Deux camps opposés dans le conflit en Syrie autour d’un seul et même front, celui de la tyrannie – par Ratib Shaabo – traduit de l’arabe par Marcel Charbonnier

Article  •  Publié sur Souria Houria le 3 novembre 2015

Aux yeux des partisans du régime syrien, le tableau du conflit en cours en Syrie est simple : à leurs yeux, ce tableau ne comporte que deux éléments, deux camps : le régime et ses alliés, d’un côté, contre les ennemis du régime (avec toutes leurs nuances), de l’autre. L’État et ses institutions, d’un côté, et la destruction de l’État, de l’autre. Le régime contre l’anarchie, le pays contre la perdition du pays.
Rateb Chaabo

Il en va de même pour ceux qui veulent, par conviction, que soit appliquée la « loi divine ». À ceux-là, il semble que l’ennemi n’est pas seulement le régime, mais tout aussi bien la démocratie en tant que pensée et tous ceux qui la soutiennent ou la prônent, c’est-à-dire tous ceux qui (à leurs yeux) « ont donné la prépondérance à la justice des hommes sur la justice divine [shar3 Allâh] », pour reprendre l’expression de M. Zuhaïr Sâlim (du mouvement des Frères musulmans en Syrie).

Mais qu’en est-il de ceux qui ne veulent pas que ce régime se perpétue, mais qui ne veulent pas non plus voir s’appliquer ce que les islamistes appellent la « justice divine » ?

Qu’en est-il de ceux qui veulent renverser la clique du régime et construire un état de droit fondé sur les principes de la citoyenneté et de la démocratie ?

Qu’en est-il de ceux qui pensent que le conflit, aujourd’hui, oppose deux camps appartenant à un même front, celui de la tyrannie et du mépris des hommes, de leur liberté, de leur dignité, de leur sécurité et de leur pain quotidien, après que les deux principaux antagonistes du conflit se soient épaulés mutuellement afin de disloquer la dynamique démocratique à l’intérieur de la révolution ?

Qu’en est-il de ceux qui ne voient rien qui puisse distinguer ce camp-ci de ce camp-là dans le conflit, de ceux qui ne trouvent aucun équivalent réel de ce que l’on pourrait considérer être le « moindre des deux maux » ? Le conflit en Syrie n’est-il pas parvenu aujourd’hui à une situation où ce type de Syriens n’est pas reconnu, une situation dans laquelle soit vous soutenez le régime soit vous êtes du côté de l’une ou l’autre des catégories de djihadistes disponibles sur le marché ?

Devant cette situation calamiteuse, les démocrates syriens ont répondu de diverses manières. Certains ont choisi de s’engager dans les services de secours afin d’exprimer une conviction démocratique élevée au rang de l’humanisme ou d’exprimer leur compassion pour les victimes, loin de toute discrimination politique. D’autres ont choisi de se replier sur eux-mêmes afin d’exprimer leur défaite, au moins provisoire. D’autres, enfin, se sont engagés dans des formations politiques entièrement nouvelles très éloignées des deux antagonistes du conflit, mais tout aussi éloignées de l’efficacité et de tout effectivité.

Il y aussi une autre catégorie de Syriens qui pensent vraiment que la forme de gouvernement démocratique civil est la meilleure des possibilités dans les circonstances du conflit actuel, mais cela ne les a nullement empêchés de s’aligner (en paroles, tout du moins) sur l’un des deux pôles antagonistes. Ceux-là font face aux Syriens en proférant des clichés simplificateurs, inutilement déclamatoires et véhiculant des messages contradictoires. Ceux qui penchent du côté du régime balancent sur les Syriens des clichés déclamatoires disant en substance : « Ce n’est vraiment pas le moment des dissensions ni des critiques adressées au régime, car le pays est en danger : il y a une volonté extérieure turco-américano-émiratie qui vise à détruire l’Etat syrien, il ne s’agit donc absolument pas de régime corrompu ou non : tout ça, ça n’est qu’un prétexte pour détruire la Syrie ».

Cette généralisation conduit à des interrogations fort dérangeantes : pourquoi le peuple accepterait-t-il, après tous ces morts et toutes ces destructions, d’être dirigé à la baguette par ce même régime qui a entraîné le pays dans une telle catastrophe ? Les Syriens pourraient-ils accepter à nouveau un jour un régime qui a perpétré une tyrannie encore bien pire que celle contre laquelle ils s’étaient initialement révoltés ? Quelqu’un peut-il s’attendre à ce que les Syriens renoncent, après tout ça, à leur droit à la justice et la liberté afin de conserver ce qu’il reste de la Syrie, et ce, en conservant le régime ? Comment pourraient-ils accepter un régime qui a fait la guerre à son peuple avec ses avions et ses armes lourdes durant plus de quatre ans ?

Et, de l’autre côté, un autre cliché se manifeste, dont le contenu est celui-ci : « Le soutien à la Révolution est la pierre de touche de toute prise de position quelle qu’elle soit. Le conflit oppose tout simplement la tyrannie et un peuple qui aspire à la liberté ». Cette généralisation saute allègrement par-dessus toute la complexité à laquelle la situation syrienne a abouti, elle fait l’impasse sur des questions embarrassantes : « Où est, au juste, cette révolution que nous devons soutenir ? Par quoi se concrétise-t-elle ? Qui l’exprime : les forces djihadistes porteuses d’étendards noirs ? Le fait de soutenir, par exemple, l’Armée de la Conquête (Jaysh al-Fat7) est-il constitutif de l’apport d’un soutien à la Révolution ? Le discours sur la « révolution » ne ressemble-t-il pas furieusement au discours tenu sur le « peuple », ce concept indéfinissable mis au service d’un discours ni plus ni moins que démagogique ? »

Ces poncifs constituent un socle discursif sur lequel se fondent des démocrates syriens, soit qu’ils aient pris parti pour le régime, soit qu’ils aient rejoint les rangs des djihadistes islamistes. Dans tout cliché, il y a une tentative d’occulter le point où cela fait mal et de sauter par-dessus la complexité et les dissensions. Un cliché est comme le cri d’un aveugle qui refuserait de recouvrer la vue. C’est un cri poussé par ceux qui sont restés en arrière, mais qui nourrit un conflit devenu totalement stérile depuis que les démocrates syriens se sont dispersés et qu’ils ont échoué à constituer une force ayant un certain poids sur le terrain. Un conflit qui demeurera stérile tant que les Syriens continueront à être condamnés à cette polarisation nihiliste.

Et si la Syrie ne voit pas se lever dès aujourd’hui un pôle civil démocratique, il est vraisemblable qu’elle ne pourra sortir du cercle de feu dans lequel elle est enfermée avant longtemps.

source : https://hunasotak.com/article/18696?utm_source=Facebook&utm_medium=social&utm_campaign=1-1508ece4b8b

http://souriahouria.com/راتب-شعبو-يكتب-طرفا-الصراع-في-سوريا-جب/

date : 25/10/2015