L’insultant sultan syrien – par Samir Frangié

Article  •  Publié sur Souria Houria le 21 juillet 2016

La Question syrienne est l’œuvre d’une grande figure intellectuelle de l’opposition syrienne, Yassin al-Haj Saleh, médecin de formation, qui a passé 16 ans en prison sous le règne de Hafez el-Assad. Ses deux frères ont été enlevés par Daech, avec le père jésuite Paolo Dall’Oglio, à Raqqa, sa ville natale. Sa femme, elle, est enlevée à Ghouta, la banlieue agricole de Damas, par les rebelles salafistes de l’Armée de l’islam.  Haj-Saleh incarne dans sa vie le drame de l’opposition démocratique syrienne prise en étau entre la férocité d’un régime qui n’hésite pas à détruire le pays et la sauvagerie d’une opposition jihadiste. Cet ouvrage est riche d’enseignements et d’informations sur le soulèvement syrien, ses raisons, son évolution et l’émergence d’une structure nihiliste marquée par une violence excessive, une religiosité sévère et la perte de confiance dans le monde extérieur. La convergence de ces trois facteurs est en passe d’engendrer un mouvement nihiliste islamique de type el-Qaëda, l’islam récupérant le terrain perdu par l’arabité après sa transformation en doctrine officielle. Le développement de ce nihilisme islamique en Syrie résulte de la réunion de trois facteurs : la violence extrême utilisée par le régime pour briser « la révolution pacifique des gens ordinaires », l’échec de l’opposition, minée par ses dissensions internes, à présenter une vision collective et un projet consistant, et l’absence de soutien extérieur. L’auteur est particulièrement dur à l’égard de la communauté internationale qui a perdu tout sens moral et toute crédibilité, fabriquant par sa démission et son refus d’assumer ses responsabilités une « question syrienne » qui comme avant elle, la question d’Orient, la question juive ou la question palestinienne « enferme les peuples dans des labyrinthes dont ils sont forcés de chercher l’issue leur vie durant ». Yassin al-Haj Saleh fait la description d’un autre nihilisme, celui pratiqué par le régime et cela à partir d’un slogan, « al-Assad ou personne ». La « théorie » du régime suppose qu’il existe un pays nommé la « Syrie d’Assad » dont dispose le propriétaire, Assad, comme de son bien privé. Le propriétaire de la « Syrie d’Assad » réussit dans sa mission car il dispose d’une « machine », l’État, qui se charge de tuer, torturer, humilier… Cette machine s’évertue à démontrer le caractère exceptionnel, la sagesse et le génie du propriétaire de l’État. Sa légitimité repose non pas sur la loi, mais sur son unicité et sa supériorité qui le rendent irremplaçable. La « Syrie d’Assad » est un programme politique en soi dont l’objectif est de déposséder les opposants de la moindre légitimité nationale. L’opposant est nécessairement un traitre, car il n’y a pas d’autre Syrie que celle d’Assad. Rompre le lien entre le général, la Syrie et le spécifique, Assad, équivaut à la destruction de l’entité. L’expression « Assad ou personne » doit être entendue comme la condition même de l’existence de la Syrie.  L’auteur conclut par une analyse remarquable de la nature du régime d’Assad, « le sultan moderne », qui allie despotisme, communautarisme et clanisme en un État, « l’État sultanien », fondé sur la notion d’« éternité » qui se traduit par la dévolution héréditaire du pouvoir. Cet État est composé en fait de deux États, l’un apparent, dépourvu de pouvoir, et l’autre occulte, détenant un pouvoir de décision illimité. Cet État occulte est fondé sur le communautarisme que le régime a fabriqué et érigé en mode de gouvernement, de rétribution et de division et qu’il tente aujourd’hui d’utiliser pour se présenter comme le défenseur des minorités, notamment chrétiennes. Ce chapitre est important pour tous ceux qui cherchent à comprendre le rôle du régime syrien dans la guerre libanaise. Beaucoup se souviennent de ce portrait géant du président Hafez el-Assad au barrage de l’armée syrienne à Madfoun (entre Jbeil et Batroun) avec la mention : « Avec toi pour l’éternité et après l’éternité. » Le message est clair aussi bien pour les Libanais que pour les Syriens : l’« éternité » est acquise, portez désormais votre attention sur l’« après éternité ».

 

BIBLIOGRAPHIELa Question syrienne de Yassin al-Haj Saleh, Actes Sud/Sinbad, 2016, 240 p.

Photo D.R.