de les aider à faire libérer un proche… […] On n’entend plus parler de journalistes pris en otage ou décapités, donc les gens pensent à tort que c’est plus calme, et des journalistes décident de tenter le coup. Mais c’est une folie.»

De fait, sur le terrain, les exécutions de journalistes continuent. Fin juin, l’EI diffusait une vidéo intitulée «Inspirations de Satan», mettant en scène la mise à mort de cinq  journalistes-citoyens basés à Deir Ezzor, d’une façon particulièrement sadique et révélatrice. Parmi les cinq journalistes, deux sont tués par leur outil de travail: on voit le premier, Sami Joudat Rabah, 28 ans, journaliste indépendant, travailler sur un ordinateur, taper des communiqués sur la page Facebook de son réseau d’activistes. On remarque qu’il est enchaîné à cette table. La vidéo montre ensuite Mustafa Hassa, lui aussi journaliste indépendant ayant travaillé pour Human Rights Watch, en train de filmer depuis son balcon. Sa caméra est attachée à son corps. Puis la vidéo montre comment un dispositif explosif est monté dans l’ordinateur et, de la même façon, comment une bombe est posée dans la caméra. Successivement, la vidéo montre chacun des jeunes hommes tués par l’explosion de leur outil de travail. Faire mourir les journalistes par et pour leur activité journalistique: le message est clair.

Couvrir la Syrie dans toute sa complexité, mission impossible? «On est condamnés à essayer de faire mieux, mais sans envoyer plus de journalistes sur le terrain…», conclut Bilal Abdul Kareem. Cet article partait d’une frustration, elle risque de durer encore quelque temps.