Nous mourons, prenez soin du droit à l’image – Par Abounaddara Collectif de cinéastes syriens

Article  •  Publié sur Souria Houria le 10 mai 2016

Pour rendre compte de la guerre qui ravage le pays, les télévisions ont cru bon d’exhiber les corps des civils, meurtris, avilis, privés de dignité. Comme une double peine.

Au printemps 2011, des Syriens se sont révoltés contre une dictature héritée d’un autre âge. Des élèves ont inscrit sur les murs de leur école que le roi est nu. Des jeunes gens ont déboulé dans les rues et les réseaux sociaux aux cris de «Dignité et Liberté». Des citoyens, de toute condition, ont exprimé leur désir de vivre en phase avec le monde. Bref, la société syrienne a été saisie par l’idéal démocratique universel dans un contexte de transition démographique propice à une telle saisine. Elle s’est révélée une société ordinaire, à mille lieues des fantasmagories de son régime, et des prophéties de clash des civilisations.

La suite de l’histoire est connue. Après avoir décrété un black out médiatique, Bachar al-Assad a lâché l’armée contre ses concitoyens insoumis qu’il a qualifiés de «microbes». Il a libéré les jihadistes détenus dans ses prisons, lesquels contrôlent à présent les principales milices rebelles, tout en s’efforçant d’exterminer les partisans laïques de la révolution. Il a pilonné des villages ou des villes en utilisant les chars, l’aviation, les missiles balistiques, les bombes barils, les armes chimiques. Il a donc fait de son mieux pour empêcher la société de s’émanciper de la tutelle du régime fondé par son père à la faveur d’un coup d’Etat en 1970.

Comment se fait-il alors que la représentation médiatique de la société syrienne ne corresponde pas à la réalité sociodémographique, mais plutôt au storytelling du régime et des prophètes du clash des civilisations ? Pourquoi Bachar al-Assad, criminel de guerre présumé, apparaît-il toujours dans ses habits de gentleman, telle une alternative aux hordes de réfugiés ou jihadistes auxquels cette société tend à être réduite ?

Ces questions nous préoccupent en tant que cinéastes syriens engagés dans la révolution des nôtres, mais elles devraient tout autant préoccuper les citoyens du monde. Car, un Etat procède à la destruction systématique de sa société au vu et au su des médias qui transmettent les images du crime presque en direct. Et le chef de cet Etat dispose du droit de défendre ses vues sur les écrans du monde où son image demeure digne, contrairement à celle de ses victimes qui se comptent par centaines de milliers.

Autrement dit, les écrans qui quadrillent l’espace public et privé des citoyens relaient depuis des années les vues d’un Etat criminel. Il y a là une banalisation du mal d’autant plus redoutable qu’elle ne se fait pas au nom d’une idéologie raciste, comme au temps du IIIe Reich, mais plutôt au nom d’une compassion mièvre érigée en religion universelle.

En effet, c’est pour éviter que les pauvres Syriens ne meurent en silence qu’on a cru bon d’exhiber leurs corps meurtris, avilis, privés de dignité. Des télévisions ont relayé leurs images que des victimes et des bourreaux postaient sur YouTube, les premiers en guise d’appel au secours, les seconds pour semer la terreur. L’industrie des médias a aussitôt investi dans la production de ces images sensationnelles dont le succès d’audience paraissait assuré. Elle a pour cela eu recours à des filmeurs sous-traitants qui ont le double avantage d’être de bons indigènes et de pouvoir doper l’audimat à peu de frais. Tant et si bien qu’une chaîne de télévision européenne a pu produire un film documentaire intitulé Eau argentée, Syrie autoportrait, qui réduit la société syrienne aux corps sans dignité visibles sur YouTube.

Or, personne ne s’est inquiété de la double atteinte à la dignité humaine et au droit à l’autodétermination des Syriens. Pas une autorité de surveillance de l’audiovisuel ne s’est étonnée que les médias, qui exhibent, sans vergogne, les corps des victimes syriennes, ne font pas de même lorsque les victimes se trouvent être américaines, françaises ou belges.

De deux choses l’une, donc : soit la dignité n’est plus inhérente à tous les membres de la famille humaine, auquel cas il faudrait rectifier le préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme ; soit la famille humaine ne voit pas le gouffre où elle se trouve entraînée par l’industrie des médias, qui est en charge de son image.

Il est difficile de savoir ce qu’il en est au juste pour nous qui sommes déjà dans le gouffre. C’est pourquoi nous en appelons aux citoyens du monde : le temps est venu de prendre les armes du cinéma, de l’art ou des médias, de sorte à protéger la société en lui permettant de produire sa propre image hors de la portée du pouvoir. Il s’agit de créer un rapport de forces favorable à la reconnaissance d’un droit à l’image universel fondé sur le principe de dignité et le droit à l’autodétermination. L’industrie des médias ne doit plus pouvoir abuser de la représentation d’une communauté humaine au profit d’un Etat ou des annonceurs de produits électroménagers.