La jeunesse syrienne, proie de guerre ou clé du conflit ? par Emmanuel Wallon

Article  •  Publié sur Souria Houria le 29 janvier 2016

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Version longue de l’article publié en abrégé sous le titre (choisi par la rédaction)
« Le martyre de la jeunesse syrienne doit cesser »
dans Le Monde, 29 janvier 2015, « Opinions », p. 13
La jeunesse syrienne, proie de guerre ou clé du conflit ?
Emmanuel Wallon

Professeur de sociologie politique à l’Université Paris Ouest Nanterre
L’enfance est otage de l’enfer syrien. Une dizaine d’enfants (sur un total estimé à
quarante-quatre victimes) ont succombé à des frappes aériennes près de Deir ez-Zor,
vendredi 22 janvier, neuf autres le lendemain à Kasham (parmi quarante-neuf victimes),
une localité de cette province pétrolière âprement disputée entre le régime de Damas et
Daech, l’organisation État islamique (EI). Même scénario à Rakka, le 16 janvier : huit
mineurs tombaient sous des bombardements contre ce bastion de l’EI. Russes ou
syriens ? L’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH, basé à Londres) ne peut
identifier les avions avec certitude mais assure qu’ils provenaient chaque fois d’une zone
sous contrôle gouvernemental, ce qu’attestent les culasses d’obus parsemées dans les
décombres. Des faits similaires s’étaient produits à Anjara (province d’Alep): huit enfants
tués et vingt blessés dans leur école, le 11 janvier. Cette semaine-là, selon l’ancien
premier ministre Riad Hijab, coordinateur du Haut Comité des négociations (HCN), en
tout trente-cinq élèves de trois écoles de la région seraient morts dans des opérations de
l’aviation russe. À Douma, le 13 décembre 2015, huit autres avaient péri avec leur
maîtresse sur un total de soixante victimes civiles.
À ce degré de récidive on ne saurait parler de bavures ou de « dommages
collatéraux ». Tout indique que les forces russes ont résolu d’accabler les populations des
zones rebelles. Il s’agit de creuser un fossé entre elles et les combattants de toutes
obédiences pour consolider les positions des troupes loyalistes et donner l’avantage au
régime en vue des négociations programmées à Genève. Comme la reconquête de
l’ensemble du pays demeure hors de portée, une option alternative pour Moscou et
Téhéran consiste à ménager la possibilité d’une partition du pays sur des bases aussi bien
politiques que religieuses, ce qui commande d’élargir l’espace de repli des élites alaouites
et des affidés du clan Al-Assad, autour de Damas et du littoral de Tartous à Lataquié. À
cela, tous les moyens sont bons, y compris les armes à sous-munitions prohibées par la
Convention des Nations unies de 2008 (entrée en vigueur le 1er août 2010 et adoptée par
une centaine de pays, Syrie et Russie non comprises).
Dans le chaudron syrien sont expérimentées bien d’autres façons de brûler l’enfance.
Des témoins ont rapporté que l’EI aurait raflé des familles entières, dont des dizaines de
mineurs, dans son offensive sur Deir ez-Zor le 16 janvier. Bachar Al-Assad et Abou Bakr
Al-Baghdadi convergent au moins sur un point : ils n’ont cure des innocents qui étouffent
sous les gravats, sont mutilés à vie par des éclats, réduits en esclavage ou noyés dans les
flots de la Méditerranée, ni de ceux qui croupissent dans la misère matérielle, morale et
intellectuelle des camps de réfugiés. Les moins de vingt ans représentent pourtant un
enjeu central dans la guerre que le despote de Damas a déclarée contre son peuple il y
aura bientôt cinq ans et dont les djihadistes, pour beaucoup libérés de ses geôles à
dessein, ont redoublé la violence.
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Les factions combattantes pensent trancher le sort du pays sur le champ de bataille.
Les grandes puissances prétendent jouer son futur autour d’une table à Genève. Mais
seule la jeunesse détient les clés de l’avenir de la Syrie. C’est avec des graffitis
d’adolescents que le soulèvement de la dignité avait débuté en mars 2011. Ce sont des
jeunes des deux sexes qui, au péril de leur vie, ont couvert sur les réseaux sociaux et les
médias indépendants les manifestations pacifiques que l’appareil répressif mitraillait pour
transformer cette révolution en confrontation armée. C’est encore eux qui entretiennent le
souffle de la résistance dans les quartiers bombardés et les villes assiégées ; eux qui,
volontaires parmi les « casques blancs », se dévouent pour enterrer les morts, emporter
les blessés, aider les familles à subsister dans les poches soumises au blocus des troupes
gouvernementales et des milices étrangères. Rappelons que, selon Mme Kyung-Wha
Kang, sous-secrétaire générale aux affaires humanitaires des Nations Unies, et M.
António Guterres, haut-commissaire pour les réfugiés, 1% seulement des
400 000 personnes prises au piège dans des zones assiégées a bénéficié d’une assistance
alimentaire ou médicale de septembre à novembre 2015.
La jeunesse urbaine de Syrie est animée d’un souci de formation et d’un esprit
d’initiative qui lui permettraient de frayer des voies – si difficiles soient-elles – vers la
démocratie et la coexistence entre les composantes d’une société plus morcelée que
jamais. Encore faut-il qu’elle ne finisse pas sous les ruines d’un hôpital ou d’une école
visée par les Soukhoï que Moscou a dépêchés aux côtés de son sanglant allié. Qu’elle ne
soit pas obligée de fuir les barils de TNT largués des hélicoptères, les nuages de gaz, les
tortures de la police ou les sévices des milices. Qu’elle ne meure pas de faim dans des
cités encerclées, comme à Yarmouk et Madaya qui auront attendu de trop longs mois les
premiers convois de secours. Qu’elle ne croupisse pas dans des cités de toile sans
horizon. Encore faut-il que ces jeunes gens et leurs cadets, sur la route de l’exil,
n’entrevoient pas comme issue à leurs souffrances de se jeter, ceinturés d’explosifs, sur
des témoins lointains en lesquels ils croiront reconnaître les complices de leurs
bourreaux.
La communauté internationale doit miser sur l’éducation des jeunes Syriens. La
première condition de ce pari consiste en une action déterminée de protection des civils
en général et des enfants en particulier. Les déclarations de Ban Ki-Moon, Barack Obama
et François Hollande n’y suffiront pas. Il faut rompre les sièges les plus cruels par des
parachutages de vivres et de médicaments. Il faut déployer au profit des populations la
couverture aérienne dont la coalition conduite par les Etats-Unis a la pleine capacité
opérationnelle, pour peu qu’elle le souhaite.
Cela implique, objectera-t-on, d’affronter un sérieux risque d’accrochage avec des
aéronefs russes ou syriens, avec la DCA du régime, les lance-roquettes du Hezbollah, les
batteries de Daech ou les bazookas du Front Al-Nosrah. C’est pourquoi il importe de
faire de l’arrêt des opérations aériennes et des tirs à l’arme lourde contre les civils une
condition primordiale des négociations entre le régime et l’opposition. La résolution 2254
du Conseil de sécurité de l’ONU (adoptée à l’unanimité – donc avec l’aval de Moscou et
Pékin – le 18 décembre 2015) n’exige-t-elle pas l’application intégrale du communiqué
de Genève du 30 juin 2012, lequel commandait, comme mesures de confiance
indispensables au dialogue entre les parties, la cessation de toute hostilité contre les
populations ? De telles dispositions sont seules à même de permettre la stricte application
de la résolution 2258 (unanime elle aussi) du 22 décembre 2015 sur l’aide humanitaire,
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qui « exige que toutes les parties, en particulier les autorités syriennes, s’acquittent sans
délai des obligations que leur imposent […] le droit international humanitaire et le droit
international relatif aux droits de l’homme », et « réaffirme que certaines des exactions
commises en Syrie pourraient constituer des crimes de guerre et des crimes contre
l’humanité ».
Dans un processus aussi incertain, ces mesures constitueraient un test de la volonté
d’aboutir des gouvernements russe et iranien, dont le soutien à la dictature va jusqu’à la
suppléer dans ses attaques (y compris terrestres pour le second), notamment dans les
régions d’Idleb, d’Alep, de Hama, du Qalamoun et de la Ghouta, sans oublier les villages
à majorité turkmène du nord-ouest. En plus de produire des effets politiques, elles
permettraient déjà à nombre d’écoliers et d’étudiants de reprendre les cours.
Moins de 50% des enfants seraient désormais scolarisés dans l’ensemble de la Syrie,
ce taux tombant en dessous de 10% dans la région d’Alep. L’enseignement scolaire au
pays des Al-Assad était certes loin de l’idéal, même s’il ne se bornait pas partout à
l’endoctrinement brutal dépeint avec talent par le dessinateur Riad Satouf dans L’Arabe
du futur. Mais comment opposer une alternative à l’ancien système et aux cellules
d’embrigadement de l’EI quand les préaux sont pris pour cible ? Si l’éducation est une
partie de la solution, ainsi que l’admettent des dirigeants de tous bords, alors elle doit être
rétablie partout où il reste des enseignants en vie et des locaux en état d’abriter les
enfants. Toute attaque contre une école, d’où qu’elle vienne, doit dès à présent être
considérée comme un crime contre l’humanité.
Innombrables aussi sont les mineurs éparpillés sous des tentes, des baraques et autres
logements de fortune en Turquie, en Jordanie ou au Liban. Dans ce pays, un quart
seulement des 500 000 réfugiés d’âge scolaire bénéficie d’un enseignement régulier. De
l’aveu même de leurs responsables, les programmes internationaux sont loin d’être à la
mesure de la disette de connaissances et de perspectives qui tenaille cette jeunesse, livrée
à l’oisiveté et aux trafics en tous genres.
Plutôt que d’ériger de nouvelles barrières pour contenir la pression des demandeurs
d’asile à leurs portes, il est temps que les autorités européennes lancent un plan de vaste
ampleur – pas forcément plus coûteux que l’accord récemment signé avec le
gouvernement turc de Recep Erdogan – pour dispenser formation initiale et formation
professionnelle dans ces camps. Au lieu de se résoudre à voir partir vers ces régions des
candidats au djihad convaincus que l’Europe se moque du sort des Syriens, son intérêt
commande de soutenir massivement les organismes agréés et les associations laïques
offrant leurs services en matière d’éducation. Plutôt que d’entendre disserter à perte
haleine de la déchéance de nationalité, un jeune diplômé pratiquant la langue arabe
devrait se voir autorisé, s’il veut se rendre utile et acquérir des compétences, à aller à la
rencontre de ceux qui ont faim de savoir et d’espoir, avec l’aide de l’État, dans le cadre
d’un service civique solidement encadré.
Les gouvernements européens se querellent sur la réforme de l’espace de Schengen et
se barricadent de peur que les foules de réfugiés ne débordent leurs restrictifs dispositifs
d’accueil. L’argument électoral a bon dos. Les partis populistes clament que la
civilisation européenne est menacée par l’afflux de migrants, qu’une trop humaine
hospitalité attirerait en plus grandes masses encore. Les partis libéraux et sociauxdémocrates
s’empressent de céder à ces arguments de peur d’être eux-mêmes balayés par
le vote xénophobe. Politique à courte vue ! Non seulement les Syriens, forcés de fuir des
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terres incendiées et des campements de misère, continuent de chercher refuge dans les
pays occidentaux, mais dans ces pays même des jeunes en quête d’extrême, égarés dans
des parcours de vie qui débouchent trop souvent sur des impasses, confinés dans des
ghettos urbains ou relégués dans une sous-catégorie de la citoyenneté, se laissent séduire
par des discours de haine, des images de violence et des promesses de rédemption,
préférant flamber leur vie que la consumer à petit feu.
À ceux qui prônent la non-ingérence là-bas et l’état d’urgence permanent ici, opposons
les ressources de l’intelligence. D’une part, il importe d’ouvrir les classes d’accueil des
établissements scolaires européens et les formations universitaires à nombre plus élevé de
jeunes Syriens. De l’autre, il faut que la jeunesse de France bénéficie de moyens de
compréhension à l’aune de la complexité et de l’injustice d’une situation qui ne lui est
relatée qu’à travers des éclats d’actualité télévisée, à travers des bribes d’analyses aussitôt
chassées par un reportage sur le gavage des oies dans les Landes ou des considérations
sur la confession d’un candidat à la candidature présidentielle. Ici aussi, dans nos murs, il
s’agit de parier sur l’éducation – et sur l’art, car ces deux modes d’appréhension du
monde ne sauraient se passer l’un de l’autre – pour affronter l’avenir sans peur et aborder
sans haine l’étranger. Cela relève de la mission de nos institutions.
La société civile n’en est pas quitte d’agir pour autant. À la vision hautaine du « nation
building » dont on a constaté les dégâts en Irak et en Afghanistan, répondent déjà les
entreprises d’une « caring society », aux moyens certes limités. Dans le fracas des
bombes et des kalachnikovs, leur accorde-t-on assez d’attention ? Citons l’exemple de
Metz, signataire dès 2013 d’une charte d’amitié avec la municipalité libre d’Alep (qui
résiste tant bien que mal aux pilonnages du régime et au harcèlement de Daech), la
participation de Rennes ou Grenoble au réseau des villes solidaires avec les réfugiés, les
efforts de communes de tailles diverses pour entretenir des écoles à l’intérieur du pays ou
sur ses frontières, les réalisations de l’association Revivre auprès des victimes de la
répression et de leurs familles, l’aide apportée par Souria Houria aux jeunes artistes (et
pas seulement à eux). Il faut aussi saluer le travail de terrain du Collectif du
développement et du secours syrien (CODSSY, basé à Paris), fédération laïque
d’associations françaises et syriennes qui forme des personnels de santé et promeut le
projet « Alphabet pour une éducation alternative » avec le soutien d’une association
toulousaine, de Syrie moderne démocratique laïque (MDL) qui forme sur place des
assistants humanitaires à l’enfance, de l’association Ila Souria, qui organise des cours
dans les camps de réfugiés, des cafés citoyens et des colloques sur la reconstruction à
Beyrouth, Montréal et Paris.
Ces actions sont en relation avec celles du think tank Arab Reform Initiative (ARI) qui
a lancé en janvier 2016 un programme de formation en droit, administration et
développement urbain durable pour de jeunes syriens. Comme l’explique sa directrice
Bassma Kodmani, « la formation [de futurs cadres] ne peut attendre la solution politique
du conflit, car il faudra se mettre immédiatement au travail quand cette heure viendra ».
De Bagdad à Tripoli, l’expérience a montré que la relève d’un régime accapareur et
destructeur ne s’improvise pas.
L’éducation n’est pas un pis-aller pour panser les blessures de la guerre. Elle est une
arme de paix dont il faut s’emparer d’urgence. Là-bas comme ici.
(25 janvier 2016)