Interview du Dr. Bassma Kodmani, ancienne porte-parole du Conseil National Syrien – par Dima Wannûs, de Orient Télévision – traduction de l’arabe (syrien) par Marcel Charbonnier

Article  •  Publié sur Souria Houria le 14 août 2015
Bassma Kodmani

Bassma Kodmani

Dayma Wannûs [DW] : Bonsoir, chers téléspectateurs ! Bienvenue dans cette nouvelle émission de notre série ‘Je suis de là-bas’ (’Anâ min hunâk) depuis Paris. Je suis heureuse d’accueillir mon invitée, la directrice de l’Initiative pour une Réforme arabe (Mubâdarat al-Islâh al-Araby), l’universitaire opposante syrienne Bassma Kodmani. Bonsoir, Dr Bassma ! [mn 1.00]

Bassma Kodmani [BK] : Bonsoir à vous !

DW : Dr Bassma, vous avez eu un engagement politique en tant que porte-parole du Conseil National Syrien [CNS], vous avez d’ailleurs contribué à le fonder. Vous êtes directrice de l’Initiative pour une Réforme arabe et aujourd’hui, vous êtes engagée dans le travail universitaire, n’est-ce pas ? Comment vous situez-vous, parmi ces trois domaines dans lesquels vous agissez ? [mn 1.30]

BK : En vérité, la plupart d’entre nous naviguent souvent, passant d’un domaine à un autre… Personnellement, je n’ai jamais cessé d’être une universitaire, une enseignante, mais surtout un chercheur, en particulier. Mais, lorsque je passe d’un centre d’intérêt à un autre… : c’est précisément lorsqu’on passe à autre chose que l’on découvre quelle peut être sa contribution réelle et quelle est sa véritable place. Je pense qu’il manque quelque chose à notre univers, à notre univers à nous, en particulier, oui, au monde arabe : c’est tout ce qui est susceptible d’alimenter le processus de la prise de décision politique. C’est sans doute le rôle que j’étais le mieux préparée à jouer, bien plus que je n’étais prête à mener des combats politiques… [mn 2.09]. Je ne considère pas que j’aie œuvré dans le champ politique lorsque j’ai rejoint l’opposition syrienne. D’ailleurs, je considérais celle-ci non pas en tant qu’opposition, mais bien en tant que Révolution… Pour moi, la Révolution était quelque chose de beaucoup plus important que tout ce que l’on peut regrouper sous l’étiquette ‘opposition’. L’opposition politique (au sens de l’opposition de partis politiques) n’a joué aucun rôle fondamental dans l’éclatement de la Révolution en Syrie, et lorsque nous avons pris la décision de créer un Conseil…

DW : … d’ailleurs, pour commencer, il n’y avait pas de véritable parti politique en Syrie ?!…

BK : … en fait, dans le mouvement qu’a connu la Syrie, effectivement, il n’y avait pas de partis politiques. L’idée, fondamentalement, n’était pas de créer un conseil politique (représentatif). Non, l’idée, c’était de savoir quelle pouvait être la structure (sa composition) la mieux adaptée pour soutenir la Révolution… [mn 2.54]. Ce qui était requis, c’est ce que l’on appelle le combat national, le combat patriotique et tout ce qui pouvait ressembler de près ou de loin à de la compétition politique ne pouvait qu’affaiblir le CNS.

DW :… mais qui y avait-il, comme compétiteurs, en Syrie – en dehors du Conseil National Syrien ?…

BK : [mn 4.01] … les membres du premier cercle (pour ainsi dire) qui a créé le Conseil National Syrien n’avaient aucune affiliation politique. Il y avait certes des tendances, des sympathies politiques, mais il n’y avait pas d’appartenance à des partis politiques (j’y insiste : non pas des appartenances politiques, mais des appartenances partidaires…). Mais des partis se sont joints au CNS, celui-ci pensant qu’il y gagnerait une représentativité plus large, et dans tous les cas davantage de crédibilité… Le  CNS pensait qu’il devait intégrer les partis politiques d’opposition qui existaient dans l’arène politique syrienne… Ces partis (comme les Frères musulmans, les signataires de l’Appel de Damas, etc.), à l’instar des coordinations populaires, ont donc été admis au sein du CNS, car celui-ci considérait que tous ces groupes politiques devaient être représentés en son sein. Notre plus grande victoire a d’ailleurs sans doute été d’avoir réussi à réunir et à englober tous ces partenaires… Mais en réalité, ceux-ci sont entrés dans le CNS en ayant des idées qui différaient entièrement des nôtres. Ces groupes (au nombre d’une quinzaine) qui se sont joints au CNS y sont venus dans l’idée qu’ils avaient un statut de partis politiques et une représentativité légitime du fait qu’ils étaient des partis d’opposition. Quant à nous… (je me mets dans la même position que ces groupes, mais en tant qu’individu). Moi, j’étais une personnalité indépendante venue au CNS avec d’autres et je ne pouvais pas entrer dans une quelconque compétition politique avec qui que ce fût. D’ailleurs, en tant que CNS, nous n’étions pas organisés politiquement. Mais il y avait aussi autre chose : bien entendu, j’aspirais à un rôle d’une autre nature, j’aspirais à jouer un rôle intellectuel [mn 5.28] pour ce groupe [qu’était le CNS]. L’on sait que la Révolution syrienne était en très grande partie spontanée, qu’elle n’avait pas d’encadrement intellectuel (ni d’encadrement partidaire, ni autre) – non pas politique, j’y insiste, mais intellectuel. C’était ce qui en faisait la particularité : c’était, en quelque sorte, sa marque de fabrique, son avantage – un avantage qui allait devenir par la suite son point faible, comme nous le savons désormais… [mn 5.48]. Ce que l’on pouvait attendre de toute instance s’étant créée afin de soutenir la Révolution syrienne, c’était qu’elle soutienne celle-ci intellectuellement, c’est-à-dire qu’elle en recueille les aspirations, les orientations, les mots d’ordre et les slogans et qu’elle en produise un projet, une stratégie (appelée à devenir au final une stratégie politique).

DW : Mais, jusqu’ici (dans notre entretien), vous semblez vous refuser à entrer dans les détails sur les raisons de votre  démission du CNS… Pourriez-vous me donner davantage de détails ? Peut-être ne désirez-vous pas en parler ? Nous avons entendu dire que vous auriez même parfois été en butte à certaines tracasseries… ?

BK : Bien sûr, des tracasseries, il y en a eu … Il y a eu aussi des tentatives de me diffamer. Mais aujourd’hui, je ne veux blâmer personne, car cela pouvait tout aussi bien provenir en réalité de l’extérieur du CNS, peut-être du régime… (je ne pense pas que le régime ait pénétré le CNS, mais il était bien capable de s’en prendre à des particuliers simplement désireux de s’exprimer, y compris à des particuliers n’appartenant à aucun parti politique).

DW : [mn 7.09] Le régime… Je veux dire… : le Conseil était infiltré ?

BK : Non… il n’y avait pas d’infiltration du CNS par le régime… : il s’agissait, de la part du régime, d’une opération de communication…

DW : Donc les tracasseries que vous avez subies n’avaient pas pour origine des personnes appartenant au Conseil ?

BK : Non… au sein du Conseil, il y avait certes des dissensions, mais il n’y a jamais eu un quelconque harcèlement. Il y avait des dissensions fondamentales autour des divers moyens d’action possibles, ainsi qu’autour des tournants majeurs dans le développement de la Révolution et, en particulier, je vais être franche avec vous, au sujet du passage de la révolution pacifique initiale à une révolution armée. J’avais un point de vue… ça n’était pas lié à la question de la nature pacifique ou non pacifique de la révolution, tel n’était pas le problème. Mais il y a eu des incidents… enfin, très franchement : je fais partie des gens qui ont décidé de ne pas parler de ces choses purement internes au Conseil…

DW : L’on dit qu’à l’époque de Hafez al-Assad, et cela s’est prolongé sous Bachar al-Assad, le rôle des femmes, que ce soit au Conseil du Peuple (« parlement ») ou dans les ministères, était un rôle purement formel. [mn 8.19]. Comme l’on dit aujourd’hui, « les femmes représentent la moitié des citoyens de la société », pour reprendre cette formule désormais largement galvaudée. Est-ce encore le cas, en ce  qui concerne la société syrienne, même après le début de la Révolution ?

BK : C’est assurément le cas, à mon très grand regret. Nous avons découvert à quel point la société politique masculine (et machiste) est encore extrêmement retardataire dans ce domaine. Je parlerais même à son sujet de manque de conscience politique : en effet, pour s’attirer des soutiens, la solidarité, la sympathie, le rôle de la femme est fondamental : [mais eux,] ils ne savent même pas être opportunistes et tirer parti de l’image de femmes qu’ils mettent dans une position un peu de « vitrine », mais dont ils ne savent pas tirer parti (à leur propre détriment) du rôle que celles-ci pourraient y jouer. Cette conscience [du rôle des femmes], ils ne l’ont pas, à l’‘insu de leur plein gré’. On dirait qu’il y a peut-être chez eux quelque chose de l’ordre de l’inconscient. Il y a chez eux de la misogynie : et, oui, au sein du Conseil, c’était aussi le cas.

DW : [mn 9.10] Vous en avez peut-être été également la victime ?

BK : Oui, c’est vrai. Aujourd’hui, il y a de réels efforts pour mieux conseiller les femmes. Celles-ci luttent pour s’imposer au sein de la Coalition, qui compte entre 20 et 30 représentantes. Cela ne m’incite pas à y retourner, mais c’est quelque chose que j’encourage, quelque chose qui s’est imposé aux membres (masculins) du Conseil : que ceux-ci le veuillent ou non, il faut qu’ils reconnaissent l’importance de cette voix à l’intérieur du Conseil. En effet, toute une partie de la société syrienne, en réalité, n’y est pas représentée. Mais il ne s’agit pas de visages avec des coiffures à l’occidentale : ça n’est pas une question d’apparence, ça n’est pas seulement la plus grande séduction de voix féminines. L’idée, c’est que des femmes soient à même de donner une image différente, une image autre, de présenter un autre visage de la Révolution syrienne et un autre visage des souffrances du peuple syrien, de ce qui doit parvenir au monde extérieur, car il est certain qu’une femme peut exprimer la dimension humaine mieux que ne le font des hommes – c’est d’ailleurs vrai dans toutes les sociétés humaines.

DW : [mn 10.20] Docteur, après votre démission du CNS, vous avez déclaré que l’une des causes de votre démission avait été le fait que le Conseil avait échoué à protéger les Syriens des massacres épouvantables qui sont perpétrés contre eux. Que peut faire la Coalition du peuple syrien, aujourd’hui, afin de les protéger ?

BK : [mn 10.37] La coalition est impuissante à protéger le peuple, et ce, pour deux raisons. La première raison, c’est le fait que les massacres qui sont perpétrés [par le régime] ont atteint un niveau tel que personne n’est en mesure de protéger le peuple : ni l’Armée syrienne libre, ni les forces islamiques, ni les forces non islamiques, ni les extrémistes [fondamentalistes]. Aujourd’hui, personne – aucun courant, aucun groupe – n’est en mesure de protéger le peuple contre les massacres du régime, contre ses barils de TNT, contre ses bombardements, etc. qui se produisent quotidiennement. Mais c’est là quelque chose dont on ne saurait blâmer la Coalition…

DW : … pourquoi, alors, avez-vous mis le Conseil en accusation à ce sujet ?

BK : Je n’ai pas remis le Conseil en question, à ce sujet. En réalité, celui-ci avait réclamé une zone d’interdiction aérienne afin que les civils soient protégés. Nous étions conscients du fait que ni l’Armée Syrienne Libre, ni aucune autre formation armée, n’avait la force militaire nécessaire pour être en mesure de dissuader le régime et de protéger les civils. C’est pourquoi le Conseil s’était effectivement orienté vers la demande d’une protection aérienne extérieure. La Turquie aurait pu jouer ce rôle, mais aussi d’autres pays. Il y avait un précédent, en Libye. Certains responsables du Conseil se sont enthousiasmés pour cette solution. Mais la réalité, c’est que le Conseil avait peur de formuler cette demande [d’exclusion aérienne][auprès des pays alliés]. Mais il était soumis à une pression extrêmement forte en ce sens de la part des civils, qui lui disaient : « Si vous nous représentez vraiment, alors vous devez exiger que nous soyons protégés ! ». Donc, nous exigions que les civils fussent protégés. Mais nous n’exigions pas directement l’imposition d’une zone d’exclusion aérienne, parce que la forme qu’auraient pu prendre ces mesures protectrices n’était pas claire. En réalité, la principale insuffisance [du Conseil] a résidé dans les relations avec les forces qui étaient apparues [sur le terrain] et qui avaient commencé à s’armer (cela a été un phénomène progressif : il n’y a pas eu quelqu’un qui aurait pris la décision que l’on allait passer du jour au lendemain à une révolution armée).

DW : [mn 12.42] … mais cela a découlé naturellement des massacres qui avaient été perpétrés ?…

BK : Bien sûr. Mais les dirigeants [du Conseil] eux-mêmes n’ont pas compris que le temps était venu de jouer leur rôle dans l’institutionnalisation de ce phénomène du passage à la lutte armée, qu’il fallait que celle-ci s’organise, qu’elle ait un répondant, un garant, et que celui-ci ne soit pas partisan, mais national, patriotique. Je considère que le principal échec [du Conseil] a été précisément dans ce domaine… [mn 13.12] Par conséquent, il s’est produit un hiatus entre ce qui se déroulait sur le terrain et l’opposition [syrienne], et ce, non pas parce que ses membres auraient fait partie de [l’opposition de] l’extérieur, mais parce qu’ils n’ont pas réussi à organiser cette relation [entre eux et les révolutionnaires sur le terrain].

DW : juste avant le début de cette interview, nous avions une conversation notamment sur la Coalition, et vous avez mentionné la nécessité d’une instance politique qui se tienne derrière la Révolution, qui la soutienne et qui la protège. Il faut qu’une telle organisation existe. Peut-être d’aucuns se posent-ils la question de savoir pourquoi cette institution est indispensable, y compris en premier lieu la Coalition, qui recherche désespérément toute forme d’aide et de soutien matériel, même si cette instance n’a aucune influence réelle à l’intérieur de la Syrie et même s’il n’y a pas eu d’établissement d’un lien réel entre elle et les combattants sur le terrain, et vous m’avez dit que, par le passé, le Conseil (et, aujourd’hui, la Coalition) n’étaient pas en mesure de protéger les civils contre les massacres. Quelle est, par conséquent, l’utilité de l’existence de cette entité politique ?

BK : [mn 14.20] théoriquement (disons) et politiquement, il y a un besoin impérieux que l’ensemble du spectre politique syrien soit représenté. Par conséquent, il était nécessaire, et il est encore nécessaire aujourd’hui, qu’il existe un organe politique global. Cet organe politique s’est formé avec [la création de] la Coalition,  mais il faut reconnaître que la Coalition a échoué à faire ce qui l’on attendait d’elle, à savoir apporter un véritable soutien (aux combattants) sur le terrain, leur donner des directives, formuler des propositions politiques réalistes : dans tous ces domaines, ses performances ont été extraordinairement médiocres. Ce que je dis, c’est que si nous ne disposions pas aujourd’hui d’une telle instance, nous rechercherions des instances alternatives à la Coalition : nous avons en effet besoin d’une instance politique. Aujourd’hui, je considère que la Syrie est comme une maison qui aurait perdu son toit…

DW : … et le peuple est abandonné à son sort…

BK : [mn 15.16] … n’importe qui peut entrer en Syrie, s’immiscer, soutenir qui il veut, s’opposer à qui il veut, entrer en concurrence avec qui il veut… en ne prenant en considération que lui-même et ses propres intérêts. Nous n’avons plus de toit. Ce toit, nous nous efforcions de le reconstruire au travers d’une instance qui fût représentative de l’opposition dans sa plus grande diversité et qui englobât bien entendu ses mouvements révolutionnaires. C’est effectivement ce qui s’est en théorie mis en place, mais cela n’a pas fonctionné de manière efficiente. C’est un peu comme un tableau, avec toutes les couleurs, mais il n’y a pas de moteur : il nous faut un moteur. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une voiture, pas d’un tableau abstrait… Mais cette voiture, elle n’a jamais avancé, malheureusement. C’est extrêmement regrettable. Mais jusqu’à aujourd’hui, tout le monde dit que la Coalition n’est pas efficace. Il faut le dire : c’est vrai, elle est dans une large mesure impuissante. Mais il y a des éléments exceptionnels à l’intérieur  de cette coalition, et nous aurions besoin d’une instance alternative, si cette Coalition devait cesser d’exister.

DW : [mn 16.14] : Dr. Bassma, vous êtes née dans une famille politisée, votre père a été ministre des Affaires étrangères…

BK : (sourire)… non, mon père a été ambassadeur [de Syrie] à Paris…

DW : ah oui : ambassadeur à Paris, excusez-moi… et vous avez quitté très tôt la Syrie, vous étiez encore très jeune. Beaucoup d’opposant syriens, eux aussi, ont vécu longtemps loin de la Syrie (contraints et forcés, bien entendu : ils ont vécu en exil). Jusqu’à quel point pensez-vous connaître le peuple syrien, être au courant de ses problèmes, de ses identités plurielles, de son caractère : jusqu’à quel point vous sentez-vous proche de ce peuple ?

BK : [mn 16.54] Il y a deux aspects : il y a les sentiments, et il y a la connaissance. J’ai avec ce peuple une relation émotionnelle et un profond lien social. J’ai des racines syriennes, et ces racines n’ont pas disparu : une partie importante de ma famille étant restée en Syrie, nous allions souvent rendre visite à nos proches, et même les régions où je n’avais pas de parents, j’allais les visiter, parce que j’avais toujours le désir de découvrir et de connaître davantage [le pays]. Mais en réalité cette société était pour ainsi dire figée, à cause du type de régime au pouvoir, et il était très difficile de s’identifier avec toutes [ses composantes]…

DW : … mais la société civile syrienne existait bel et bien ?…

BK : [mn 17.37]  Bien entendu, la société [civile syrienne] existait, bien sûr, on pouvait entrer en interaction avec elle. Mais il était très difficile de savoir quelles étaient ses capacités, comment elle pourrait aller de l’avant… Vous savez, la société syrienne a connu une réalité entièrement nouvelle à partir du moment où elle a commencé à « bouger », à se mettre en mouvement. Et c’est précisément ça qui a suscité chez nous, Syriens de la diaspora, ce sentiment que toutes les potentialités existaient dans la société syrienne. Nous savions que le peuple syrien était un peuple cultivé, politisé, conscient, divers, nous en connaissions la riche diversité, mais nous n’avions pas conscience du fait que cette diversité est un trésor essentiel que nous devons absolument préserver…

DW : [mn 18.23]… mais il me semble qu’après le déclenchement de la Révolution, de nombreux intellectuels, de nombreux opposants – l’élite, si vous voulez, l’élite de la société syrienne – étaient coupés de cette société, qu’ils étaient étonnés du fait que dans son immense majorité, le peuple syrien (ses 23 millions de citoyens) était par exemple conservateur ?

BK : C’est exact. Mais, personnellement, j’affirme qu’un bourgeois qui vit à Damas n’a pas plus de liens avec le reste de la population syrienne que moi, la Syrienne vivant en exil à l’étranger…

DW :… mais ce bourgeois damascène n’aura peut-être aucun rôle politique ?…

BK : [mn 19.14]… il n’aura pas non plus de rôle dans la Révolution, c’est exact. Disons que nous étions loin de notre société, que nous ne nous rendions en Syrie que d’une manière épisodique, mais que c’est la Révolution qui a rétabli notre relation avec des Syriens avec lesquels nous n’avions auparavant aucune sorte de lien (par exemple social ou professionnel) et soudain nous nous sommes retrouvés en interaction avec les habitants des campagnes entourant Idlib ou de la région d’Alep…

DW : … des régions qu’auparavant vous ne connaissiez pas… ?

BK : … avec la société, au plan très local,

DW : votre prise de connaissance de la région d’Idlib, par exemple, a-t-elle atténué à vos yeux le choc qu’a représenté sa libération par des éléments armés islamistes très majoritairement originaires de cette région ?

BK : [mn 20.10] la relation effective qui existait entre nous et les habitants nous permettait de recueillir en permanence leur avis, leur façon d’envisager les choses en ce qui concernait l’évolution sur le terrain. Nous avions avec eux des relations d’ordre social, d’ordre éducatif, d’ordre économique, également en matière de secours… : ces relations ont détruit toutes les barrières entre nous et nous étions en contact à tout instant, de jour comme de nuit. Par exemple, quand Idlib a été libérée, je suis entrée en relation avec des habitants de cette région directement…

DW : … pour connaître les détails ?…

BK : Oui, mais je voulais surtout connaître la manière dont ils envisageaient cette situation entièrement nouvelle pour eux et pouvoir transmettre, en la faisant remonter, leur vision des choses. Ce qui était important, c’était de se faire une représentation exacte de la révolution. Même lorsque, très rapidement, on a commencé à parler à son sujet de guerre civile, de conflit interconfessionnel, nous avons toujours fait entendre un autre son de cloches – c’est ce que nous faisons  encore aujourd’hui – à savoir que les choses n’avaient pas radicalement changé, que les groupes sociaux, localement, continuaient à penser selon les mêmes schèmes, qu’il n’y avait pas chez eux cet extrémisme et ce sectarisme dont continuaient à parler [les responsables de la coalition] [mn 21.23]. Nous étions en permanence avec les habitants sur le terrain et nous avions pour mission (c’est encore le cas aujourd’hui) de transmettre une représentation réaliste de la situation.  C’est sans doute cela qui a été notre contribution la plus importante.

DW : [mn 21.34] Revenons, si vous le voulez bien, à l’opposition politique. L’échec de l’opposition est-il dû au fait que celle-ci était en exil en dehors de la Syrie ? Même si de nombreux observateurs considèrent que le fait que la plupart des opposants aient été exilés à l’étranger contre leur gré depuis longtemps a peut-être été bénéfique pour l’opposition, en ceci qu’elle ne s’est pas imbibée de la pensée baathiste sclérosée et que ses membres ont été de ce fait davantage en mesure d’imaginer des structures institutionnelles et de s’en doter au moyen d’un travail collectif ? Mais malgré cela, l’opposition syrienne semble être en échec : pourquoi, à votre avis ?

BK : [mn 22.07] Il est certain que ceux qui ont vécu des expériences à l’étranger et qui ont travaillé dans diverses institutions ont une capacité d’organisation institutionnelle et une certaine efficacité. Les opposants syriens de longue date, mais qui n’ont quitté la Syrie que tout récemment, ont souvent une vision (comment dire ?)… intolérante vis-à-vis d’autres partenaires, y compris vis-à-vis d’autres membres de l’opposition…

DW : … et ce sont alors des dissensions, des rivalités,  des divisions qui se produisent…

BK : Malheureusement, nous avons encore une vision étriquée de la réalité. Or, cette réalité évolue extrêmement rapidement. Le réel exige (c’est peut-être parce que, pour certains d’entre nous, nous n’appartenons à aucun parti politique) que nous entrions en relations avec diverses composantes de ce peuple. Or, c’est là ce que nous n’avons pas réussi à faire. Nous ne sommes pas parvenus à entrer dans une relation saine avec ceux qui avaient fait défection, qu’il se soit agi de soldats, de responsables des services de sécurité ou de personnalités politiques.  Dans tous les domaines, celui qui faisait défection, nous le regardions avec suspicion : à nos yeux il restait lige au régime [mn 23.13].  Mais ces gens constituaient pour nous un nouveau « capital » qu’il aurait fallu que nous séparions définitivement du régime pour l’avoir de notre côté ! L’erreur que nous avons commise a été de ne pas entrer en relations avec eux et de ne pas travailler avec eux. De l’autre côté, avec qui travaillaient ces dissidents ? Ils se rendaient dans divers pays et ils livraient leurs connaissances à ces pays… mais ces informations auraient dû profiter à l’opposition, qui avait le plus grand besoin de savoir quelle était la stratégie du régime… [mn 23.36], ainsi que ses points faibles. Mais c’est ce que nous n’avons pas réussi à faire. Aujourd’hui, la situation évolue extrêmement rapidement. Il y a peut-être 80 % du peuple syrien qui vit dans la peur, en continuant à espérer la fin du régime, bien entendu (nous le savons, beaucoup de gens aspirent à cela), mais également dans la peur. [mn 24.02]. Notre rôle, aujourd’hui, en tant qu’opposition (bien entendu, il y a des groupes armés d’opposition sur le terrain, qui progressent), c’est de rechercher dès maintenant un accord politique, car nous encourons le danger de perdre le soutien d’une partie du peuple syrien.

DW : [mn 24.34] Pouvez-vous nous parler de la différence entre le ‘modèle syrien’ et les autres types de révolution arabe, ainsi que de votre vision de l’avenir de la Syrie (après une brève interruption – chers téléspectateurs, restez avec nous…) ?

… Nous voici de retour, chers téléspectateurs, en compagnie de Basma Kodmani. A votre avis, si nous parlons maintenant avec l’esprit sécuritaire, du point de vue des services de répression, des mukhâbarât, quelle différences faites-vous entre la situation syrienne et d’autres situations révolutionnaires, par exemple en Amérique du Sud ou en Europe orientale ?

BK : [mn 25.36] Eh bien, avec le niveau de violence auquel nous sommes parvenus en Syrie, avec les tueries massives dont nous avons été les témoins et, bien entendu, avec l’ampleur du drame vécu par les réfugiés et les personnes déplacées : c’est là quelque chose que nous n’avons jamais vu en Amérique latine, c’est plutôt le genre de situation que l’Afrique a connues, malheureusement. Nous n’aimons guère nous comparer aux sociétés africaines, que nous avons tendance à considérer arriérées par rapport à la nôtre, mais telle est pourtant la réalité : notre situation se rapproche de celle du Congo. Nous sommes sans doute proches de la situation au Burundi ou au Rwanda. Nous assistons à des massacres de masse perpétrés par les hommes de main des shabbîha [mn 26.23]. Cela n’a pas existé en Amérique latine. Bien sûr, il y avait des violences terribles et des exactions des services de renseignement et des services de sécurité. En ce qui concerne les prisonniers, nous atteignons des chiffres jamais vus, même, par exemple, en Argentine (avec au maximum 30 000 prisonniers). Mais, malgré cela, nous pouvons tirer profit de l’expérience vécue par ces sociétés de plusieurs points de vue. Tout d’abord, il y a le fait qu’une solution pacifique peut être le fait de gens ordinaires appartenant aux deux camps antagonistes. [mn 26.57] Par conséquent, nous avons besoin de mener une réflexion à ce sujet. L’obstacle auquel nous sommes confrontés est peut-être de fait une famille – une famille qui, de mon point de vue, fait tout pour faire échouer toute solution politique. Par conséquent, la recherche d’une solution politique ne saurait passer par un dialogue avec les dirigeants du régime actuel…

DW :… cela signifie-t-il qu’en profondeur, le problème, en Syrie, est un problème de personnes, et non pas un problème structurel ?

BK : … le problème est le problème posé par une instance sécuritaire qui a tenté de totalement déconstruire la société syrienne afin de la mettre au service de ses intérêts. Et cette tentative de remodelage de la structure sociétale a sans doute réussi, jusqu’à un certain point, à détruire cette société, à détruire les structures de cette société, mais elle n’a pas réussi à la réorganiser comme elle cherchait à le faire. Bien entendu, elle a commencé à la réorganiser afin de servir certains intérêts, au service de certaines composantes communautaires, mais le résultat, c’est qu’en réalité, aujourd’hui, la société syrienne est une société qui a perdu tous ses repères [mn 28.14], une société qui s’est caporalisée, qui s’est divisée, qui est rentré dans un long tunnel. Même le sentiment national est extraordinairement affaibli, non pas que l’identité nationale serait fondamentalement faible (par sexemple, je me souviens que celui qui a guidé la délégation des observateurs internationaux de l’Onu, le général Suwaïdi, avait fait une observation très intéressante tandis qu’il se déplaçait dans toutes les régions de la Syrie et qu’il prenait connaissance de la situation qui y régnait, il avait dit : « l’identité syrienne est une identité vivante, et c’est une identité évidente ».

DW : dans quel sens employez-vous cette expression d’identité nationale ? (malgré le communautarisme souvent évoqué ?)

BK : Non… ce dont je parle, c’est d’appartenance, d’appartenance à une entité politique et sociale, mais au premier chef à une entité politique, c’est-à-dire à une entité qui rassemble des populations différentes, avec leurs coutumes, des populations différentes, bien entendu, du fait de leurs confessions religieuses, différentes dans leurs orientations, mais des populations qui ont en commun leur appartenance à cette entité politique : c’est nous tous qui avons voulu cette entité politique : les alaouites, les druzes, les chrétiens, nous avons voulu en faire partie…

DW : oui, mais lorsque cette entité a disparu, les citoyens… ?

BK : … mais ceux qui ont voulu représenter cette entité, ce sont les services de sécurité : comment pourrait-on vouloir appartenir à un service de sécurité ? Comment quelqu’un voudrait-il appartenir à des services de renseignements criminels ? Comment quelqu’un voudrait-il appartenir à cette bande de corrompus ? etc.. C’est ce qui fait que le sentiment d’appartenance nationale est aujourd’hui tellement faible en Syrie[mn 29.53]. C’est de là qu’est venue cette situation de perdition que nous constatons chez certains, qui se sont mis à tenir des propos sectaires, alors que de toute leur vie ils n’avaient jamais eu de position communautariste, ou bien qui se mettent à susciter des questions oiseuses dont nous n’avons que faire. Nous (les Syriens), nous avons besoin d’institutions qui nous réunissent à nouveau. Ces instituions, ce sont notre armée (bien sûr, c’est notre armée qui doit assurer notre sécurité, en fin de compte – mais une armée qui soit politiquement neutre)…

DW : [mn 30.20] : c’est-à-dire que vous êtes en faveur du maintien de ces institutions, contrairement à ce qui s’est passé en Irak, où elles ont été largement éradiquées : le parti Baath, l’armée, etc… ?

BK : A chaque fois où l’on a détruit en particulier l’armée d’un pays et ses capacités en matière de renseignement, c’est-à-dire non pas ses capacités de contrôler la société, mais celles de surveiller les dangers qui le menacent, ce qui est quelque chose de normal et de tout à fait naturel, le pays tout entier s’est retrouvé confronté à un grave danger.

DW : [mn 30.54] … mais comment pourra-t-on conserver l’armée en Syrie ? Vous et moi, nous n’avons peut-être pas été directement victimes des agissements de certains membres de l’armée syrienne, mais [tel est bien le cas pour] la plupart des Syriens qui vivent dans les régions dévastées et assiégées, qui sont soumis aux bombardements dont se sont rendus responsables lesdits membres de l’armée… Il sera difficile de faire la part des choses, de déterminer qui, parmi eux, se sont effectivement souillé les mains du sang des Syriens volontairement et ceux qui l’ont fait parce qu’ils y étaient contraints ?

BK : [mn 31.30] Exactement. Je pense que nous sommes encore loin du temps où nous serons en mesure de faire la distinction entre ceux qui ont donné les instructions et les ordres et ceux [parmi les soldats] qui ont été obligé de les mettre en application et de pratiquer concrètement la violence. Tous les soldats qui ont fait défection, bien entendu, leur position a été (et reste) très claire. Mais il y a un très grand nombre de soldats qui n’ont pas fait défection tout simplement parce qu’ils n’en ont jamais eu la possibilité [mn 31.58], parce qu’ils n’avaient pas d’alternative, notamment aucune source de revenus alternative. Par conséquent, nous ne sommes pas en mesure de porter un jugement sur les gens : nous qui n’avons pas été soumis à une telle contrainte, nous ne pouvons pas les juger. Qui suis-je, moi, pour me permettre de condamner un soldat que ses camarades ou ses supérieurs auraient abattu s’il n’avait pas tiré sur des manifestants [pacifiques] ? Ces situations se sont produites dans toutes les régions du pays. Le temps de cette reddition des comptes viendra. Mais personnellement je pense que dès le début d’une solution politique, il est absolument indispensable que nous soyons suffisamment conscients de la nécessité de proclamer qu’il y a aura un programme de mise en application d’une justice transitoire qui rétablira tout le monde dans ses droits, qui rendra justice à tous ceux qui auront été victimes à différents degrés.

DW : [mn 32.40]… mais comment les victimes pourraient-elles pardonner ? Comment se réconcilieront-elles avec une armée qui a perpétré toutes ces horreurs ?

BK : C’est vrai, vous avez raison. Nous ferons la distinction entre ceux qui ont été directement victimes des services de sécurité et ceux qui ont subi les conséquences des destructions et de la tragédie syrienne. Il y aura une catégorie de personnes qui seront considérées comme des victimes (eux personnellement, et les membres de leur famille). Cette catégorie de la population sera considérée comme une catégorie fondamentale de la société à laquelle il sera de notre devoir de rendre justice par tous les moyens : à travers des procès, en leur accordant des compensations financières, en faisant apparaître la vérité et en rendant justice aux victimes en reconnaissant leur dol. Il existe différentes procédures de justice transitoire, mais nous n’en avons pas l’expérience, car nous n’avions jamais vécu ce type de situation.

DW : [mn 33.34] Travaille-t-on aujourd’hui, à des projets tels que celui-là, des projets auxquels, après votre démission de votre fonctions au Conseil National Syrien, vous travailleriez ? Comme vous l’avez indiqué, vous vous consacrez à votre travail universitaire et à des actions humanitaires. Ce travail dans le domaine humanitaire, notamment en matière de justice, afin d’aider la Syrie depuis l’extérieur, fait-il lui aussi partie de ces priorités ?

BK : Le travail dans le cadre de l’instauration d’une justice transitoire doit nécessairement être non seulement bien préparé, mais préparé dans les moindres détails. Mais il faut absolument qu’il y ait eu au préalable un accord politique et il faut qu’ait été proclamé le fait que ce programme de justice transitoire sera appliqué dans les faits. Mais cela ne se produira pas dès les premiers jours. Il y a des priorités. La première de ces priorités, c’est la protection de l’unité de la Syrie. Je considère que la Syrie est menacée de partition : il pèse sur elle un réel danger de disparition, c’est-à-dire un danger que, demain, toi et moi, nous ne soyons plus syriennes…

DW : … mais cela fera bientôt quarante ans que nous disons que la Syrie est divisée, la Syrie était divisée de manière tacite ?…

BK : [mn 34.50] Mais était-ce la réalité ? Personnellement, je ne le pense pas.

DW : Personnellement, je n’en sais rien. Mais il y avait des gens qui vivent en Syrie et qui considèrent que la région côtière appartient aux alaouites, que le Jebel druze appartient aux druzes, et Damas était elle aussi divisée entre quartiers chrétiens, quartiers alaouites et quartiers sunnites, et les relations n’étaient pas toujours cordiales, même s’il pouvait exister une amitié non dite ?

BK : [m 35.20] Je ne suis pas certaine que la situation que vous décrivez était effectivement présente dans les propos tenus par les gens au moment où la Révolution a éclaté. C’est aujourd’hui, que l’on peut entendre des propos de ce genre. Mais si vous le voulez bien, faisons la différence entre différents niveaux dans l’appartenance. Personnellement, j’ai mes racines à Damas, et précisément dans le quartier d’Al-Qaïmariyya. Ce quartier est considéré (à juste titre) comme un quartier sunnite, ancien, de Damas. Est-ce que j’en considère pour autant que les habitants d’autres quartiers n’appartiennent pas à la même patrie que moi, qu’ils ne sont pas syriens au seul motif qu’ils sont chrétiens (par exemple du quartier de Bâb Tûmâ) ou alaouites ?

DW : Certes, les circonstances ont changé. Mais peut-être est-ce le régime qui a voulu que les gens voient en l’autre un étranger.

BK : Cela montre l’influence de ce que l’on entend dire : cela finit par s’emparer de nos esprits. Je reviens à mon cas personnel. Je considère que mes racines sont claires : je suis originaire de Damas, d’un quartier bien défini de Damas. Mais mon appartenance nationale, mon identité, c’est impossible qu’elle soit une identité étroite : sunnite, par exemple, ou damascène ! Si mon identité était telle, j’étoufferais ! J’étouffe, si je ne peux me définir qu’en tant que damascène originaire d’un quartier donné. A mes yeux, ce type de discours n’existait pas, il y a de cela quatre ans. Il existe aujourd’hui, c’est certain : il est construit sur la peur et aussi sur la non-distinction entre ce que sont nos racines (l’appartenance à une famille, à une confession religieuse données : c’est quelque chose que l’on retrouve chez tous les peuples, y compris dans les pays européens avancés, par exemple),… mais nous construirons quelque chose de totalement inédit pour nous : notre vie en tant que citoyens, notre identité en tant que concitoyens. [mn 37.60] Ce type d’identité, nous ne l’avons pas encore édifié, jusqu’à maintenant. Nous en étions encore loin et nous avons continué à nous en éloigner au cours des quatre années écoulées. Il s’agit d’un domaine politique qui permettrait aux gens qui le rejoindraient de dire : « Il y a ici un nouveau domaine d’appartenance qui nous rassemble tous ». Alors qu’aujourd’hui, il n’y a rien qui réunisse les citoyens syriens.

DW : [mn 37.20]… mais, aujourd’hui, je comprends que vous n’êtes pas en faveur d’une légitimation du discours communautariste… Mais l’étape dont vous parlez n’est-elle pas inévitable ?

BK : Je reconnais ce qui est notre réel. Mais nous devons avoir une vision large des choses. Malheureusement, nous interagissons avec la question du communautarisme (ou des différences ethniques) comme si nous les voyions au miroir de l’Occident, ou de manière générale au miroir du monde extérieur. Celui-ci nous dit : « Vous êtes constitués de communautés différentes, de tribus, etc. : comment voudriez-vous avoir une identité nationale ? » Quant à nous, nous vivons cette réalité comme si elle avait été réimportée à la seule fin de nous doter d’une description de nous-mêmes. C’est indéniable : nous sommes une mosaïque. Mais cette mosaïque, nous en donnons  une description romantique [mn 38.08]. Ce dont nous avons besoin, c’est de définir quels sont les divers niveaux de cette identité, de cette appartenance. L’appartenance existe à divers niveaux : il n’y a pas une appartenance unique, il n’y a pas qu’un seul type d’appartenance. Dans toutes les sociétés humaines, il existe une telle diversité. Comment les différents pays l’ont-ils vécue ? Personnellement, au cours d’un travail de longue haleine effectué dans le cadre de mon action pour une réforme arabe, nous avons identifié que le problème de la diversité de nos sociétés est essentiellement un problème de bonne gouvernance : cela relève de la responsabilité de l’Etat, et non de celle des diverses composantes de la société, qui peuvent être ou non tolérantes les unes vis-à-vis des autres. Cela relève de la responsabilité du pouvoir, avant tout. Nous avons mis sur pied un projet consacré à la gestion des diversités dans les sociétés arabes. Nous avons constaté que lorsqu’il y a une bonne gouvernance, il existe un espace pour les cultures des différentes ethnies et des différentes communautés religieuses, il y a l’égalité, il y a la reconnaissance des apports historiques de toutes les composantes de ces sociétés, et un espace leur est accordé pour qu’elles puissent s’y exprimer. Dans un tel contexte, les rapports entre les diverses communautés sont des rapports normaux, les choses se passent bien. Il ne surgit aucun problème, aucun conflit personnel autour de la question de savoir : « quelle est au juste mon identité ? ». [mn 39.40]

DW : Docteur Bassma, partagez-vous ce sentiment que les Occidentaux ont tout simplement trahi les Syriens ? Ou bien considérez-vous que la responsabilité incombe entièrement aux Syriens eux-mêmes (je veux dire aux Syriens de l’opposition politique) ?

BK : [mn 39.44] : Une chose est sûre : l’Occident a trahi le peuple syrien. Cela ne fait aucun doute. Tout ce que nous avons trouvé, c’est un peu d’empathie lorsque des réfugiés syriens ont fait naufrage et se sont noyés. Mais aujourd’hui, même ce genre de chose ne fait plus les gros titres des journaux dans les pays occidentaux. Par conséquent, je pense qu’en tant que Syriens, nous ne devons pas rejeter sur autrui le fait que nous n’avons pas reçu d’aide ou de compassion : nous devons tout simplement retirer les leçons de cet état de fait, faire retour sur nous-mêmes et nous dire que nous, les Syriens, nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes dans le monde, à la fin des fins. Personne d’autre ne nous sauvera. Personne d’autre ne viendra nous sauver de ce criminel, de ce sauvage [Bachar al-Assad, ndt], de ce régime

DW : Alors que lui, il a des alliés déterminés à le sauver… Il semble que même les pays amis du peuple syrien n’ont pas tenu leurs engagements autant que l’ont fait l’Iran, le Hezbollah et la Russie vis-à-vis du régime…

BK : [mn 40.48] : C’est sûr. Tout cela est vrai, c’est la douloureuse réalité. Mais je le dis : personnellement, j’ai changé, j’ai reconnu ce qui est la réalité. Nous ne pourrons pas bâtir d’avenir politique tant que nous n’aurons pas reconnu ce qui est la réalité. Cette réalité est bel et bien là : l’Amérique nous a trahis, l’Occident nous a trahis. Les pays arabes et les pays de la région ont joué chacun le rôle correspondant à ses intérêts, mais c’était là quelque chose de naturel, et nous n’avons pas à les en blâmer. En revanche, nous devons nous reprocher à nous-mêmes de ne pas avoir été capables de construire un projet à 100 % syrien. Bien entendu, aujourd’hui, nous n’avons pas toutes les cartes en mains. En effet, les pays qui se sont immiscés afin de soutenir le régime ont totalement faussé l’équation : nous ne sommes pas en mesure de résister à un régime que soutiennent de telles forces. Mais ce que je dis, c’est qu’au minimum notre vision (de l’avenir) doit être une vision syrienne. Si notre vision n’est pas à 100 % syrienne, la Syrie est perdue.

DW : Mais est-ce possible ?

BK : Bien sûr, c’est possible !

DW : [mn 41.54] Le peuple syrien est-il encore un seul et même peuple ? Vous avez évoqué l’identité nationale syrienne, cette identité nationale perdue… ?

BK : Je considère qu’il y a encore en Syrie des nationalistes (patriotes) dont certains sont restés jusqu’ici totalement muets. Je considère que le peuple syrien, de manière générale, mais même des intellectuels, des gens fortunés, des pauvres, des ruraux et des habitants des villes, les Syriens sont sentimentalement très attachés à la Syrie. Nous devons prendre ce concept de syrianité seulement en tant que concept, et nous devons bâtir à partir de lui une vision, et ce n’est qu’après cela que nous pourrons aller voir les pays étrangers et leur dire : « Aidez-nous à mettre en application cette vision, cette représentation que nous nous faisons de nous-mêmes », nous ne devons pas attendre cela des autres pays. Cette leçon, nous l’avons retirée de la situation qui avait prévalu en Bosnie. Les Bosniaques ont vécu ce que nous sommes en train de vivre aujourd’hui : cinq années de massacres perpétrés par des troupes serbes et par le criminel Milosevic. Les Bosniaques avaient le sentiment (justifié) d’être des victimes que l’on brutalise, que l’on massacre, dont on détruit les maisons, etc. Le monde a continué pendant cinq ans à fermer les yeux sur les horreurs en Bosnie ou, tout au plus, à s’intéresser à ce pays, mais pas d’une manière sérieuse. Cela, jusqu’au jour où les puissances ont décidé que le jour était venu de mettre un terme au conflit en Bosnie. Les Occidentaux sont alors allés trouver les Bosniaques et ils leur ont demandé quelle était leur vision de l’avenir. Or, les Bosniaques n’en avaient aucune. Ils sont restés trois, quatre ans, à s’en remettre à autrui, sans avoir la moindre représentation de leur propre avenir…

DW : [mn 43.16] Vous comparez l’avenir de la Syrie à la situation de la Bosnie après le conflit ?

BK : Bien sûr. A propos de la Bosnie, il y a eu un accord international qui n’était autre qu’une sorte d’accord de cessez-le-feu, avec seulement quelques dispositions. Et on a appelé cela les Accords de Dayton. Dayton ne ressemblait en rien au peuple bosniaque, cet accord ne pouvait s’appliquer au peuple bosniaque et son régime politique est resté paralysé plus de vingt ans à cause de cet accord. Quand je pense à cet accord, je me dis que nous autres, les responsables (oppositionnels) syriens, nous devons entrer en relation avec ces gens qui gardent le silence parce qu’ils ne peuvent exprimer leur désaccord avec les crimes du régime. Il est impossible qu’un régime tel que le régime Assad ait encore un véritable soutien en Syrie. Il peut y avoir des gens censés qui continuent à travailler avec ce régime, il y a aussi, bien sûr, des gens qui ont des intérêts en commun avec ce régime, mais qui ne sont pas prêts à le défendre. Peu importe : mettons les opportunistes de notre côté ! Mais si nous nous dotons d’une vision du futur de la Syrie, nous, les Syriens, nous serons les seuls à même de sauver celle-ci. Nous serons les seuls à pouvoir la sauver. Cela exigera du courage, une action sage et réfléchie et la définition de bases extrêmement claires : quelles sont l’énergie, les assurances, les accords auxquels nous pourrons parvenir tous ensemble qui nous permettront de nous débarrasser du système actuel.

DW : [mn 44.42] Malheureusement, notre émission touche à sa fin… Mais je n’ai pas posé la question de savoir quand nous pourrons retourner en Syrie, car c’est une question dont personne ne connaît la réponse. Mais je vous demande tout de même si vous êtes effectivement optimiste quant à l’avenir de la Syrie ? Nous savons que les révolutionnaires, sur le terrain, ne libèrent pas des régions de la Syrie à la seule fin que nous, nous puissions retourner en Syrie, mais que bien entendu, ils combattent pour faire eux aussi partie d’une nouvelle Syrie future. Quelle est votre vision de l’avenir de la Syrie ?

BK : [mn 45.20] Tout d’abord, je n’ai pas perdu espoir, certainement pas. Ce que je dis, c’est que nous devons faire tout notre possible afin de pouvoir dire, même au cas où nous échouerions, que nous aurons fait tout ce que nous étions en mesure de faire pour la Syrie. Troisièmement, je crois en la politique. C’est une solution politique, c’est la vision politique d’une solution qui déterminera les fondements de la société syrienne future. Si nous parvenons à un accord politique, les extrémistes d’aujourd’hui ne trouveront plus de justification à leur action – un accord politique qui comportera une dimension sécuritaire et militaire, c’est indispensable, nous en avons besoin. C’est alors que l’extrémiste n’aura plus aucun rôle, il sera marginalisé. La société ne voudra plus entendre parler de lui s’il s’entête à vouloir poursuivre le combat armé. Le peuple veut la paix, il veut retrouver une situation normale, une vie normale, il veut pouvoir retourner chez lui. La vision politique de la solution au conflit permettra de renouer les liens avec l’ensemble du peuple et elle marginalisera tous ceux qui ne veulent pas de solution en Syrie.

DW : [mn 46.16] Merci beaucoup, Dr Kodmani, pour cette rencontre. Depuis Paris, chers téléspectateurs, dans l’attente de nous retrouver la semaine prochaine, je vous dis « au revoir ! ».

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source : https://www.youtube.com/watch?v=m2YEnYnJc3k

date : juillet 2015