Rencontre avec le comédien syrien Jay (Jihad) Abdo et son épouse peintre et juriste Fadya Affash – traduit de l’arabe syrien par Marcel Charbonnier

Article  •  Publié sur Souria Houria le 30 août 2015

Première partie de l’émission Fî-l-Mihwâr d’Orient TV du 12 août 2015, présentée par Hayfa Bozo.30

[0.21] Hayfa Bozo : Bienvenue, cher téléspectateurs, dans cette nouvelle émission Fî-l-Mihwâr, depuis Los Angeles, en Californie, avec l’artiste syrien devenu un artiste de renommée mondiale Jihad Abdo – un artiste qui a joué dans plusieurs films américains, notamment avec des réalisateurs et acteurs tels que Tom Hanks et Nicole Kidman, ainsi qu’avec son épouse, l’artiste plasticienne syrienne également juriste engagée dans la défense des droits des femmes, Fadya Affash. Nous parlerons avec eux de leurs activités militantes de soutien à la Révolution syrienne à partir des Etats-Unis. Nous parlerons également de leur rôle d’ambassadeurs de la Syrie à Hollywood. Pour la première fois, un acteur syrien qui a pris position en faveur de la Révolution syrienne s’exprimera à ce sujet. Passons donc, si vous le voulez bien, à cet épisode de notre émission (qui comportera deux parties).

[1.09] J’ai le plaisir de vous présente le comédien syrien aujourd’hui connu dans le monde entier Jihad Abdo, ainsi que son épouse Fadya Affash, que je suis heureuse d’accueillir tous deux aujourd’hui, à Los Angeles…

Jihad Abdo : [1.19] Merci beaucoup pour l’accueil de votre chaîne et merci à vous en particulier.

Fadya Affash : Merci !

HB : Je veux commencer avec vous, Jihad, avec l’historique de votre travail en tant qu’acteur (de théâtre et au cinéma), bien entendu en Syrie et en dehors de la Syrie, ce qui est exceptionnel chez les acteurs syriens. Parlez-nous de votre parcours en tant qu’acteur…

JA : [1.38] : Cela remonte à l’époque où j’étais étudiant en Roumanie, où j’ai commencé, avec des camarades syriens, à jouer des saynètes, des sketchs – sur les planches… En Roumanie, et en roumain, bien sûr ! Cela m’a beaucoup plu, j’ai beaucoup aimé ça. J’étais même étonné d’être aussi mordu. Et même certains auteurs de pièces de théâtre ont été intéressés par mon jeu. C’est ainsi que l’idée [de devenir comédien] a commencé à germer chez moi, puis à se développer. Et cela est allé jusqu’au point que tandis que j’étais en Roumanie, au moment où j’ai terminé mes études dans ce pays, le doyen de la faculté d’ingénierie m’a pris à part, et il m’a dit : « Ecoute-moi bien, j’ai deux mots à te dire : tu dois rentrer dans ton pays et tu dois y étudier le théâtre !.. ».

HB : Le doyen de la faculté d’ingénierie ?!?

JA : Oui, le doyen. Il m’avait invité à dîner… Il m’avait dit qu’il avait deux mots à me dire et que je me souviendrais de son conseil, plus tard… Et c’est ce qui s’est effectivement passé. Je suis rentré en Syrie. J’étais marié, mais j’avais dépassé l’âge limite de trois ans, et on me refusait la possibilité de concourir. Je les ai suppliés, je leur ai dit qu’ils devaient me donner une chance, sinon je serais parti à l’étranger, n’importe où, pour aller tenter ma chance.

HB : Je vous suis parfaitement…

JA : Ils ont accepté que je passe devant un jury, en me disant : « On verra bien : si vous êtes doué, OK… Sinon : « Bye-bye » ! » J’ai passé l’audition, et j’ai été admis. Au ministère (de la Culture), ils m’ont dit qu’ils acceptaient de faire une exception pour moi, ils m’ont d’ailleurs souhaité la bienvenue. Après avoir terminé mes études de théâtre, j’ai travaillé avec des Allemands, à l’Institut Goethe, mais les pièces que j’ai jouées alors n’ont pas eu la chance d’être jouées à l’étranger. Ensuite, j’ai joué en Turquie dans une coproduction syro-turco-américaine, avec l’acteur américain Billy Zane (qui a incarné un des rôles du célèbre film Titanic).

HB : Très bien…

JA : [3.16] Ce fut une excellente expérience. En Espagne, j’ai joué, en espagnol, dans une pièce de théâtre.

HB : [3.20] Incroyable !… A propos de langues… : combien en parlez-vous, Jihad ?

JA : Cinq…

HB : Cinq langues !… Comment avez-vous appris à parler (toutes) ces langues ? Votre niveau notamment en espagnol est excellent !?

JA : Il est possible que j’ai un certain don, une capacité en tout cas en matière d’apprentissage des langues… C’est peut-être parce que j’ai étudié la musique. J’ai un sens de l’audition tellement développé que je ne peux entendre un mot sans le mémoriser et en mémoriser le sens. Et ces mots, je les retiens avec l’intonation qu’ils ont dans leur pays d’origine. Cela m’a sans doute aidé à aimer encore plus les langues étrangères. Très franchement, je fais partie des gens qui n’aiment pas perdre leur temps : dès que je peux apprendre quelque chose de nouveau, je l’apprends. En Roumanie, les gens ne se rendaient pas compte que j’étais étranger.

HB : Vous n’aviez pas d’accent ?

JA : Non, les gens croyaient que j’étais roumain. Avec des copains, nous faisions des paris : je vais parler avec cette personne pendant deux ou trois heures, et elle ne décèlera pas que je suis étranger… Et ce fut la même chose, en Espagne. Et maintenant…
HB : … on peut donc parler (à votre sujet) de prononciation parfaite, en plus de la connaissance de ces langues… Vous alliez sans doute dire que c’était la même chose en ce qui concerne l’anglais, pour vous, ici aux Etats-Unis… ?

JA : Exactement…

HB : Bien… Maintenant je me tourne vers Fadya. Vous êtes diplômée en droit, mais par la suite vous avez étudié les beaux-arts et vous avez déjà exposé vos œuvres. Pouvez-vous nous parler de votre activité de plasticienne ? Comme Jihdad, vous avez fait des études dans divers domaines et vous êtes parvenue à l’excellence dans ces divers domaines…

FA : [4.40] La plupart des Syriens ont cette même histoire : nous étudions dans différentes disciplines, les circonstances, dans notre pays, ne sont pas sures à 100% comme dans la plupart des autres pays [4.51], c’est pourquoi nous, les Syriens, nous sommes toujours en recherche dans un domaine par-ci et dans un domaine par-là, nous étudions une chose d’un côté, et une autre discipline, d’un autre… Pour moi, l’art, c’est la réalisation d’un rêve : étant enfant, je rêvais de devenir une artiste. J’aime avoir une activité artistique telle que le dessin. Malheureusement, mes parents ne m’ont pas permis de me lancer dans ce genre d’études. J’ai fait des études de droit, un peu pour satisfaire les désirs de ma famille. Mais parallèlement (et clandestinement), j’ai suivi des études dans les beaux-arts et j’ai obtenu le diplôme – et ce n’est qu’une fois le diplôme en poche que j’en ai informé ma famille…

[5.22] Je voulais me faire un nom en tant que plasticienne. J’ai travaillé en ce sens. Mais, en réalité, j’ai concilié ma création artistique en tant que plasticienne et ma pratique du droit : j’ai participé à plusieurs projets artistiques relatifs aux droits de l’homme, et plus précisément aux droits des femmes, en tant que jeune femme syrienne.

HB : [5.36] Je comprends : parallèlement à votre travail d’artiste, vous vous êtes intéressée aux droits des femmes et vous avez apporté votre contribution dans ce domaine en votre qualité de juriste également ? Pourriez-vous nous en dire davantage à ce sujet ?

FA : [5.45] Avant même d’entrer à la faculté de droit, j’avais toujours ressenti en moi une grande aspiration à la justice. Dès mon enfance. Ayant commencé mes études de droit, j’ai découvert à quel point nos lois étaient en retard, dépassées, à quel point les instruments permettant de moderniser la législation étaient inexistants en Syrie. Rares sont les gens à être au courant de ce triste état de fait, parce que ce problème n’est jamais abordé : il n’existe en Syrie aucun espace où l’on puisse débattre du droit et de ses nécessaires évolutions. Après avoir fini mes études et après avoir découvert que nous étions en capacité d’agir, de changer les choses, et qu’en tant que juristes, nous avions la possibilité de susciter un mouvement social susceptible d’élever le niveau de sophistication des lois et d’entraîner un changement dans l’arsenal juridique en Syrie. [6.32] J’ai participé à un stage de formation en matière de défense des droits de l’homme à l’Institut des Droits de l’Homme de Genève, avec lequel j’ai essayé de mettre sur pied un projet artistique, mon époux étant un artiste bien intégré dans le milieu artistique. Je leur ai proposé de réaliser des films d’information sur les droits des femmes. La plupart des habitants du monde arabe suivent des séries télévisées, la télévision les fascine. Je pense que, précisément, la télévision est un des principaux instruments permettant un changement social. [7.07] Alors, pourquoi ne pas l’utiliser ? Les gens se distraient en regardant ce type de documentaire à la télévision et, en même temps, cela leur donne une motivation pour s’intéresser aux droits de l’homme, et plus particulièrement à ceux des femmes…

HB : [7.26] Pourriez-vous nous dire si vous aviez une position sur la Révolution syrienne lorsque celle-ci a éclaté ? Nous expliquer les difficultés auxquelles vous avez été confrontés (avec votre époux Jihad), d’autant que vous étiez toujours en Syrie. Pouvez-vous nous parler de la Révolution en Syrie durant ses premiers mois, puis des circonstances dans lesquelles vous êtes partis de Syrie ? (Vous avez le choix, pour décider qui d’entre vous en parlera en premier…)

FA : [7.44] Je vais en parler la première, car ça a été une période vraiment décisive dans notre vie. Une période qui a changé beaucoup de choses pour nous, qui a mis en évidence beaucoup de choses… C’est une période avec des bons côtés, mais aussi avec des moments très durs. Personne ne s’attendait à ce qu’une révolution éclate en Syrie. Personnellement, j’étais la première à souhaiter une révolution en Syrie, parce que lorsque vous lisez des ouvrages sur les révolutions et que vous voyez à quel point elles peuvent changer une société, vous vous dites que, réellement, nous avions besoin d’une révolution. En effet, le changement était impossible, en Syrie. Nous avions essayé de changer beaucoup de choses, nous avons beaucoup travaillé dans ce sens, mais sans parvenir à générer de changement réel [8.14]. Au début de la Révolution, j’étais très optimiste, je pensais que la Révolution était la seule possibilité pour que se produise un changement radical en Syrie, que l’on puisse introduire de la justice, le respect des droits de l’homme. Et, bien sûr, je le dis franchement, ce qui nous a le plus incités à entrer dans l’action, Jihad et moi, c’est nous-mêmes, le peuple pauvre, sans emploi, ignoré, méprisé, auquel les plus élémentaires des droits humains étaient déniés. Ce qu’il y avait de bien, au début de la Révolution en Syrie – nous en ressentions de la joie –, c’est le fait que cela a cassé les murs de la peur à l’intérieur de nous-mêmes. Mais ce qu’il y avait d’attristant, c’était des exactions (de la répression) extrêmement dures et cruelles à l’encontre de gens totalement désarmés. Les pauvres…, c’est terrible… Cela a été une question de morale, je pense. Jihad et moi, nous deux, seuls, nous en avons parlé : nous avions peur. Nous comme tout le monde, vous savez…

HB : Bien entendu…

FA : [9.12] Mais, la souffrance des gens, le fait que leur voix n’était pas entendue… Peut-être la nôtre allait-elle l’être davantage, et peut-être cela pourrait-il aider les gens ? Nous avons décidé de joindre nos voix à celles des gens.

HB : [9.23] Quels étaient les problèmes auxquels les Syriens étaient confrontés ? Les problèmes essentiels qui se sont profondément inscrits dans leur existence ? En ce qui concerne la peur, c’était fini : les gens se disaient : personnellement, je vais peut-être mourir, mais il faut que nous arrivions à (nous libérer)… Mais quels étaient les principaux problèmes qui affectaient la société syrienne ?

JA : [9.36] Personnellement, je pense que la première difficulté que le peuple syrien a dû affronter, c’est le fait que la vie du citoyen syrien n’avait strictement aucune valeur à l’intérieur de la Syrie, et que cela avait nécessairement des conséquences sur sa valeur à l’extérieur de son pays. A l’intérieur de son pays, il était impossible qu’un citoyen syrien, à aucun moment, même durant son sommeil, ait un sentiment de sécurité, le sentiment qu’il avait un avenir, le sentiment d’être protégé : il avait toujours besoin de connaître « quelqu’un » qui le protège (absolument pas, bien entendu, de manière légale). C’est pourquoi ni dans sa vie professionnelle ni dans sa vie familiale, ni dans la rue ni nulle part – dans aucun domaine de l’existence – le citoyen syrien ne pouvait avoir un sentiment de sécurité. La notion de dignité avait disparu. Avec cette disparition de la notion de dignité, c’était toute la notion de valeur de la vie humaine qui était anéantie. C’était ça, le problème. Je ne parle pas seulement des plus pauvres : cela vaut aussi pour les gens aisés, y compris les plus opulents. Et si je recours à une classification selon les revenus des plus pauvres jusqu’aux plus riches, les Syriens ne pouvaient avoir le sentiment de leur dignité, de leur valeur en tant qu’êtres humains. Par conséquent, cette situation a fait que les gens, et en particulier les enfants (qui, eux, ne connaissent pas le sentiment de peur – ou, plutôt, eux que la peur ne dissuade pas car ils ne connaissent pas l’hésitation et ses conséquences) ont fait jaillir cette étincelle qui a enflammé les foules, les gens entrant en une profonde solidarité. Nous avons vu de quelle manière, après les événements de la région de Deraa, se sont soulevées celles de Homs, de Banyas, d’Al-Bayyâda, de Deir ez-Zor, de Hama…, de Damas… [11.24] C’était comme un seul corps.

HB : [11.26] … une seule douleur…

JA : Oui, c’est ça : [le peuple syrien était] une seule et même douleur. Oui, voilà : c’était ça, la cause principale…

HB : [11.32] Et vous, quelle était votre situation ? Quelle était votre réaction ? Vous apparteniez au milieu artistique. Il y avait une interaction entre le milieu artistique syrien et le peuple syrien. Dans le milieu artistique, certains artistes ont pris position pour la Révolution et d’autre ont pris au contraire position contre la Révolution d’une manière très claire. Comment cela s’est-il reflété sur votre vie, en tant qu’artiste ? Comment ressentiez-vous cette ambiance, au sein de la société ?

JA : [11.52] : Cette division était prévisible. Cela se produit dans tous les domaines : même lorsqu’un couple se sépare, il y a des gens qui prennent le parti de l’homme et d’autres qui prennent le parti de la femme…

HB : [12.00] : … c’est très juste…

JA : Il y a des causes, à cette division : si les gens ressentent de la sympathie pour tel camp ou pour tel autre camp, il y a des raisons à cela, n’est-ce pas ? Donc, je m’y attendais. Ce à quoi, par contre, je ne m’attendais pas, c’est au fait que les gens qui étaient contre ce mouvement populaire allaient l’affronter avec une telle violence, une telle férocité. Par exemple, en exigeant que l’on destitue de leur nationalité certains artistes, en appelant à leur affectation ailleurs, voire à leur licenciement, et au recours à d’autres mesures répressives encore. Chez eux, l’avis des autres était soit inexistant, soit inaudible. Pour eux, c’était, soit : « tu marches comme je le veux », soit « marche comme tu en as reçu l’ordre, ou tu es refusé, tu n’existes pas à nos yeux ! »

HB : [12.51]… c’est-à-dire : «  nous faisons de toi ce que nous voulons »…

JA : Exactement. C’est ce à quoi je ne m’attendais pas, de la part d’artistes. Je veux dire qu’au final, le fait d’être artiste, l’art, c’est une responsabilité – celle d’élever le niveau de la société. L’art est loin de la violence, il est aux antipodes de la guerre,

HB : [13.12] : vous voulez dire que l’art est plus élevé… ?

JA : L’art, que ce soit le drame, la comédie, la peinture, la musique…, c’est la richesse des différences, des voix différentes… qui constituent un grand orchestre. C’est cette attitude [de rejet] qui m’a le plus choqué, franchement.

HB : On a évoqué des cas d’exclusion des unions d’artistes : avez-vous été exclu ? (ou bien peut-être ont-ils eu peur, ne voulant pas que cela s’ébruite à Los Angeles, à Hollywood ?)

JA : [13.33] ça n’a pas beaucoup d’importance. Oui, c’est vrai, c’est vraiment des décisions à tout le moins bizarres.

HB : [13.44] : Bizarre, le fait d’exclure un artiste de son syndicat professionnel ? Je suis d’accord avec vous… Avez-vous gardé le contact avec la vie artistique en Syrie, assurez-vous un suivi de vos œuvres… ?

FA : [13.49] Oui, bien sûr, nous assurons un suivi, tout du moins nous essayons de le faire, pour être franche : cela n’est pas facile, car ici [en Californie], nous commençons une nouvelle existence. C’est très difficile. Jihad et moi-même, nous sommes venus aux Etats-Unis sans connaître personne dans ce pays. Nous avons commencé de zéro, et nous avons eu une vie très difficile, au début…

HB : [14.04] : nous y reviendrons…

FA : Mais jusqu’à présent, nous avons toujours essayé de garder le contact avec notre professeur. Mais c’est difficile, psychologiquement, lorsque vous vous trouvez à des milliers de kilomètres… il y a un décalage horaire considérable… vous vous sentez réellement dans un monde entièrement différent. Malgré cela, nous nous efforçons de suivre la vie artistique syrienne, de connaître les nouveautés, ce qui s’est passé. Jihad, tu travailles à une série télévisée, comment s’appelle-t-elle, déjà ?

JA : [14.26] « Nous nous retrouverons demain » (Ghadan naltaqî). C’est une série pleine de suspense. J’ai travaillé à plusieurs projets analogues, mais j’ai arrêté mon choix sur cette série-là.

HB : Elle est diffusée spécialement à l’occasion du mois de Ramadan, non ?

JA : Exactement, pour les soirées du Ramadan…

HB : Pourquoi ce choix ?

JA : Pour un ensemble de raisons. Tout d’abord, il y a un texte, un vrai texte, un texte plein de sincérité et de spontanéité. Un texte novateur, d’une grande tenue. Franchement, c’est à mes yeux une des œuvres qui abordent le mieux le côté humain de la souffrance des Syriens. Bien sûr, en ce qui concerne la mise en scène et le jeu des acteurs, je tiens à saluer tous ceux qui participent à cette production, depuis le metteur en scène jusqu’aux éclairagistes. C’est une œuvre magnifique, très réaliste, extrêmement passionnant. Dès que j’ai lu le scénario, j’ai trouvé qu’il était plein de belles choses.

HB : [15.30] : C’est super, que vous adressiez vos salutations et vos félicitations à cette équipe syrienne depuis ici, depuis Hollywood !

JA : C’est tout à fait normal. La sincérité, c’est ce qui fait l’art véritable, et cette vérité ne se limite pas à un endroit en particulier. Je peux voir un jour une pièce de théâtre dans un tout petit village perdu, en Chine, et il peut s’agir de très grand théâtre…

HB : [15.52] Parlons maintenant de votre arrivée à Hollywood, un sujet en soi, en raison des difficultés que cela a comporté. Jihad, maintenant, vous êtes ici…

JA : Oui, les difficultés de s’intégrer ici, je peux dire que je les connais bien…

HB : Vous savez combien sont nombreux les artistes qui ont du succès dans leur pays, qui viennent ici et qui ne trouvent aucune possibilité d’y travailler ?… Nous parlerons bien sûr de votre succès personnel ici, que vous avez réussi à assurer en un temps record… Mais comment êtes-vous arrivés ici ? Fadya… ?

FA : [16.17] Comment cela a-t-il commencé ?… Je voulais surtout aller poursuivre mes études à l’étranger… en Europe…, aux Etats-Unis… J’ai candidaté à plusieurs bourses d’études pour pouvoir le faire. Je souhaitais partir à l’étranger pour faire une maîtrise, tout en travaillant dans le domaine de la défense du droit des femmes. Mon rêve, c’était de mettre sur pied une organisation, une association à but social pour améliorer la situation des femmes en Syrie. Mais c’était très difficile. Bien sûr, vous connaissez les obstacles auxquels se heurtent chez nous les initiatives citoyennes…

HB : C’était avant la Révolution ? Le régime en effet n’aidait guère ce genre d’initiatives…

FA : J’ai eu énormément de difficultés, j’avais un rêve : je pensais que je pourrais partir à l’étranger et mieux connaître les procédures en vigueur là-bas, de manière à savoir comment commencer, puis de revenir en Syrie et d’y œuvrer à la défense des droits des femmes. En 2010, j’ai candidaté à plusieurs bourses d’étude (dont beaucoup étaient liées à des sujets secondaires, qui représentaient un peu une perte de temps…). Ainsi, j’ai eu un entretien au Centre culturel britannique en vue de l’obtention d’une bourse d’étude en Angleterre, mais ça n’a pas marché…, et j’ai fini par oublier cette piste. Puis, en 2011, ce fut le début de la Révolution en Syrie. [17.35] et très rapidement, j’ai eu beaucoup de problèmes dans mon milieu professionnel (je travaillais au ministère de la Culture), beaucoup de difficultés …

HB : [17.48]… en raison de vos prises de position ?…

FA : Oui, bien sûr, notamment en raison de mes prises de position… J’ai démissionné de mon travail et je suis restée à la maison durant quelque temps. Ensuite, l’ambassade des Etats-Unis m’a appelée pour me dire : « Vous avez déposé une candidature début 2011, nous vous informons que celle-ci a été retenue ». Je ne parvenais pas à y croire… Lorsque j’ai reçu cette nouvelle, je n’avais plus de travail, je ne savais plus quoi faire… C’était une période où j’avais très peur. [18.12] Tout m’incitait à accepter : je pouvais aller étudier aux Etats-Unis, y terminer mes études (en obtenant un diplôme), revenir en Syrie et commencer à réaliser mon rêve…

HB : [18.17] D’accord…

FA : Alors : voilà, j’ai préparé mon départ et je suis partie. A ce moment-là, j’avais beaucoup d’espoir, je ressentais encore un enthousiasme, je me disais que nous étions en train de vivre une révolution, que nous avions l’espoir de pouvoir vivre bientôt dans un pays démocratique…

HB : Vous pensiez que vous alliez rentrer le plus rapidement possible en Syrie… ?

FA : Exactement. J’ai contacté Jihad pour lui dire que j’allais partir étudier à l’étranger une année, et revenir en Syrie. Et c’est sur ce principe que je suis venue ici, J’ai commencé mes cours. Mais rapidement, je dois vous dire que lorsque vous êtes à l’étranger, vous commencez à voir ce qu’il se passe en Syrie d’une autre manière. J’ai vu le revers de la médaille, j’ai vu les développements politiques en Syrie et j’ai en partie perdu mon espoir dans un succès rapide de notre Révolution. Depuis l’étranger, vous commencez à voir l’aspect attristant de la situation politique, et j’ai pris alors conscience du fait que nous aurions un très long chemin à parcourir. [19.10] Tandis que j’étais sur le point de finir mes études, j’avais très peur pour Jihad, cela d’autant plus que nous avions beaucoup de difficulté à communiquer… nous ne pouvions pas nous parler franchement (au téléphone). J’ai connu beaucoup de nos amis artistes qui ont subi de très graves mauvais traitements… j’avais vraiment très peur pour Jihdad. Je l’ai appelé, et je lui ai dit : « Il faut que tu viennes ici me rejoindre ! ». [19.28] Il refusait totalement cette idée. Ce fut un de ces moments décisifs pour notre avenir, mais sur lequel nous n’étions pas d’accord… Il refusait absolument de venir vivre en Amérique. Mais moi, je voulais qu’il vienne, parce qu’étant à l’étranger, je voyais des choses [qui se produisaient en Syrie] que Jihad n’avait pas la possibilité de voir. Je voulais qu’il vienne vivre ici pour que nous puissions les voir (et les analyser) ensemble. [19.44] Je l’ai convaincu [se tournant vers Jihad : tu te souviens ?] en lui disant qu’il me manquait beaucoup, qu’il vienne me rendre visite, seulement un mois, après quoi il pourrait repartir en Syrie… [19.52] Et grâce au Ciel, je suis parvenue à le convaincre… Il est donc venu me rendre visite. Quand il est venu, il n’avait pratiquement pris aucun vêtement dans ses bagages (pour être sûr de ne pas donner l’impression qu’il allait rester plus longtemps) ! [20.02] Une fois qu’il a été là, nous avons beaucoup parlé de la situation, puis j’ai obtenu mon diplôme universitaire, mes études étaient terminées. Je lui ai demandé s’il pensait vraiment retourner en Syrie, et je lui ai dit que je ne pensais pas que cela serait possible. Après tout le militantisme que nous avions déployé ici (en Californie)…

HB : Quelles informations receviez-vous depuis l’intérieur de la Syrie, lorsque vous étiez en Amérique ?…

FA : Nous recevions la voix des pauvres gens, qui mouraient, hélas, sous la torture, et que personne n’entendait. Jihad et moi, nous avons tenté de faire tout ce que nous pouvions, nous avons monté des pièces de théâtre. J’ai écrit une pièce dont j’ai joué l’un des rôles, Jihad incarnant le personnage principal. Nous l’avons jouée dans l’Etat du Minnesota.

JA : [20.40] Nous nous trouvions dans l’Etat du Minnesota, dans le nord des Etats-Unis, Fadya a suggéré que nous montions une pièce de théâtre. Je lui ai dit que j’avais peur, que c’était impossible. Elle m’a alors répondu que nous devions faire quelque chose, qu’il fallait aider les Syriens. Bien sûr, je dois avouer que Fadya est beaucoup plus courageuse que moi, je le reconnais volontiers. Elle m’a dit…

HB : [21.04] on dit souvent que les femmes n’ont pas froid aux yeux… Cela s’est vérifié même en Syrie…

JA : C’est incontestable… Fadya a suggéré : « C’est simple : portons des masques !… ». Je lui ai dit qu’avec des masques, c’était O.K., j’ai accepté de jouer (mais je n’étais pas sûr que ma voix allait porter…). Nous avons joué la pièce à plusieurs reprises et, pendant tout ce temps, nous recevions des informations sur ce que les Syriens subissaient, et j’ai eu de plus en plus la conviction que je ne pouvais pas continuer à jouer en portant ce masque… : pourquoi nous masquer ? Nous tournions des vidéos des représentations. Mais un jour nous avons décidé de jouer à visage découvert, parfois devant plus de deux cents cinquante personnes. C’est Fadya qui avait lancé les invitations. Des associations ont envoyé des représentants. J’ai été extrêmement surpris de l’intérêt des gens, nous jouions devant une salle pleine à craquer. Ce fut une expérience merveilleuse. Le doyen et d’autres responsables importants de l’Université sont venus assister à une représentation…

HB : [22.06] : Et vous avez joué… sans masques… ?

JA : Absolument, ça a été extraordinaire. La pièce a eu un franc succès. Ainsi, Fadya avait terminé ses études, et j’étais venu la rejoindre en Californie…

HB : … à Los Angeles ?…

JA : Oui…

HB : [22.16] Donc, vous êtes à Los Angeles… La difficulté d’Hollywood, vous connaissez : c’est vous, Jihad, qui avez évoqué des chiffres…

JA : A Los Angeles, précisément… Pourquoi ressent-on une telle pression, à Los Angeles ? C’est parce qu’à Los Angeles il y a Hollywood… C’est ça, le principal point d’attraction. D’après les statistiques, chaque année, trois millions de personne viennent à Los Angeles. Et chaque année, trois millions de personnes qui n’ont rien « décroché » repartent de Los Angeles.

HB : [22.52] Trois millions… d’acteurs ?

JA : Trois millions d’artistes : comédiens, musiciens, danseurs… Mais très majoritairement, à plus de 75%, d’acteurs… (le chiffre englobe les acteurs, les musiciens, les plasticiens, les écrivains…). Et ces gens viennent à Los Angeles, où ils travaillent dans les restaurants, dans les transports, dans la téléphonie, dans n’importe quel domaine où ils puissent gagner juste de quoi payer leur chambre d’hôtel, leur électricité et leur abonnement au téléphone… Trois millions de personnes ne font que passer, à Los Angeles, sur lesquelles il reste de cent à cent-quatre-vingt/deux-cent personnes qui ont réussi à « faire leur trou » et à s’établir. Beaucoup de ceux qui viennent à Los Angeles n’ont jamais étudié le théâtre. Ils viennent ici pour s’inscrire dans les nombreuses écoles de théâtre. Jim Carrey est venu ici sans avoir pratiquement de quoi manger. Il a vécu près de vingt jours dans sa voiture : il y dormait (il l’avait achetée pour quelques centaines de dollars). Donc, pendant trois semaines, il a dormi dans sa voiture, et dans la journée, il passait des auditions… Robert Pattinson, qui a joué dans le film Twilight,

HB :… le jeune premier…

JA : oui, en effet…, Robert Pattinson, donc, est resté durant sept ou huit mois à passer des essais, sans succès, si bien qu’il s’est résigné, se disant qu’il devait être un mauvais acteur, après tout. Il a décidé de retourner en Angleterre, pensant qu’il n’y arriverait jamais. On lui a proposé une dernière audition, ses amis insistaient pour qu’il y aille, mais lui, il répondait qu’il avait déjà réservé sa place dans un avion. Mais finalement, in extremis, il a accepté, et lors de cette audition, on l’a recruté ! Oui, c’est vrai : être admis à Hollywood, et c’est très difficile. Lorsque je suis venu ici, personnellement, je voulais savoir quel était le cursus précis qu’il convenait de suivre, j’avais un bagage important, j’avais beaucoup d’idées et de possibilités, je les mettais à la disposition des Américains. Franchement,

HB : [24.32], mais bien sûr : les langues que vous parlez…, votre formation…, votre célébrité en Syrie…

JA : j’avais contribué à des séries, à des courts-métrages, j’avais fait des doublages…, donc, comme je l’ai dit, je voulais savoir quelle était la méthode… On m’a dit : « la méthode comporte beaucoup d’étapes : deux, trois, quatre… Tout ton bagage, tu ne peux pas le déballer devant eux et leur dire : « vous voyez ce tout ce que j’ai fait : recrutez-moi ! » Ils s’en moquent totalement »… Je ne savais pas comment on peut trouver du travail en Amérique. Comment cela se passe, en Amérique ? En résumé : il faut tout recommencer de zéro…

HB : [25.02] : Absolument…
JA : Tu vas devoir tourner des essais, prendre des cours, prendre connaissance des méthodes locales, passer des auditions, t’inscrire sur les sites web spécialisés…,

HB : [25.10]… exactement comme ces millions de candidats que vous avez évoqués…

JA : Oui ! C’était décourageant. Mais je me suis dit : « Tentons le tout pour le tout ! », je vais recommencer de zéro, les difficultés que j’ai eues en Syrie, je ne les aurai pas ici. J’ai beaucoup de chance, je suis né dans une famille de battants, de la région du Qalamûn, et j’ai épousé quelqu’un qui croit en la lutte, en l’effort et en la constance, c’est pourquoi je m’attache à ce que je fais et je suis prêt à commencer de zéro. J’ai passé de nombreuses auditions, notamment, et, en un an, j’ai réalisé quatre courts métrages, ainsi qu’un long métrage (une comédie) qui ne m’a rien rapporté (la première somme que j’aie perçue de mon travail s’est montée à 240 dollars…)

HB : [petit rire].

JA… [25.50] 240 dollars ! Ce n’était pas grand-chose, mais, pour la première fois, j’étais rémunéré !… Mais après… (bien sûr, je dois ajouter que le film en question était en russe).

HB : [25.58] Ah bon, en russe ?

JA : (Je me souviens), en attendant de passer l’audition, je regardais autour de moi, et je me demandais ce que je fichais là : il y avait des Russes avec les cheveux longs, des grosses lunettes, massifs… J’étais là, moi, un Syrien chétif, assis au milieu d’eux, j’ai enregistré mon nom…

HB : Vous parliez russe avec eux ?

JA : Bien entendu…

HB : O.K…

JA : [26.12] (J’étais donc là, mal à l’aise), on a appelé mon nom… J’ai passé l’audition, et après environ trois quarts d’heure, on m’a appelé au téléphone pour m’annoncer que j’étais reçu (félicitations !) !

HB : Votre aspect physique convenait…

JA : Et puis, surtout, le fait que je parle le russe… Avec ce film, j’ai eu du travail pour toute une année ; ça n’a pas du tout été facile, il n’y a aucun régisseur qui envisage favorablement le fait de travailler avec quelqu’un de nouveau.

HB [26.50] Une brève annonce, chers téléspectateurs, et nous reprenons notre programme : restez avec nous…

HB [26.54] : Nous voici à nouveau ensemble, chers téléspectateurs, pour la suite de notre émission spéciale de la série Fî-l-Mihwar, avec l’artiste syrien célèbre dans le monde entier Jihad Abdo et son épouse, l’artiste plasticienne syrienne Fadya Affâsh…

Il y a un point important sur lequel je souhaite que nous revenions : vous avez dit que vous aviez une dette envers Fadya, votre épouse, pour l’aide qu’elle vous a apportée, qui vous a permis de réaliser votre rêve. Pourriez-vous nous en dire davantage ? Qui commence ?

JA : [27.20] Fadya n’en parlerait pas, c’est (donc) moi qui vais en parler… Je dois à Fadya la moitié de mon succès, sinon davantage encore (je ne dis pas cela parce qu’elle est présente ici). Tout d’abord, sans son soutien et sans ses encouragements permanents (car nous, les artistes, nous sommes des êtres très sensibles et nous sommes enclins au découragement, et Fadya était toujours là, pour me rassurer, me dire qu’elle était là, à mes côtés, que si j’avais échoué, ça n’était pas grave, que si quelqu’un échoue aujourd’hui, il réussira demain). [27.56] Troisièmement, lorsque Fadya a terminé ses études, au lieu de choisir un emploi à Washington ou à New York…

HB : dans son domaine de spécialité, c’est-à-dire le droit, n’est-ce pas ?

JA : oui, bien sûr… Je lui avais dit : que penses-tu de l’idée de venir vivre à Los Angeles, où j’ai des engagements… Elle a été d’accord, elle a fait ce sacrifice, et je lui en suis infiniment reconnaissant, car renoncer à New York ou Washington, cela représentait de sa part faire un sacrifice important sur le plan professionnel. C’est quelque chose d’énorme, ça n’est pas rien, lorsque quelqu’un a fait autant d’études puis dit à son compagnon ou à sa compagne : « d’accord, je renonce à mon projet ». [28.26] Toutes les photos, tous les clips vidéo que j’ai présentés à des producteurs, à des metteurs en scène, c’est Fadya qui les a réalisés. C’est elle qui choisissait : par exemple, sur une vidéo d’une durée de cinquante secondes, elle retenait quelques secondes seulement, celles qui étaient susceptibles de retenir l’attention d’un producteur ou d’un metteur en scène éventuel. Il faut que, dès qu’un producteur (par exemple) voit un clip, il se dise qu’il est en présence de ce dont il a besoin, il faut que cela retienne immédiatement son attention… Il faut savoir qu’au cours d’une journée, ils voient généralement entre un millier et deux mille vidéos. Elle m’a conseillé de commencer par cela : elle réalisait les montages, un travail très minutieux, qui prend beaucoup de temps. Tout ce qui relevait du site web, de Wikipedia, c’est elle qui s’en est chargée, des heures durant…

HB : [29.10] … cette reconnaissance envers Fadya, que vous exprimez, cela fait partie des choses que les Américains apprécient énormément : ils adorent, lorsque des hommes sont reconnaissants envers leurs compagnes… Mais c’est quelque chose de très inhabituel, dans notre pays, la Syrie, malheureusement…

FA : [29.28] C’est vrai… Maintenant, je peux parler à mon tour de Jihad. En tant qu’homme, en tant qu’artiste, en tant que comédien, Jihad n’est plus le même que lorsque nous étions en Syrie. En Syrie, Jihad était différent, pour dire la vérité. Je reconnais à Jihad le fait que, même si quelqu’un lui dit qu’il ne partage pas son avis, il est capable de tenir bon et d’affirmer que ce qu’il dit est ce qu’il pense. En ce qui concerne les droits des femmes… : Jihad en parlait, ce qui était extrêmement rare, en Syrie. Les gens étaient étonnés. Toute sa vie, en tant qu’homme, Jihad a défendu la justice, il s’est toujours mis à la place de l’autre. En tant que comédien, il a toujours été sincère, il travaille avec sincérité et avec une grande fidélité envers les auteurs. Toutes ces qualités n’étaient pas reconnues pour telles en Syrie [30.20], socialement…

HB : [30.24]… (En Syrie), on n’est pas habitué à ce genre de choses…

FA : Oui, pour les gens, là-bas, c’était sans doute étrange, c’est quelque chose qu’ils critiquent ouvertement : on considérait Jihad comme quelqu’un de pas très futé, comme quelqu’un qui ne vivait pas vraiment avec son temps…

JA : … comme quelqu’un d’un peu « plouc », quoi… (rires).

FA : Jihad est quelqu’un qui ne s’abaissera jamais à mentir pour obtenir quelque chose. Et faire preuve d’une telle droiture, ça n’est pas facile, en Syrie. Il est venu ici…, je lui ai dit : « tu vois, Jihad, quand quelqu’un travaille par lui-même, un jour ou l’autre, il réussit ». Ici, sur le plan social, comme sur le plan artistique, Jihad est très estimé, on apprécie tant ses qualités humaines que son talent artistique. Et puis, il y a aussi autre chose, une chose dont je suis particulièrement fière : c’est toutes ces fois où je ressentiment que Jihad est un ambassadeur de la Syrie… Ici, en Amérique, quand vous dites « Syrie », les gens pensent presque uniquement à quelque chose de mauvais, de négatif.

HB : [31.14] Oui, c’est vrai, ici, les gens pensent immédiatement au terrorisme, par exemple… c’est l’image que véhiculent les médias américains…

FA : Mais oui, bien sûr… Jihad, lui, présente du peuple syrien sa véritable image, celle d’un peuple hautement civilisé ; c’est quelque chose dont je suis très fière.

HB : [31.24] Ici, le « béni-oui-ouisme » ne marche pas, les Américains apprécient principalement la transparence, non ?

JA : Exactement. Dans toutes les circonstances où j’ai rencontré des gens importants, ici (en Amérique), la première chose que j’ai ressentie, c’est leur haut niveau de culture, et aussi leur qualité humaine. Mon dieu, quand je repense à mon cas, à moi qui n’étais personne… Ils font toujours sentir que c’est l’autre, c’est-à-dire vous, qui est un grand bonhomme. Ce sont toujours eux qui prennent l’initiative de se présenter à vous…

HB : … et c’est en particulier le cas des personnes importantes, des gens célèbres, n’est-ce pas ?

JA : Tout à fait.

HB : En Syrie, nous avons un système politique et un régime tels qu’ils ont entraîné une transformation à l’intérieur des personnes…

FA : [32.22] Les études sociologiques et politiques ont toujours montré qu’il n’existe pas de peuple meilleur qu’un autre, ni de peuple supérieur à un autre, ni de peuple qui aurait mérité la punition divine. Non : nous sommes tous des êtres humains. Nous sommes tous semblables. Tous, nous aspirons à jouir de nos droits fondamentaux, nos droits à la vie et au bonheur, à une vie dans la paix, la sécurité et la dignité. Dans tous les cas, ce sont les responsables politiques qui portent atteinte à leur peuple, ce sont les décideurs qui veulent conformer leur peuple…

HB : … par des politiques décidées d’en-haut ?…

FA : [33.00] Lorsqu’on assure des conditions politiques équitables et optimales, la situation économique s’améliore et cela a pour conséquence que la vie sociale s’améliore également. Par conséquent, tout dépend de l’ennemi principal : la pauvreté. La pauvreté est une ennemie, elle est l’ennemie de la moralité. Quand les gens vivent dans la pauvreté, il leur est difficile de s’instruire, de développer leurs talents. Quelqu’un de pauvre qui réussit à s’en sortir, c’est un véritable miracle : il a nécessairement énormément travaillé, fourni un effort immense, tout à fait exceptionnel…

HB : [33.20]… Chez nous (en Syrie), nous avons un système politique et social qui est hostile aux gens…

FA : C’est tout à fait ça.

HB : [33.38] Je voudrais maintenant, Fadya, que nous parlions de vos activités ici : vous avez fait plusieurs conférences dans des universités américaines et vous avez été interviewée par des radios américaines autour de la question syrienne… Comment cela a-t-il été perçu par le public américain ?

FA : [33.56] En Amérique, de manière générale, les gens sont éloignés du domaine politique syrien. Assez souvent, les Américains sont même incapables de situer la Syrie sur une carte de géographie. A mes yeux, cela explique en très grande partie le fait que l’opinion publique internationale ne bouge pas face à ce qui se passe en Syrie. C’est la conséquence de l’éloignement de la Syrie par rapport aux opinions publiques : les gens, à l’étranger, ne savent pas ce qui se passe en Syrie. Les médias n’assurent absolument pas une couverture honnête des événements en Syrie. En ce qui nous concerne, en tant que militants, le seul instrument que nous ayons eu à notre disposition a été le fait d’aller rencontrer nous-mêmes les gens et de leur transmettre des témoignages et des informations. Personnellement, je me suis efforcée d’aller dans les universités américaines pour parler de la Syrie, de me présenter au public en tant que Syrienne, comme exemple de femme syrienne parmi d’autres, et de présenter au public nos revendications, ce que nous voulons, notre révolution, comment certains essaient de confisquer celle-ci, et pour quelles raisons. Pourquoi, jusqu’à présent le monde ne nous soutient-il pas, malgré tous ces drames extrêmement douloureux ? Bien que la moitié du peuple syrien ait été contraint à s’exiler ? Imaginez : une situation telle que celle-là existe-t-elle dans un autre pays ? [34.52] La seule solution, c’était de nous adresser au gens directement. A chaque fois, j’étais stupéfaite de voir combien de personnes ne savaient strictement rien de cette situation. Chaque jour, je recevais jusqu’à deux cents courriels de gens qui m’écrivaient pour me dire que lorsqu’ils liraient une information sur la Syrie, désormais, ils se souviendraient de moi, me disant : « Sans vous, nous ne saurions toujours pas ce qu’il se passe en Syrie ». [35.13] Mais comme je vous l’ai dit, je ne suis qu’un individu parmi d’autres : il faudrait que nous, les militants, nous travaillions tous ensemble, si nous voulons avoir une quelconque influence.

HB : [35.25]… il faut un travail collectif…

FA : … oui, une action collective : nous devons nous mobiliser pour gagner tous ensemble la sympathie de l’opinion publique mondiale…

HB : [35.30] J’aimerais que vous nous parliez de vos œuvres (nous en présenterons dans le cours de notre émission)… Pouvez-vous nous parler de vos tableaux qui ont été inspirés par la tragédie syrienne ?

FA : En vérité, j’ai connu moi aussi une période de dépression, lorsque j’étais encore en Syrie, en raison de l’intense douleur que nous ressentions, il y a eu des gens, que je connaissais : lorsque j’ai appris ce qu’il leur était arrivé… ! Certains sont morts noyés en mer… Des souffrances terribles… Des souffrances sociales… Une crise généralisée. A mes yeux, c’est la pire crise que le monde n’ait jamais connue. Après la Seconde guerre mondiale, c’est aujourd’hui, en 2015, qu’il y a le plus grand pourcentage de personnes déplacées dans le monde. Tout cela m’a causé une sorte de désespoir, et la seule chose qui m’a permis de sortir de cette désespérance, c’est le fait de dessiner. Pour moi, le fait d’être artiste m’a donné de fait la seule possibilité dont je disposais d’exprimer mon abattement et la profonde douleur que je ressentais. J’ai commencé par peindre plusieurs tableaux, puis j’ai décidé de les exposer. [32.36] J’ai fait un tableau à propos de chaque personne (victime du conflit, ndt) que je connaissais personnellement. J’ai fait plusieurs expositions, qui ont été elles aussi des occasions de faire connaître au public américain notre douleur, de lui faire connaître aussi notre point de vue (parce que, malheureusement, il y a aussi beaucoup de points de vue qui nous sont hostiles).

HB : [36.48] … surtout que beaucoup de gens ne voient en Syrie qu’un conflit entre Al-Assad et les terroristes…

FA : Exactement. J’ai donc fait plusieurs expositions, et je dois dire que l’art a été un moyen efficace pour attirer l’attention du public.

HB : [37.04] Vous avez représenté le peuple, la souffrance du peuple syrien, un peuple qui est une victime innocente…

FA : Chaque tableau représentait une personne, en Syrie. Une personne qui n’était pas présente, mais dont mon tableau exprimait la voix. Mon but était de faire passer le message de ces victimes syriennes au travers de mes tableaux.

HB : [37.16]… et vos expositions ?

FA : J’ai organisé trois expositions à Los Angeles, sur la Révolution, sur notre souffrance, la souffrance du peuple syrien. Et je prépare une prochaine exposition pour le mois de mars (2016), pour laquelle j’ai déjà retenu une salle, j’espère que tout se déroulera bien.

HB : [37.32] Vous avez réalisé un film documentaire sur les correspondants de presse (volontaires) syriens qui sont tombés victimes du conflit. Cela les rappelle aux Syriens, alors que vous auriez pu les oublier, car vous vivez ici, loin de la Syrie, mais vous continuez à agir dans le même sens qu’eux en transmettant la voix des Syriens… Pouvez-vous nous parler de ce film documentaire ?

JA : [37.50] Il y a un Syrien qui étudie ici la mise en scène cinématographique, dans une université américaine, il met au point son film de fin d’études, qui traitera du journalisme et des journalistes, en particulier des correspondants (de guerre) et tout particulièrement des correspondants de guerre (volontaires et bénévoles, ndt) syriens. Il s’appelle Fayçal al-Atrash. Il m’a dit : « Voudriez-vous être des nôtres et jouer un rôle dans mon film ? » Je lui ai répondu : « Bien sûr ! Avec un tel sujet… ». Il m’a envoyé le scénario, que j’ai trouvé très beau (je n’avais vu aucune réalisation de ce jeune Syrien). Je lui ai dit qu’il pouvait compter sur moi. En fait, je n’ai pratiquement pas de rôle, dans ce film, juste un tout petit rôle.

HB : J’ai eu l’occasion de le voir…

JA : … un tout petit rôle… Il m’a dit de ne pas me fâcher, qu’il ne s’agissait pas d’un rôle de héros, etc. Je lui ai répondu que cela n’était pas un problème. Cela ne m’a jamais posé problème, depuis toujours, d’avoir un rôle même minime dans un projet dès lors que ce projet est raisonnable et que c’est un beau projet. Ainsi, nous avons tourné le film (au fait, il avait écrit le scénario et les dialogues en anglais – son professeur lui a demandé pourquoi il ne le traduirait pas en arabe, car cela serait plus authentique). Nous avons cherché des acteurs arabophones, nous avons tourné le film (en arabe), et j’ai constaté qu’il avait un très bon écho auprès du public, il a eu beaucoup d’audience. Et c’est excellent, de réussir à faire passer une idée qui peut être absente, de manière générale, chez les spectateurs, grâce à un récit cinématographique comme un court métrage, par exemple, car cela permet de sensibiliser beaucoup de personnes. Je suis très satisfait, après cette expérience. Très satisfait que ce jeune réalisateur syrien ait pu faire ce film documentaire, ce réalisateur a un grand avenir. C’est aussi une chose excellente que ce film existe : toutes ces personnes qui ont essayé de faire passer des idées depuis l’intérieur de la Syrie ont souvent sacrifié leur vie, leur famille, leurs enfants, tout ce qu’ils avaient de plus précieux.

Il est impossible que le sacrifice de ces héros reste ignoré : nous devons absolument nous souvenir d’eux et honorer leur mémoire.

source : https://www.youtube.com/watch?v=QfPr40Y9L30