Le Ramadan selon Daesh : pas de jeûne pour le sabre ! par Subhi Hadidi

Article  •  Publié sur Souria Houria le 11 juin 2016

par Subhi Hadidi (écrivain et chercheur syrien résidant à Paris)

in Al-Quds al-Arabi, 4 juin 2016

traduit de l’arabe par Marcel Charbonnier

 

Les regards du monde entier, et avec eux, bien sûr, les médias, les colonnes éditoriales et les objectifs des caméras de télévision sont braqués ces jours-ci sur la ville irakienne d’Al-Falluja et sur celle de Manbij, en Syrie, où toutes sortes d’alliances de bric et de broc livrent des batailles, elles aussi de toutes natures, contre Daesh.

Y participent l’Amérique et son alliance internationale, la Russie et ses alliances régionales, l’armée irakienne, l’armée turque, les « forces des renforts populaires » (al-hashd al-sha‘bî) avec leurs divers bataillons et escouades, et puis aussi les « Forces Syriennes Démocratiques », l’Armée Syrienne Libre, l’Armée de la Conquête (Jaïsh al-Fath), le Front de la Victoire (Jabhat al-Nuçra), les Hommes Libres du Levant (’Ahrâr al-Shâm) – sans oublier, naturellement, le général iranien Qâsim Sulaïmani, lequel, étant doté du don d’ubiquité, se multiplie entre la région de Damas, celle d’Alep et la province irakienne d’Al-’Anbâr.

Ce que les objectifs des caméras, les commentaires et les infos passent sous silence (délibérément, dans la majorité des cas), c’est un concept classique qui a été associé à Daesh depuis les prémisses de sa montée en puissance et de ses succès dans l’extension de sa domination sur de vastes régions des territoires irakien et syrien : cette organisation, jusqu’au moment où elle commencera à se rabougrir, ne cessera d’enfler. Quand elle recule ici, c’est pour mieux progresser là.

Un simple regard jeté sur une carte des forces en présence, loin de ces points de focalisation médiatique que sont Al-Falluja et Manbij, permet de constater que l’organisation de l’« État islamique » mène une guerre d’escarmouches (d’attaques et de replis, comme l’on dit en arabe : « karr-wa- farr ») sur les fronts de Syrte, en Libye, à Ben Jawad, à Al-Nawfaliya et à peu de distance des plus grandes centrales de production d’énergie en Afrique.

D’autre part, des déclarations qu’il convient de prendre au sérieux ont fait état de la responsabilité de Daesh dans un plan d’attentat terroriste en préparation au sud de La Mecque, en Arabie saoudite, ainsi que dans la « wilâya du Sinaï », pour reprendre le vocabulaire de l’« organisation ». L’on assiste de la part de celle-ci à des opérations ininterrompues et de mieux en mieux préparées qui ont contraint les îles Fidji à retirer plusieurs dizaines de leurs soldats qui travaillaient au sein des forces de l’Onu dans la Péninsule arabique. La « wilaya » du Hadramaout, au Yémen, voit se perpétuer la « razzia d’Abu Ali al-Anbârî » à Al-Mukalla, tandis que s’y succèdent les attentats kamikazes et les explosions de voitures piégées. Quant à la Fédération de Russie, les forces de sécurité de la République d’Ingouchie ont tué cinq hommes et elles en ont fait prisonniers douze autres, tous soupçonnés d’appartenance à Daesh. Cela a permis d’éclaircir un peu le sens d’opérations analogues qui avaient été menées à Saint-Pétersbourg et au Daghestan. Dans le même ordre d’idée, des affrontements se sont produits dans la « wilaya du Khorasan », qui a vu des combattants tadjiks prêter allégeance à Al-Baghdadi, ainsi que dans certaines régions pakistanaises de Peshawar : l’on n’est même pas obligé de croire les informations que diffuse l’agence  « ’A‘mâq » (« Profondeurs ») qui évoquent des interventions de Daesh au Bangladesh, aux Philippines ou encore au Nigeria…

Ainsi, il vous suffit de feuilleter l’un quelconque des communiqués périodiques patentés ou l’une quelconque des cartes analytiques que publie l’Institut américain de Polémologie au sujet de Daesh pour comprendre sans réelle difficulté que l’alternance d’offensives et de replis tactiques entre l’« État islamique » et toutes les coalitions qui le combattent non seulement n’est plus un principe régissant les relations de force entre les deux camps, mais qu’elle est même devenue un grand jeu aux règles changeantes et sans cesse renouvelées tant en Occident qu’en Orient. En contrepartie, le front politique et l’idéologie de recrutement et de mobilisation n’est pas nouvelle : Daesh excelle à exploiter ce qui s’annonce comme la possible constitution d’une coalition mondiale contre le « califat » non pas seulement par les « mécréants » (al-kafarah, al-kuffar) et des « croisés » des forces occidentales, mais également dans les rangs des « séfévides », des « Râfidhites » [deux termes polémiques désignant les chiites, ndt] et des « renégats » (al-murtaddûn), c’est-à-dire parmi des adeptes de la religion musulmanes.

Si l’organisation de l’« État islamique » réussit à mobiliser au premier chef des musulmans, il ne manque pas, d’un autre côté, de chrétiens principalement catholiques pour s’orienter vers ce pseudo-islam que prêche Daesh : c’est ainsi que certains de ces néophytes se font tuer pour défendre le « califat » (à l’instar du Français Pierre Choulet, âgé de dix-neuf ans, qui s’est fait sauter à Salaheddîn, en Irak, l’an dernier).

De fait, les batailles de Faluja et de Manbij ne sont que des manifestations inflammatoires superficielles d’une guerre à grande échelle, totale, complexe et aux cadres enchevêtrés, qui est tout aussi déchaînée – une guerre dans laquelle Washington, Moscou, Ankara ou Bagdad ne sont que des pôles premiers qui ne planifient pas toujours les plans de bataille, mais qui parfois y jouent leur va-tout sous couvert du même jeu des avancées et des reculs tactiques.

Rien ne dit non plus, cela étant, que le prochain Ramadan de Daesh connaîtra un jeûne des armes !

Car, voyez-vous, tel est Ramadan, chez Daesh : le glaive y est halâl 24 heures sur 24 !