La bataille des corridors noirs – par Moiffak Hassan, consultant pétrolier

Article  •  Publié sur Souria Houria le 13 mars 2016

Russie, Iran, Arabie Saoudite, Qatar… Derrière le conflit syrien se joue une vive concurrence entre ces exportateurs d’hydrocarbures. Téhéran, Riyad et Doha veulent traverser le pays pour fournir l’Europe.

Le Moyen-Orient regorge d’hydrocarbures : il renferme au moins 48 % des réserves pétrolières mondiales et 42 % du gaz. La Syrie compte peu en raison de sa faible production mais pourrait être un couloir clé pour des oléoducs et gazoducs arabes et iraniens à même d’approvisionner le marché européen. Cette donnée est essentielle pour comprendre le conflit qui ravage le pays.

Un champ pétrolier  à Jazel, près de Palmyre, en mars 2015. Le régime syrien a repris la zone à l’Etat islamique. 
Un champ pétrolier à Jazel, près de Palmyre, en mars 2015. Le régime syrien a repris la zone à l’Etat islamique.  Photo STR.AFP

Aujourd’hui, la production journalière syrienne a fortement diminué en raison des opérations militaires et du manque d’entretien des installations. Elle est estimée à 25 000 barils de pétrole (385 000 en 2011) et 10 à 12 millions de mètres cubes de gaz. Depuis 2014, la plupart des gisements syriens se trouvent dans la zone contrôlée par l’Etat islamique, les régions de Deir el-Zor et de Palmyre, et la région de Roumeilan, contrôlée par les Kurdes. L’essentiel de la production pétrolière est écoulé par l’organisation terroriste dans les zones sous son contrôle, au prix très lucratif du marché noir.

En revanche, le gaz est vendu par l’Etat islamique au régime syrien contre la fourniture d’électricité. L’implication de tiers acteurs dans ce marché de troc n’est plus un secret pour personne. Selon le témoignage, en février, du procureur général de Palmyre (aujourd’hui réfugié en Turquie), l’accès des ingénieurs et techniciens russes aux champ et complexe gazier de Twinan, construit par la société russe Stroytransneft, est assuré avec l’accord et la protection de l’Etat islamique. Stroytransneft est détenue par l’oligarque russe Guennadi Timtchenko, représentée en Syrie par la société Hesco. Cette dernière est la propriété de l’homme d’affaires syrien George Haswani, qui assure la représentation de la société russe en Syrie et le lien avec le régime de Damas.

Mais le principal enjeu est stratégique : le territoire syrien pourrait représenter un couloir clé pour des oléoducs et gazoducs arabe et iranien vers l’Europe. En 2009, le Qatar a proposé à la Syrie la construction d’un réseau via l’Arabie Saoudite et la Jordanie afin d’acheminer son gaz vers ce marché. Plus tard, en 2011, sous la pression de Téhéran, son allié, Damas a remplacé la proposition qatarie par un projet de gazoduc iranien reliant la République islamique à la Syrie en passant par l’Irak.

Cette rivalité entre Etats pétroliers, avec les enjeux économico-stratégiques que représente la région, était en arrière-plan dès l’origine du conflit syrien. Un palier important a été franchi avec l’intervention musclée de la Russie, faisant courir le risque d’une escalade du conflit. En 2015, les Etats-Unis et l’Arabie Saoudite étaient les premiers producteurs mondiaux de pétrole, avec 11,5 millions de barils par jour chacun, suivis par la Russie. Mais Riyad et Moscou sont les premiers exportateurs, les Etats Unis restant, en net, importateurs. Les exportations moyennes-orientales et russes de pétrole (27 millions de barils par jour), essentiellement vers les marchés européens et asiatiques, pèsent très lourd dans les balances commerciales de ces pays, souvent plus de 80 % du montant total de l’ensemble de leurs exportations.

Manque à gagner

Déterminées à protéger et augmenter leurs parts de marché à tout prix, l’Arabie Saoudite et la Russie se livrent depuis quelques années une compétition sans merci pour produire et exporter toujours plus, générant un déséquilibre de l’offre et de la demande couplé à une guerre des prix, d’où la chute vertigineuse du prix du baril. Il faut noter qu’une baisse de 50 dollars représente un manque à gagner quotidien d’environ 400 et 350 millions de dollars (360 et 310 millions d’euros) respectivement pour l’Arabie Saoudite et la Russie. S’agissant du gaz, l’Europe et la région Asie-Pacifique constituent les débouchés les plus importants pour la Russie et le Moyen-Orient.

Les fournitures russes représentent 40 % (150 milliards de m3/an) de l’ensemble des livraisons par gazoduc à l’Europe et Moscou n’entend rien céder de sa part de marché à d’autres fournisseurs potentiels comme l’Iran, le Qatar ou les pays limitrophes de la mer Caspienne (Azerbaïdjan et Turkménistan). Ces marchés sont dominés par des contrats à long terme de vingt à trente ans, complexes, conclus entre opérateurs historiques (producteurs et consommateurs) souvent en position de force et dont la conclusion demande de longues périodes de négociations allant de cinq à quinze ans, ce qui rend très difficile l’entrée de nouveaux acteurs. La dépendance gazière de l’Europe va continuer à croître dans les prochaines décennies et la question de la capacité d’approvisionnement de la Russie doit être posée. Ses gisements vieillissent et l’exploitation en mer arctique est moins sûre aujourd’hui car celle-ci exige des investissements exorbitants, d’où la nécessité pour l’Europe de diversifier ses sources d’approvisionnement. Un producteur comme le Qatar, troisième réserve mondiale, a un potentiel d’exportation plus élevé que la Russie du fait de sa faible consommation intérieure, et pourra à terme prendre la relève des fournitures de gaz norvégien et hollandais, en déclin en raison de l’épuisement de leurs gisements (Troll et Groningen).

L’Iran, autre acteur régional, possède autant de réserves gazières que la Russie, mais celles-ci sont très peu développées pour l’exportation en comparaison avec celles des voisins qataris et des pays limitrophes de la mer Caspienne. L’acheminement des hydrocarbures issus des gisements enclavés de la région de la mer Caspienne et de l’Asie centrale par oléoduc et gazoduc vers le marché européen passe par le Nord-Caucase, le Sud-Caucase puis la Turquie. Le couloir syrien, à travers l’Irak déjà sous son influence, concrétiserait pour l’Iran la continuité géographique de l’arc chiite, un pont de pénétration idéologique et économique vers la côte méditerranéenne, séparant symboliquement la Turquie des Etats arabes sunnites du Sud.

Les gazoducs en Europe et au Moyen-Orient

Dépendance

Afin de contourner l’Ukraine, la Russie a construit en 2009 avec l’Allemagne un double gazoduc passant par la mer Baltique (North Stream) d’une capacité de 60 milliards de m3/an pour fournir l’Allemagne et l’Europe du Nord. De plus, Gazprom a lancé en 2012 les premiers travaux pour la construction du South Stream, d’une capacité de 63 milliards de m3/an, qui devait traverser la mer Noire en passant par la Bulgarie pour fournir le marché du sud de l’Europe. Il s’agissait de prendre le continent en tenaille, d’accroître sa dépendance au gaz russe et de concurrencer d’autres projets de fourniture depuis la mer Caspienne via le gazoduc transanatolien (Tanap-TAP), en construction par un consortium de sociétés occidentales avec l’Azerbaïdjan et la Turquie. Le South Stream visait aussi à tuer dans l’œuf d’autres projets envisagés pour fournir le marché européen à partir des gisements qataris ou iraniens par gazoduc à travers la Syrie. Malgré les pressions exercées par la Russie par des voies bilatérales, la Commission européenne n’a pas validé le projet South Stream, estimant qu’il violait les règles anticoncentration européennes. Il a été annulé en décembre 2014. La Russie est revenue à la charge en juillet 2015 en proposant un autre projet de gazoduc à la Turquie (Turkish Stream) passant par la mer Noire et l’Anatolie. Ankara, déjà engagé dans la construction du gazoduc transanatolien, a décliné l’offre, une fois encore.

Intérêts

Ces ratages répétés ont porté un coup très dur aux ambitions géopolitiques du président Poutine. On notera la concomitance de ce dernier refus turc avec l’entrée en guerre de la Russie en Syrie et l’animosité de Moscou envers Ankara. Poutine a réussi à diffuser un pur mensonge, largement repris par les médias occidentaux, prétendant que la famille d’Erdogan était impliquée dans un trafic de pétrole syrien avec l’Etat islamique. De plus, pour boucler la boucle et préserver ses intérêts gaziers en Méditerranée orientale, la Russie, à travers la société Soyuzneftgaz, a signé en 2013 un accord avec la Syrie, sans passer par le processus habituel d’appel d’offres, pour explorer l’offshore syrien. Gazprom a pris en outre une participation dans le développement des gisements de gaz découverts dans l’offshore israélien et la commercialisation d’une partie de la production de l’Etat hébreu. Poutine aurait déclaré pendant sa visite en Israël, en 2015, que la présence des ingénieurs et techniciens russes sur les plateformes protégerait les installations contre d’éventuelles provocations des pays voisins. Les Russes et les Iraniens sont fortement impliqués dans le conflit syrien au côté du régime, alors que leurs intérêts sur le plan pétrolier et gazier sont objectivement concurrentiels. Cela laisse présager des différends politiques à courte échéance.