« La conscience réelle de la menace de Daech reste à construire » – interview de Jean-Pierre Filiu – par Malo Tresca

Article  •  Publié sur Souria Houria le 19 juillet 2016

Quelle est la capacité de nuisance de Daech dans le monde ?

Jean-Pierre Filiu : La menace terroriste s’intensifie : à la lecture des événements des trois derniers Ramadans, la tendance est même affolante. Le Ramadan de l’année 2014 a été celui de la territorialisation du « califat » de Daech, notamment en Irak et en Syrie.

Celui de l’année 2015 a été marqué par une série d’attentats, dont le principal à Sousse, en Tunisie, où 36 touristes, majoritairement britanniques, ont été tués, mais également au Yémen et au Koweït.

Celui de cette année est de loin le plus meurtrier : il y a d’abord eu la fusillade d’Orlando provoquant la mort de dizaines d’Américains, puis celle des deux policiers français à Magnanville, mais aussi les attentats à l’aéroport d’Istanbul et en Irak.

Cette guerre contre Daech est la première du genre à être menée sans ressources humaines du renseignement, sans espions infiltrés sur le terrain. Or, à l’inverse, Daech est totalement infiltré dans nos sociétés, la preuve en a encore été donnée à Nice.

La conscience réelle de Daech et de la menace – perturbante parce qu’inédite –, qu’il représente reste à construire dans le monde dans lequel nous vivons. Face à ces attaques, les dirigeants des pays frappés ont plus gesticulé qu’agi. Les États-Unis ont même agité après la tuerie d’Orlando le spectre des « loups solitaires », un concept qui révèle un grave déni de la réalité. Le loup solitaire n’existe pas : il s’agit d’une formule créée par des lobbys de sécurité pour justifier leur légitimité à suspecter tout le monde ou par des services de renseignements défaillants qui ne veulent pas admettre qu’ils ont échoué à démanteler un réseau.

En creusant derrière une action qui pourrait apparaître dans un premier temps comme le fait d’un attaquant isolé, on finit toujours par trouver un donneur d’ordre. Le nier ne fait que renforcer, dans les rangs de Daech, le sentiment que l’organisation a réussi à semer le trouble au cœur même de son ennemi.

Cette recrudescence des actes terroristes est-elle liée à la lutte contre Daech qui s’intensifie sur le terrain ?

J-P. F. : Contrairement à ce qui est relayé en Occident, Daech entretient un sentiment de puissance, fondé sur sa capacité d’initiative. Il faut rappeler que les territoires de son soi-disant califat ont été conquis en l’espace de quelques semaines seulement. Face à cela, l’action de la coalition, malgré tous les moyens qu’elle a pu déployer, en termes d’hommes et d’armes, reste limitée. Ses victoires sur le terrain ne sont que partielles parce qu’elles s’accompagnent de catastrophes humanitaires à l’encontre de la population sunnite. Ainsi, même les succès militaires aggravent la polarisation confessionnelle et participent à la mécanique de recrutement de cette organisation.

La bataille contre Daech n’a pas réellement commencé. La coalition concentre 90 % de ses interventions militaires sur l’Irak, alors que l’essentiel se joue en Syrie. Elle essaye de gagner cette guerre contre Daech avec les armes qu’elle utilisait dans les guerres précédentes, sans le frapper au cœur. Après les attentats du 13 novembre à Paris, la seule réponse internationale aurait dû être la reprise, en quelques semaines, de la ville de Raqqa. Cela n’a pas été le cas pour différentes raisons, la principale étant qu’il n’y a de coalition que le nom.

Autre point essentiel, pour être efficace, il faudrait que la lutte soit menée, sur le terrain, par des forces arabes sunnites, ce qui n’a encore jamais été le cas. Seules celles-ci pourraient couper le corridor toujours ouvert aux djihadistes de la Turquie vers la Syrie.

Comment contrer la propagande de l’organisation ?

J-P. F. : Daech fonctionne comme une secte, au sein de laquelle le groupe entretient un discours aspirant à faire comprendre aux potentielles nouvelles recrues que le monde entier ment. Il n’a même pas besoin d’aller très loin pour le prouver. Il suffit d’entendre partout que Daech recule, alors qu’il ne recule pas.

Pour contrer sa propagande, il ne faudrait pas répondre aux déclarations du porte-parole de Daech. C’est exactement ce que l’organisation souhaite parce que cela renforce sa visibilité.

Mais il faut mettre en avant le caractère majoritaire des musulmans dans les victimes de Daech. Son pseudo-califat est un projet totalitaire, avant tout anti-musulman. Il faut également encourager la propagation des témoignages de déserteurs djihadistes, racontant de l’intérieur la réalité effroyable de l’organisation.

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Recueilli par Malo Tresca

Jean-Pierre Filiu est professeur en histoire du Moyen-Orient à Sciences-Po (1). Après l’attaque terroriste qui a frappé Nice, jeudi 14 juillet, le spécialiste revient sur l’ampleur de la menace djihadiste dans le monde.

(1) Auteur de Les Arabes, leur destin et le nôtre. éd. La Découverte, 264 p., 14,50 €