Guerre en Syrie : Alep, une ville cruciale pour le régime de Bachar – par Elise Koutnouyan

Article  •  Publié sur Souria Houria le 12 mai 2016

Depuis le 22 avril, les combats faisaient rage dans la deuxième ville de Syrie. Mercredi soir, Russes et Américains ont annoncé l’entrée en vigueur d’une trêve. Décryptage.

Le 22 avril, le cessez-le-feu en Syrie mis en place le 27 février a volé en éclats à Alep. Lancée par les forces du régime, la reprise des hostilités dans cette ville septentrionale, la deuxième du pays, a fait au moins 285 morts, selon l’Observatoire syrien des droits de l’Homme (OSDH).

Sous la pression des Etats-Unis et de la Russie, Damas s’est engagé à respecter une trêve de deux jours jeudi et vendredi.

Guerre en Syrie : Alep, une ville cruciale pour le régime de Bachar
Depuis le 22 avril, plus de 250 civils, dont une cinquantaine d’enfants, ont péri, la majorité dans des raids menés par l’aviation du régime. Les photos de la ville syrienne témoignent de l’enfer vécu par sa population. Ici, dans le quartier rebelle d’al-Kalasa, après un raid aérien, le 28 avril. (AFP PHOTO / AMEER ALHALBI)

 

Jeudi 5 mai au matin, un calme régnait sur les quartiers est de la deuxième ville du pays, divisée depuis 2012 en secteurs rebelles et prorégime. Aucun raid aérien n’était à signaler sur la ville depuis l’annonce à 00h01 jeudi de l’entrée en vigueur de ce cessez-le-feu de 48 heures. 28 personnes ont toutefois étaient tuées dans des raids sur un camp de réfugiés, situé dans la province d’Idleb, à proximité de la frontière turque. Des réfugiés qui avaient justement fui Alep…

Mais dans la ville elle-même, de nombreux commerçants ont rouvert leur magasins après avoir été contraints de les fermer pendant plusieurs jours à cause de l’intensité des bombardements. Les marchés de fruits et légumes, dont l’un avait été visé par des raids qui ont fait 12 morts le 24 avril, ont également rempli leurs étalages.

La ville divisée en deux

Depuis juillet 2012 et l’offensive des rebelles contre Alep, la deuxième ville de Syrie est divisée en deux. Héritière après la chute de Homs du flambeau de « Capitale de la révolution », Alep est le fief de l’opposition.

La partie Est est tenue par les insurgés. Une quinzaine de groupes rebelles djihadistes, islamistes et modérés sont présents dans la ville.

Le secteur Ouest est sous contrôle des forces gouvernementales, aidées par ses alliés russes, iraniens et le Hezbollah libanais.

Les forces en présence

  • Le régime

Les forces gouvernementales pilonnent indistinctement les secteurs Est, aux mains des insurgés. Les alliés russes sont présents dans les airs mais aussi au sol. Plusieurs sources rapportent que la Russie a envoyé des mercenaires pour renforcer sa présence au sol, portant à 3.000 le nombre de soldats russes au service de Bachar al-Assad, selon « Le Figaro ». Le régime syrien peut aussi compter sur le renfort de combattants du Hezbollah libanais et de l’Iran, qui a envoyé des brigades de l’armée, des gardiens de la Révolution ainsi que des Hazara afghans.

  • Les rebelles

La présence de djihadistes comme le Front Al-Nosra, branche d’al-Qaida en Syrie, est exploitée par le régime syrien et ses alliés pour justifier une intervention. Pourtant, le Front Al-Nosra est moins présent que les groupes islamistes non-djihadistes. Enfin, l’opposition modérée compte plusieurs brigades dans la ville, notamment des formations proches de l’Armée syrienne libre. Le mardi 3 mai, une coalition de groupes rebelles, « Fatah Halab » (« la conquête d’Alep ») a lancé une offensive sur les quartiers pro-régime.

  • Les Kurdes

Des factions kurdes du YPG sont déployées dans le Nord d’Alep et occupent une place ambiguë dans le conflit. Christopher Kozak, de l’Institute for the Study of War (ISW) affirme que les forces pro-régimes coopèrent avec les Kurdes dans l’espoir d’encercler la partie nord d’Alep, comme elle avait tenté de le faire en février dernier. Pour les Kurdes, cette coopération vise à faciliter la prise de contrôle d’une zone continue le long de la frontière turque.

La bataille suprême pour Bachar al-Assad

« Pour Bachar al-Assad, il est très important de reprendre Alep car pour lui la Syrie, c’est Damas plus Alep, et il se voit comme le président de toute la Syrie », expliquait pour « France 24 » Fabrice Balanche, chercheur et spécialiste de la Syrie.

Dans un éditorial le 28 avril, le quotidien proche du régime « al-Watan » se faisait écho de cette détermination :

« Ce n’est pas un secret que l’armée syrienne et ses alliés ont préparé cette bataille décisive pour débarrasser Alep des terroristes. Elle commencera dans peu de temps et se terminera rapidement. »

Ce n’est pas la première fois que Bachar al-Assad tente de regagner le contrôle total de la ville. Début février, les forces du régime et ses alliés étaient quasiment parvenues à encercler Alep, après un assaut d’envergure contre les villes rebelles au Nord. Avant cela, l’armée syrienne s’était attaquée à l’automne 2015, aux positions tenues au Sud de la ville septentrionale. Ziad Majed, politologue libanais et enseignant à l’Université américaine de Paris, rappelle que « ça fait maintenant deux à trois ans qu’on se bat pour Alep. »

Pourquoi maintenant ?

Le 7 avril, profitant du cessez-le-feu, les monarchies du Golfe avec le soutien des Turcs ont remis aux insurgés environ 2.000 tonnes d’armes. C’est cette livraison qui aurait déclenché l’offensive du régime syrien avec son allié russe.

Trois jours après, le Premier ministre syrien Waël al-Halqi déclarait à l’occasion d’une rencontre avec des parlementaires russes à Damas :

« Avec nos partenaires russes, nous préparons une opération pour la libération d’Alep et l’arrêt de tous les groupes illégaux qui n’ont pas rejoint ou qui ont violé l’accord de cessez-le-feu ».

Dès mi-avril, des rumeurs faisaient plus largement état de préparation, du côté rebelle et gouvernemental, pour la bataille d’Alep. Sur place, médias locaux et observateurs avaient rapporté des mouvements de troupes syriennes, russes et iraniennes, tandis que l’armée russe indiquait l’arrivée massive de combattants du Front al-Nosra. La présence de ce groupe djihadiste, branche d’al-Qaida en Syrie, a servi de prétexte aux forces loyalistes pour briser le cessez-le-feu du 27 février, dont le Front al-Nosra est exclu.

Les enjeux de la bataille

Alep, capitale économique du pays, est la dernière grande ville divisée entre les rebelles et le régime. Sa reconquête est indispensable pour le régime et constituerait un sérieux revers pour les groupes d’opposition, tant du point de vue moral que tactique.

Sur le plan militaire, le contrôle d’Alep par les forces gouvernementales pourrait ouvrir la voie à d’autres avancées dans des provinces stratégiques comme Latakia ou Hama, analyse Christopher Kozak pour l’ISW.

D’autre part, la perte d’Alep par les rebelles pourrait pousser les groupes modérés à renforcer leur coopération avec les djihadistes du Front Al-Nosra. Or, une telle stratégie de survie compromettrait les chances de l’opposition modérée dans les négociations de paix.

En outre, la prise d’Alep « nourrirait le nihilisme des djihadistes, avec le sentiment que le monde abandonne les civils à leur sort », craint Ziad Majed, auteur de Syrie, la révolution orpheline (Actes Sud, 2014). Avec le risque que l’opposition se radicalise encore plus.

La Russie, arbitre de la bataille d’Alep

« Les Russes sont au premier plan de cette bataille. Ils veulent montrer leur capacité à reconquérir l’espace urbain en Syrie, et surtout préparer les nouvelles phases de négociations », analyse Ziad Majed. Plus que Bachar al-Assad, Vladimir Poutine est l’instigateur des combats, selon le chercheur. L’enjeu est de profiter de ces gains territoriaux pour peser sur la résolution diplomatique du conflit.

Et pour cause. La Russie est en position de force dans les négociations de paix. Le 30 avril, alors qu’Etats-Unis et Russie s’accordent sur une trêve, celle-ci exclut Alep : la Russie refuse de demander à son partenaire syrien de cesser les bombardements. Mardi 3 mai, Staffan de Mistura, l’émissaire de l’ONU sur la Syrie, s’est rendu à Moscou pour discuter d’un rétablissement du cessez-le-feu. Sans la Russie, impossible de conclure une trêve. Cette dernière n’a donc été annoncée que le 4 mai au soir. Le secrétaire d’Etat américain John Kerry s’est félicité d’une « étroite coordination avec la Russie » pour « surveiller » le silence des armes.

L’ambiguïté américaine

Toutefois, Washington, leader de la coalition internationale, ne conserve qu’une influence très limitée dans la région. En cause : la décision de Barack Obama de ne pas intervenir militairement et de se concentrer sur la lutte contre Daech. Ce choix, très paradoxal, montre ses limites à Alep, où les Américains laissent le champ libre à la Russie et à Bachar al-Assad.

« La Syrie commence à ennuyer Obama, car le conflit s’éternise », explique Ziad Majed.

Le chercheur dénonce l’inaction des Etats-Unis depuis 2013 et leur ambiguïté sur la réhabilitation de Bachar al-Assad.

Une crise humanitaire

Depuis la reprise des affrontements le 22 avril, on dénombre plus de 285 morts dont au moins 80 femmes et enfants, selon l’OSDH. Aucun quartier n’est épargné par les bombardements, alors qu’une stratégie globale de terreur met les civils en première ligne des victimes. Les Aleppins font face à de graves problèmes d’accès à l’eau et à l’électricité.

Pas moins de six centres médicaux ont été détruits ces derniers jours et il est devenu quasiment impossible de se soigner. Le Comité International de la Croix-Rouge (CICR) et Médecins Sans Frontières sont présents dans les zones sous contrôle gouvernemental et continuent à soutenir les équipes médicales présentes dans les quartiers contrôlés par les insurgés. Dans la partie Est, la situation humanitaire est encore plus détériorée. Mercredi, l’ONU a annoncé que le gouvernement syrien refusait d’y laisser passer l’aide humanitaire. Une « stratégie d’étouffement de la ville » selon Ziad Majed, qui affirme que le régime essaie de contrôler le seul point de ravitaillement alimentaire de la ville.

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Un possible afflux de réfugiés

La violence des combats et tirs, qui touchent les quartiers résidentiels et bâtiments publics dans toute la ville, pourraient pousser les habitants à fuir l’enfer. Mais coté rebelle, seule la route de Castello, qui permet de fuir vers la Turquie, est encore ouverte. « Un afflux massif de réfugiés vers les frontières turques » est à prévoir selon Ziad Majed.