Damas – Printemps 2011 22- De Palmyre au Bataclan par Charif Rifai

Article  •  Publié sur Souria Houria le 22 novembre 2015

Seul le silence porte éternellement une vérité absolue. La nôtre, vivants, est plus nuancée, elle contient encore des interprétations, des points de vue et des partis pris partisans. Les victimes, elles, n’en ont qu’une seule: celle de leurs corps-témoins,  celle du dernier regard échangé avec l’Autre/Victime, ébahi, interrogatif ; ou avec l’Autre/Assassin, déterminé, froid.

Entre nous et ces trépas, il y aura toujours un pourquoi impérissable qui tentera d’expliquer ce hasard espiègle épargnant les uns et s’acharnant sur d’autres. Qui ne s’est pas interrogé, qui ne s’est pas dit un  » j’aurais pu être là..  »

 

Eux étaient effectivement là, là où il ne fallait pas, donc partout, donc n’importe où, donc chez toi ou chez moi, tiens, et si on prenait un apéro? Et si on se fait un petit diner?

Un match ? Un concert ?  Un « truc normal» d’un vendredi 13, un « truc » qui ne devrait pas forcément conduire à la froideur d’une morgue.

 

Difficile d’adhérer à cette idée de croisement aléatoire des destins, à ce croisement des chemins qui a conduit ce soir- là cent trente-deux personnes et quelques centaines d’autres, blessées ou mourantes, à un point de passage, imposé par des tueurs, vers une destination céleste.

 

Et si c’était tout simplement ce carrefour de nos multiples vies qui était visé ? Qui est toujours visé?  Celui de ces identités multiples qui cohabitent et s’entendent tant bien que mal, et dont une certaine France connaît le délicat mélange.

 

Parlant du livre de Paul Veyne sur Palmyre, le limpide Mathias Enard évoque dans un article récent* ces « identités hybrides « , ce carrefour, « car Palmyre est un carrefour et va construire une identité de frontière » écrit-il.

Et de continuer:  » Les bustes des défunts, des milliers de portraits de femmes, d’hommes et d’enfants disparus en disent long sur cette mixité, sur cette ouverture à autrui dans la localité. Voilà sans doute l’irremplaçable trésor de Palmyre, une leçon pour notre siècle qui fabrique des ruines de ruines, alors que le petit théâtre de la cité sert de décor à des exécutions de masse et que son musée est transformé en prison »

 

Aujourd’hui, c’est un autre théâtre moins majestueux mais plus vivant, plus intime, un Bataclan qui est le dernier théâtre de l’absurde où l’on a joué une autre scène d’exécutions de masse. Ce n’était rien (coucou Brassens) qu’une ultime répétition de la camarde, encore une. La veille, il y a eu une camarde en Irak où les bombes humaines n’étonnent plus, et la veille d’avant Beyrouth, et avant la veille d’avant l’avion russe. Quant à la Syrie, devenue importatrice, exportatrice,  productrice de l’horreur, il faut remonter à une veille bien lointaine. Cinq années lumières. Le soir d’une nuit étoilée, d’un premier rêve de liberté avorté. Inutile de se le rappeler, les oubliées se ressemblent, les corps sans vie aussi.

 

Ce n’était rien que Paris. Quel est donc son trésor si ce n’est ce mélange extraordinaire de gens, de cultures et d’âmes; si ce n’est ces identités hybrides chères à Paul Veyne?  Paris est attaqué dans ce qu’elle a de plus cher: ses gens, nerveux, impatients, grincheux, pressés, râleurs, méfiants à satiété, souvent insupportables, parfois aimables… mais soudainement solidaires, cherchant à rassurer et à compatir. Le terrorisme n’a pas fait de distinction cette fois, ni juifs, ni blanc, ni noir, ni musulman,  juste humains supposés méritoires de châtiment, juste parisiens, et voilà que Paris se révèle autrement aux parisiens.

 

En dehors de toute condamnation, colère ou reproche politicien, c’est la quête d’ un visage, celui de l’humain dans sa splendeur, dans tout ce qu’il a de noble et de beau, et qu’il s’agit aujourd’hui de protéger.

Daech est un révélateur démoniaque, il met à nu les carences du militaire, du politique et du social. Il met en évidence les calculs mercantiles, les courtes vues, les alliances à multiples branches, compliquées et intenables. Daech ne peut vivre que sur tout ce qui  a échappé à nos sociétés, en éducation, en tolérance, en modèle social. Il sévit de la ghettoïsation de nos espaces perdus. Son modèle ne peut exister que dans l’annihilation de l’autre, n’importe quel autre. Il est la créature de la faille, Mossoul et Raqa en sont témoins. La normalité est son ennemi. En Irak, en Syrie ou en Libye, il n’a fait que récupérer les territoires de la faille despotique, et  celle des politiques erronées à commencer par celles des Grands Acteurs de la planète. Mais c’est loin de lui suffire. Il le sait, le jour où les scènes d’horreur qu’il manie à merveille, ne fascinent plus, il n’existera plus.

 

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Un journaliste qui a perdu sa femme dans le Bataclan, a écrit une tribune intitulée « vous n’aurez pas ma haine » et c’est douloureusement vraie. Sans doute avait-il un jour lu le « Petit Prince » plutôt que les manuels du djihad, et qu’il croit toujours en cette « Terre des Hommes »  où l’horizon enfante encore l’aurore et ce petit miracle qu’est la Vie.

 

*    Palmyre, oasis de larmes- Le Monde  29/10/2015

**  Antoine Leiris

source : http://www.mlfcham.com/index.php?option=com_content&view=article&id=1638:damas-printemps-2011-22-de-palmyre-au-bataclan-par-charif-rifai&catid=349:amour-et-developpement&Itemid=2176

date : 19/11/2015