Dégonfler la baudruche jihadiste – par Jean-Pierre Filiu

Article  •  Publié sur Souria Houria le 28 novembre 2014

La machine de propagande jihadiste tourne à plein régime, avec le soutien actif des grands médias occidentaux. Ceux-ci assurent en effet une diffusion maximale aux abominables vidéos enregistrées par les bourreaux, dont ils confortent les prétentions à se réclamer d’un « Etat islamique ». Pitoyable « état » qui n’est qu’une industrie de la terreur, dont les principales victimes sont musulmanes, arabes et sunnites.

Daech, l’acronyme arabe qu’utilisent Syriens et Irakiens, peut compter sur la dramatisation de nos médias en concurrence pour que son message mortifère pénètre au cœur de millions de foyers. L’ouverture du JT lui est assurée, les « alertes » succèdent aux scoops et l’escalade dans l’horreur se joue dans la course à l’audimat. Est-on plus informé après l’étalage de toutes ces abjections ? Bien sûr que non, car diaboliser Daech ne parvient au fond qu’à consolider son sulfureux prestige.

Se rappelle-t-on que, il y a quatre décennies, les groupes terroristes mettaient la vie de leurs otages dans la balance pour diffuser communiqués et revendications ? Aujourd’hui, les propagandistes de Daech voient agences et télévisions se bousculer pour relayer leurs menaces et amplifier l’horreur à l’état brut. En outre, la campagne en cours de raids aériens alimente juste assez d’agitation internationale pour que le recrutement induit de « volontaires » jihadistes compense très largement les pertes (toutes relatives) infligées à Daech.

Pour briser ce cercle vicieux, il est urgent de casser le discours triomphaliste de Daech, d’abord en accordant le moins d’attention possible aux bourreaux et à leur narcissisme meurtrier. En revanche, il faut donner la parole aux victimes syriennes et irakiennes de Daech, rendre une voix et un visage aux femmes et aux hommes qui ont souffert l’enfer d’avoir résisté au totalitarisme jihadiste.

Arte a fait oeuvre pionnière, le mois dernier, avec un document en ce sens d’Hala Kodmani, tourné dans l’extrême sud de la Turquie auprès des rescapés de Daech. http://info.arte.tv/fr/irak-du-chaos-au-califat Il faut multiplier les reportages sur la vie qui continue pour des millions d’Arabes, en sourde révolte contre la terreur de Daech au quotidien. Plutôt que de s’interroger sur le parcours de Maxime ou de Mickaël à longueur de manchettes, non sans risque de susciter de nouvelles vocations, il importe de marteler que Daech n’est qu’une phalange de gangsters et de soudards, véritable cauchemar des populations tombées sous leur coupe.

Il est également impératif d’offrir enfin une tribune à tous les renégats de Daech, ces égarés du jihad qui ont été plongés dans un tourbillon d’ultra-violence et en ont échappé souvent par miracle. Brisés par une expérience aussi traumatisante, culpabilisés par les horreurs dont ils ont au moins été spectateurs, ils sont les pires critiques de Daech, pour avoir payé au prix fort la révélation des turpitudes jihadistes.

Le plus grand atout de Daech est de se poser aujourd’hui en « winner », entre autres sur les réseaux sociaux, triomphant des autres Musulmans comme des « Croisés » occidentaux. Il faut dégonfler cette baudruche jihadiste et la ramener, grâce aux témoignages des victimes et des déserteurs, à ce qu’elle est : un ramassis de « losers », pas un démon insaisissable, mais une bande de misérables criminels, haïs et combattus par ceux dont ils se réclament pour mieux les massacrer.

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Jean-Pierre Filiu

Professeur des universités à Sciences Po (Paris), il est notamment l’auteur de « L’Apocalypse dans l’Islam » (Fayard, 2008), de « La Véritable histoire d’Al-Qaida » (Pluriel, 2011) et de « Je vous écris d’Alep » (Denoël, 2013)

L’Humanité, 26 novembre 2014