Jours de trêve à Alep par Mustapha Mohamas

Article  •  Publié sur Souria Houria le 12 mars 2016

Par Mustapha Mohamad, correspondant du journal «Sada al-Sham» («l’Echo du Levant») — 10 mars 2016 à 19:41 (mis à jour à 20:31)

Dans les quartiers Est d'Alep, début 2016.

Dans les quartiers Est d’Alep, début 2016. Photo Tamaddon

Dans la plus grande ville syrienne, plongée dans l’intolérable quotidien des femmes et des enfants, qui vivent dans la peur malgré l’accalmie.

«Vive la Syrie et à bas Assad !» disait une banderole le 4 mars sur la Place Bab al-Hadid, à l’entrée de la vieille ville d’Alep, où des centaines de manifestants pacifiques ont resurgi. Intitulé «Vendredi de la révolution continue», selon la tradition de 2011 de choisir un slogan pour la journée de protestation, il aurait pu s’appeler «Vendredi de la résurrection». Près d’une centaine de localités syriennes ont ressorti les drapeaux vert et rouge de la révolution, et pas un seul drapeau noir des jihadistes n’était visible. Des rassemblements festifs ont été rendus à nouveau possibles depuis le 27 février par la trêve des combats et surtout des raids aériens sur les régions contrôlées par l’opposition syrienne.

«Quelle trêve ?» dit, d’une voix fatiguée et sceptique, Suha Samaan. «Les chasseurs russes survolent encore et franchissent le mur du son à grand fracas plusieurs fois par jour. Je ne suis toujours pas rassurée quand je vais au marché faire les courses», explique cette mère de quatre enfants âgée de 39 ans, qui vit dans l’une des rares maisons encore debout du quartier en ruines d’Al-Qatarji, dans l’est d’Alep. Son extrême pauvreté et l’absence de lieu d’accueil ailleurs l’ont obligée à revenir ici alors que son mari travaille à 70 kilomètres de là, à Gaziantep, en Turquie. Elle l’avait rejoint l’année dernière mais, au bout de six mois, la famille ne pouvait survivre avec le salaire modeste et les prix élevés turcs.

Classe en sous-sol

Suha a tenté bien des solutions depuis juillet 2012, quand une grande moitié d’Alep est passée sous le contrôle de l’insurrection syrienne et sous le feu des forces du régime. Lorsque les combats se sont intensifiés, elle s’est installée pendant plus d’un an dans son village natal, à une vingtaine de kilomètres au nord d’Alep jusqu’à ce que cette région se retrouve, fin 2014, régulièrement bombardée par l’aviation. Pour que ses enfants, et surtout son fils unique Mahmoud, 15 ans, poursuivent leur scolarité, elle a déménagé à la rentrée 2015 dans la partie ouest d’Alep, contrôlée par le régime. Mahmoud a été admis dans un collège en troisième. «Là encore, le loyer était trop cher et je n’arrivais pas à m’en sortir», raconte Suha. Au bout de trois mois, nouveau retour à la case départ dans la vieille maison. «Mais je continue à veiller sur Mahmoud pour qu’il poursuive ses études à la maison parce que les examens du brevet ne sont pas loin et il faudra qu’il aille les passer de l’autre côté de la ville. Les diplômes délivrés par les autorités de l’opposition ne sont reconnus qu’en Turquie»,souligne-t-elle.

L’éducation est un problème majeur pour la partie d’Alep gérée par l’opposition syrienne. Le conseil civil local en a fait une priorité en réhabilitant les écoles et en payant des salaires à quelque 5 000 enseignants. Mais les établissements ont été souvent visés par les forces du régime. Résultat, beaucoup de mères ont contracté une «phobie des écoles», selon Hana Kassab, responsable de l’association Femmes de Syrie, qui précise : «La plupart hésitent à envoyer leurs enfants à l’école, préférant garder un enfant vivant et ignorant plutôt que mort et éduqué». Des organisations de la société civile, animées par des femmes, se sont même mises depuis deux ans à ouvrir des classes dans les sous-sols.

La situation s’est encore détériorée ces dernières semaines puisque, après l’escalade des attaques de l’aviation russe, le risque d’un encerclement prochain d’Alep par les forces pro-régime a fait fuir des milliers de familles. Il en reste encore 50 000 environ, qui vivent dans des conditions intolérables en l’absence des services vitaux et du fait de l’augmentation des prix des denrées alimentaires.

«La pompe est en panne»

Comme tous les matins, Suha va au puits avec deux gros jerricans vides. La Direction de l’eau du gouvernement de Damas a en effet coupé depuis trois mois l’eau potable dans le quartier d’Al-Qatarji. Devant la source gérée par le Conseil local, elle trouve une foule inhabituelle de gens énervés. «La pompe est en panne», lui dit un homme en passant. Suha ira frapper chez sa voisine, qui a les moyens d’acheter les 500 litres d’eau minimum vendus et livrés par des fournisseurs ambulants privés, pour 500 livres syriennes (1 euro). «On a tellement de mal à trouver et transporter l’eau qu’on fait attention à chaque litre consommé», dit Hana Kassab. «Nos mains sont usées par la lessive !» ajoute-t-elle avant de rigoler : «Je dis ça comme si on pouvait utiliser des machines, alors qu’on n’a même pas d’électricité.»Les habitants d’Alep peuvent se fournir en électricité en achetant des «ampères» auprès de commerçants qui ont installé de gros générateurs dans les rues de la ville. Un «ampère» coûte l’équivalent de 3,50 euros et permet d’avoir le courant pour une semaine à raison de cinq à sept heures par jour. «Quel que soit le prix, je suis obligée de le payer, dit Suha, pour que mes enfants puissent travailler leurs leçons. J’économise sur tout le reste.» Hana Kassab explique aussi que «la majorité des mères seules, surtout les femmes de martyrs [tués au combat ou dans les bombardements] n’ont pas les moyens de se payer l’électricité et se sont habitués à s’éclairer à la bougie. Elles n’arrivent même pas à nourrir leur famille.» Son association s’occupe de distribuer tous les mois des packs alimentaires aux démunis, fournie par des organisations humanitaires, mais pas suffisamment pour couvrir tous les besoins. «Des dizaines de veuves viennent nous supplier tous les jours de les aider, mais nous sommes débordées.»L’association Femmes de Syrie organise par ailleurs des formations à l’intention des femmes privées de revenus : ateliers de couture, de préparation alimentaire, de coiffure ainsi que de l’alphabétisation. Les possibilités de gagner sa vie deviennent de plus en plus difficiles quand la pauvreté se généralise. «C’est si douloureux pour Alep, qui a toujours été célèbre pour son activité artisanale et commerciale et qui était la capitale économique du pays !» soupire Hana. Dans la cité dévastée par quatre ans de toutes sortes de bombardements, huit hôpitaux fonctionnent encore dans la partie de la ville contrôlée par l’opposition.

Ils ont été souvent touchés par les raids aériens, mais surtout ils manquent cruellement de médecins et de personnel soignant. «On a connu une nouvelle hémorragie ces dernières semaines», explique le Dr Abdesalam, responsable du département médical dans le Conseil local d’Alep. «Avec le risque d’un encerclement imminent de la ville, plusieurs médecins sont partis pour mettre leurs familles à l’abri. Dans le même temps, la fermeture du passage frontière de Baba al-Salameh avec la Turquie et les combats le long de la seule route qui relie Alep à sa région nord, ont bloqué l’arrivée de matériel médical. Le siège a en fait commencé avant qu’il ne soit effectif !» commente le médecin. Parmi ceux qui ont anticipé l’encerclement, il y a aussi les commerçants profiteurs qui ont augmenté leurs prix. «C’est la loi de la guerre», ajoute Suha, résignée. «Toutes les difficultés ne sont rien à côté de la terreur des enfants quand ils entendent l’avion s’approcher. L’eau, la nourriture, les écoles… tout est gérable à côté de nos nuits déchirées par le son des bombardements et des sirènes d’ambulance !»

Malgré le scepticisme de Suha, la plupart des quartiers d’Alep vivent un répit relatif depuis une dizaine de jours. Ainsi, mardi, les manifestants ont pu sortir à nouveau dans les rues de la ville brandissant le vieux slogan «Le peuple veut la chute du régime !» Après cinq ans et des dizaines de milliers de morts, dans les ruines d’Alep, un recommencement précède l’inconnu.

(Traduit de l’arabe)

Mustapha Mohamad correspondant du journal «Sada al-Sham» («l’Echo du Levant»)