Guerre en Syrie : « Ce qui se passe à Alep, c’est pire que Sarajevo » – Interview de Ziad Majed par Florian Reynaud

Article  •  Publié sur Souria Houria le 23 octobre 2016

Le politologue Ziad Majed ne voit « pas de sortie politique pour le moment » en Syrie. Notamment à cause de la passivité américaine.

Quelques jours après la reprise des bombardements russes et syriens à Alep, deuxième ville de Syrie, le Conseil de sécurité de l’ONU s’est réuni en urgence, dimanche 25 septembre, à la demande de la France, des Etats-Unis et du Royaume-Uni, qui ont accusé la Russie de « crimes de guerre ».

Pour Ziad Majed, politologue et professeur à l’université américaine de Paris, l’inaction des pays occidentaux renforce politiquement et militairement le régime syrien et son allié russe.

Quelle est la situation humanitaire et militaire à Alep aujourd’hui, alors que les bombardements ont repris de façon soutenue ?

Ziad Majed : D’un point de vue humanitaire, on sait la catastrophe que connaissent les populations civiles. Avec les bombardements, beaucoup de blessés ne peuvent pas trouver de centres pour se soigner. La destruction des hôpitaux, des convois humanitaires et des centres médicaux a pour objectif d’y rendre la vie impossible.

De plus, l’utilisation de certaines bombes, notamment par l’aviation russe, qui détruisent les abris souterrains où beaucoup d’hôpitaux de campagne et certains dispensaires étaient installés, menace tout ce qui reste de l’infrastructure sanitaire et de soins médicaux.

Sur le terrain, militairement parlant, les Russes couvrent l’offensive du régime dans la région de Handarat – l’ancien camp palestinien au nord-est de la ville. Le régime a pu progresser, et l’encerclement de la ville s’impose de plus en plus. Cela ne veut pas dire qu’ils vont pouvoir contrôler tous les quartiers est encerclés ou les banlieues de la ville. C’est un espace important, où il y a des milliers de combattants. Mais ils peuvent progresser et contrôler quelques rues, des axes très importants de la ville, et dire qu’ils ne sont pas loin de la reprise d’Alep, et entrer dans de nouvelles négociations plus favorables pour eux.

Le chef de la diplomatie française, Jean-Marc Ayrault, a comparé la situation d’Alep à celle de Sarajevo, en Bosnie. Cette analogie vous semble-t-elle juste ?

Je pense que c’est pire que Sarajevo. On fait cette comparaison par rapport au siège, et à l’incapacité de la communauté internationale de réagir à temps. Mais il est plutôt dans un scénario Grozny. Et si on parle d’un point de vue de droit international, et de la convention de Genève, ce qui se passe commence même à dépasser le cadre des crimes de guerre, ce sont presque des crimes contre l’humanité. Non seulement il y a des dégâts parmi les civils mais on est en train de viser de manière directe l’infrastructure qui permet aux civils de survivre s’ils sont blessés et on est en train de les affamer par le siège, de les brûler, etc.

Pourquoi la ville est-elle un objectif aussi stratégique ?

C’est la deuxième ville syrienne, et c’était la capitale économique du pays. C’est également la plus grande ville du Nord à proximité de la frontière turque. C’est un nœud de connexion pour le régime, son point le plus avancé dans le Nord. Si jamais Damas récupère Alep, cela sera une victoire symbolique très importante, parce que l’opposition avait considéré Alep comme un point de départ pour la libération du territoire. Si Alep tombe, cela va montrer aux opposants qu’ils n’ont aucune protection et que les Russes et le régime peuvent tout faire, qu’il n’y a pas de ligne rouge.

Pour quelles raisons la trêve prévue dans l’accord russo-américain du 9 septembre a-t-elle échoué ?

Une des conditions pour que cet accord fonctionne et passe à la deuxième étape ce n’était pas seulement le cessez-le-feu mais d’autoriser aux convois humanitaires et alimentaires d’entrer dans les zones assiégées. Le régime syrien a refusé jusqu’au dernier moment le passage de l’aide humanitaire jusqu’aux quartiers est d’Alep, les convois étaient bloqués à la frontière turque ou dans d’autres régions.

Puis, quand il y a eu l’initiative du Croissant-Rouge avec quelques organisations internationales de diriger un convoi du côté du sud-ouest de la ville, il a été bombardé. Il y a également eu le raid aérien américain à Deir ez-Zor qui a tué des soldats du régime dans une zone d’accrochage directe avec Daech.

La Russie et le régime de Bachar Al-Assad essaient-ils d’avoir une plus grande marge de négociation en progressant sur le terrain ?

Il y a une volonté russe de modifier non seulement le rapport de force mais toute la situation à Alep afin d’imposer plus tard des conditions politiques, au niveau des négociations avec les Etats-Unis.

A cause des Etats-Unis et de leurs hésitations, et à cause de l’absence de politique américaine dans le dossier syrien, les Russes arrivent à imposer leur stratégie. Si l’accord russo-américain fonctionne, il est très favorable au régime, car celui-ci n’est pas mentionné en tant que force responsable de crimes et d’actes terroristes dans le pays.

Par ailleurs, il crée, s’il y a une coopération militaire entre la Russie et les Etats-Unis, beaucoup de tensions dans le camp des opposants, qui doivent soit s’éloigner du Fatah Al-Cham (ex-Front Al-Nosra), soit rester dans une coopération militaire parfois obligatoire pour leur survie, mais se retrouver la cible de frappes aériennes.

Face aux Russes, les Américains sont très passifs, ne veulent plus s’engager d’une manière directe et se contentent de parler de processus politique, sans faire le nécessaire sur le terrain pour ne pas permettre à la Russie d’imposer son scénario.

Les Européens sont passifs également et les acteurs régionaux sont incapables à eux seuls de faire face au rouleau compresseur russe.

Reste-t-il aujourd’hui une porte de sortie politique ?

Cela devient de plus en plus difficile sans une réaction américaine et occidentale claire. L’objectif russe est de gagner militairement pour gagner politiquement. Jusqu’à maintenant, les réactions occidentales ne montrent pas de changement vraiment stratégique ou radical dans la question syrienne.

Non seulement il n’y a pas une volonté de permettre aux opposants d’avoir des armes capables de bloquer le régime, mais on négocie encore pour la négociation sans proposer plus. Il y a par ailleurs une impunité de la Russie et du régime. Donc je ne vois pas de sortie politique pour le moment.

 

Les quartiers rebelles à l’est d’Alep sont frappés par des bombardements très violents du régime de Damas et de son allié russe.