Histoire(s) de Daraya : 2001-2016 (Hors-série)

Article  •  Publié sur Souria Houria le 23 février 2016

En raison de l’actualité récente, la série « Histoire(s) de Daraya » se trouve quelque peu bouleversée. Le risque d’une reprise de la région d’Alep par les forces du régime syrien, soutenues par l’aviation russe, est désormais une éventualité à envisager. L’attention des médias y est désormais braquée, après avoir longtemps délaissée la Syrie. Toutefois le sort d’Alep et l’exode massif de sa population ne doit pas faire oublier que le conflit n’y est pas cantonné. D’autres villes sont également assiégées, parfois depuis plus de trois ans, comme c’est le cas de Daraya, où la situation humanitaire est tout aussi désastreuse. Toutefois elle ne bénéficie guère de l’attention de nos sociétés civiles. C’est donc dans le cadre d’un « hors-série » que Moataz Mourad, directement impliqué dans les événements de Daraya et déjà évoqué lors des premiers épisodes des « histoire(s) », tient à rappeler l’engagement de sa ville dans la révolution et les dangers qui la menacent aujourd’hui.

Histoire(s) de Daraya : 12

Daraya, icône de la révolution

Par Moataz Mourad[1]

Il y a cinq ans, le vendredi le 25 mars 2011, notre révolution contre le régime criminel de la famille al-Assad a débuté à Daraya. Une révolution pour la liberté du peuple syrien et pour sa dignité perdue. Nous aspirions à instaurer un nouveau contrat social et politique sur la base de l’égalité, de la citoyenneté et de la justice sociale. Nous sommes sortis ce jour-là manifester dans la rue après des jours de préparation et d’organisation. Nous étions plusieurs dizaines de jeunes hommes et femmes. Les moments qui ont précédé le premier cri de notre révolution ont constitué un summum de crainte, de défi mais aussi d’attentes. Notre premier slogan fut : « de Daraya au Horan, un seul peuple libre non humilié ; Dieu, la Syrie, la liberté et c’est tout ».

Deux jeunes hommes ont scandé ensemble ce premier slogan. L’un d’eux est aujourd’hui réfugié en France, où il poursuit des études prometteuses. Il a été contraint de quitter le pays par crainte d’être arrêté et à cause de poursuites incessantes. Le deuxième est Islam al-Dabbas, arrêté alors qu’il tentait d’offrir aux soldats une bouteille d’eau accompagnée d’une rose et de quelques mots les invitant à ne pas tuer et à cesser de contribuer à perpétuer l’injustice.

Islam, ce jeune innocent, avait été dépeint au sein des branches des mukhabaratet dans l’imaginaire de leurs subordonnés, dont une grande partie est alaouite, comme un criminel aspirant à leurs morts en raison de leur confession, qu’ils partagent avec une majorité des dirigeants militaires et sécuritaires. Islam est encore aujourd’hui détenu dans les prisons du régime, comme un grand nombre de jeunes de Daraya. Depuis cette date, le nombre de détenus et de disparus originaires de la ville a dépassé les 2200, sur une population qui comptait, en 2011, 250 000 personnes environ.

A Daraya, nous avons persévéré durant toute l’année 2011 et nous avons maintenu le cap de notre révolution pacifique. Nous avons porté très haut les valeurs de justice, de liberté, de démocratie, d’Etat civil et d’unité nationale, afin d’assurer un avenir meilleur à tous les Syriens. Nous avons écrit sur nos banderoles les slogans qui ont enflammé les sentiments de millions de nos concitoyens : « pacifique, pacifique, même s’ils nous tuent par centaine chaque jour ».

Mais, finalement, les agissements du régime ont été trop forts pour que nous soyons à même de contenir la colère. Le martyre de Ghiyath Matar, un des leaders de la jeunesse locale et de la révolution de Daraya, a constitué un point de rupture. Le régime l’a torturé à mort après l’avoir arrêté en compagnie notre ami Yahya Shurbaji lors d’une embuscade, le 10 septembre 2011. Notre capacité à empêcher la militarisation de la révolution à Daraya avait atteint ses limites. Nous étions démunis devant la colère provoquée par la monstruosité du régime envers tous ceux qui ont porté nos valeurs de paix et de changement. Dès 2012, des jeunes ont commencé à porter les armes afin de protéger les manifestations.

Cette militarisation s’est accompagnée d’erreurs plutôt habituelles quand des jeunes essayent de s’engager sans avoir d’expériences militaires. De fait, la ville est entrée dans un nouveau scénario. Le nombre des victimes avait à cette époque beaucoup augmenté et les forces de sécurité n’hésitaient plus à pénétrer dans les mosquées les jours de prières, les vendredis en particulier, tuant et arrêtant ceux qui s’y trouvaient, sans discrimination. En dépit de cette répression et de la militarisation conséquente de certains jeunes, la ville a connu une persistance du mouvement pacifique. Des militants ont organisé le 1 août 2012 une campagne pour la propreté, la protection et la sécurité civile, après que les services municipaux et la police eurent cessé de remplir leurs missions sous les ordres directs du régime, afin d’instaurer encore plus de chaos. Nous avons donc lancé cette campagne sous le nom : « Si la municipalité ne nettoie plus, la jeunesse s’en chargera ».

Les habitants ont accueilli ces campagnes du mouvement civil et pacifique par l’enthousiasme, la bienveillance et en y participant. Mais, de manière complètement disproportionnée, reflétant l’état d’hystérie avancée du régime, celui-ci a instauré un siège total de la ville à partir du 24 août 2012. Trois jours de bombardements intensifs ont suivi, tuant environ 150 personnes et blessant plus de 1500 autres, dont des femmes, des enfants et des personnes âgées. L’Armée syrienne libre a alors décidé de se retirer, espérant mettre un terme à la tragédie. C’est à ce moment que le véritable massacre, contre une population désarmée et innocente, a commencé. En trois jours, plus de 700 personnes ont été tuées. Les activistes basés dans la ville ont été en mesure de documenter précisément 537 victimes. Ils ont toutefois été incapables de recenser l’ensemble de ces crimes, l’état des corps empêchant toute identification, certains ayant été brûlés et d’autres soumis à d’insoutenables tortures.

L’absence criante d’organisation et de préparation, au niveau militaire notamment, a alors concentré les efforts. Afin d’éviter une répétition des erreurs passées, le conseil local de la ville de Daraya a été créé le 17 octobre 2012. Il comprend neuf bureaux civils (relations publiques – secours – médical – services …) et un dixième bureau, militaire. C’est l’une des seules expériences de conseil local en Syrie ayant permis de mettre les révolutionnaires « en armes » sous l’autorité des révolutionnaires civils. Cette formule a permis d’assurer rapidement une réelle coordination entre les efforts civils et militaires au sein de Daraya.

Le 8 novembre 2012, moins d’un mois après la création du conseil local, le régime a initié une nouvelle offensive contre Daraya. Il souhaitait diviser la ville en secteurs et la quadriller par des checkpoints, de façon à assurer la sécurité de l’aéroport militaire de Mezzeh et créer un glacis protecteur pour la ville de Damas, adjacente à Daraya.

Les images et les séquelles du récent massacre étant encore vivaces, l’Armée libre était contrainte de résister et de défendre la ville par tous les moyens. En quelques jours, plus de 200 000 habitants ont fui, par crainte d’une mort certaine en raison des bombardements ininterrompus et face à la probabilité d’une nouvelle invasion. Seuls 20 000 civils firent le choix de rester.

La ville a toutefois réussi à opposer une résistance légendaire face aux attaques successives du régime. Mais si elle a réussi à éviter une invasion, elle n’a pas pu empêcher des incursions et la mise en place d’un siège total et durable. Un grand nombre de ses meilleurs militants civils ont disparu ou ont été contraints de fuir. Il en est de même pour les combattants locaux. Ce n’est que grâce à une gestion rigoureuse des ressources alimentaires et énergétiques et à un rationnement des munitions que Daraya a pu résister jusqu’à aujourd’hui. En dépit des haines engendrées par le conflit et de la guerre terrible que le régime lui impose, Daraya a su se maintenir au rang des premières villes révolutionnaires. Les campagnes de résistance civique se sont ainsi poursuivies. Les plus importantes d’entre elles furent : « Histoire de l’espoir » et « Résilience de la révolution ».

Ces deux campagnes se sont principalement focalisées sur la dimension éducative et se sont attelées au nettoyage des rues, au revêtement des trottoirs aux couleurs de la révolution et à la réhabilitation de certains jardins. Des efforts ont aussi été entrepris afin de perpétuer la mémoire des martyrs et des détenus. Nous avons aussi contribué à la mise en place d’établissements d’enseignement supérieur. J’ai personnellement fondé l’Institut intermédiaire de Daraya, qui comprend des départements de sciences appliquées et un département d’études et de recherche qui prévoit des activités de colloque et des conférences. Mais la poursuite des campagnes militaires, l’intense bombardement et l’épuisement continu des ressources humaines, ne nous ont pas permis de commencer à travailler concrètement. D’autres jeunes ont tenté de créer un institut de sciences théologiques afin de combler le vide et de faire face à la radicalisation potentielle de certains jeunes suite à la montée en puissance des courants extrémistes religieux et politiques. Ce projet n’a pas réussi à démarrer non plus, pour les mêmes raisons.

صمود2Durant toutes ces années de guerre, toutes les formations politiques et militaires de Daraya ont continuellement déclaré qu’elles soutenaient et continuent de soutenir toutes solutions politiques honorables visant à mettre un terme au conflit. L’important est de préserver les droits et les libertés de tous, garantissant ainsi un avenir à nos familles et à tous les habitants. Mais malgré cela le régime n’a absolument rien modifié à sa stratégie, poursuivant sa logique sécuritaire et militaire de répression généralisée.

Lorsque je suis sorti de la ville pour accompagner l’équipe de négociation de Daraya à Damas, dans le but de discuter de l’établissement d’une trêve, nous sommes revenus avec la conviction totale que le régime ne cherche qu’à anéantir la révolution et détruire tout rêve d’un futur meilleur. Les officiers du régime ont refusé de satisfaire notre demande de libération des détenus politiques, y compris de manière progressive (le nombre de détenus originaires de Daraya était à l’époque de 1860). Il n’a fait que réclamer la remise de leurs armes par les rebelles, sans aucune garantie de l’occurrence d’un nouveau massacre et le retour de la persécution et de l’oppression.

Récemment, le terrain militaire a connu une nouvelle évolution. Avec le soutien massif de ses alliés et milices, le régime a été en mesure de séparer géographiquement Daraya de la ville de Mouadamiyat al-Cham, après trois mois de combats. Rien que sur ce front, le régime a lancé plus de deux mille barils et conteneurs explosifs. La seule route ouverte permettant l’approvisionnement alimentaire et logistique de Daraya a été coupée, après 1180 jours de siège – soit plus de trois ans. Durant cette période, il est tombé plus de 6025 barils et conteneurs explosifs, des centaines de missiles, dont certains balistiques, sur notre ville, la transformant en une ville fantôme.stats darayaL’unique but de ces opérations est de briser la détermination des milliers d’habitants civils qui ont refusé de quitter leurs terres ancestrales et qui insistent pour faire de Daraya l’une des villes modèles de la révolution syrienne. Une ville qui rassemble tout le peuple syrien, qui rejette l’extrémisme, le terrorisme et la guerre. Une guerre immorale qui a été initiée par le régime, soutenu par des forces toutes aussi immorales et obscurantistes venues du monde entier.

Nous ne cédons pas au mythe d’une conspiration internationale, sous les auspices des Nations Unies, qui viserait à déplacer et à tuer le peuple syrien en raison de sa volonté de changer le régime, présidé par une famille de voyous et de criminels. Mais la communauté internationale, par son attitude d’apparente neutralité et par son incapacité à agir en faveur d’un peuple qui a porté haut et fort et avec courage les valeurs universelles dont le monde entier prétend se réclamer, a eu l’attitude la plus lâche et a affiché une pusillanimité rarement vue jusqu’à présent.


[1] Moutaz Mourad, né en 1978, est diplômé d’ingénierie mécanique de l’Université de Damas. Il est marié et père d’une fille. Il travaillait dans l’industrie avant la révolution et était déjà impliqué dans des activités civiles au début des années 2000. Il a été incarcéré durant deux ans (2003-2005) en raison de sa dénonciation de la corruption et de son militantisme civil au sein des « Chebab de Daraya ». Au début de la révolution, il fut l’un des premier à appeler au changement et à la réforme, étant détenu à deux reprises. Il n’a pas quitté Daraya, où il œuvre à alléger les conséquences du siège total imposé par le régime. Il a notamment siégé au Conseil local de Daraya en tant que président du bureau des relations publiques.