Soirée à l’Odèon – Intervention de Elias Khoury « La douleur syrienne »

Article  •  Publié sur Souria Houria le 15 octobre 2011

La Syrie… vers la liberté
Soirée d’information et de solidarité
à l’Odéon-Théâtre de l’Europe
lundi 10 octobre 2011

1/
Le terrible massacre perpétré en Syrie a-t-il pour objectif de nous familiariser avec la mort en soustrayant la douloureuse image de la victime ?
Il ne s’agit pas de politique, ce qui se passe aujourd’hui précède la politique et transcende la discussion sur l’avenir du régime, les réformes et la question du front de refus. Ce qui se passe aujourd’hui est une atteinte à la dignité de la victime, un mépris de la souffrance, une démolition de l’image humaine en nous. La politique est tombée dans les abysses, le pouvoir agit comme un rapace, il terrorise et il est terrorisé par ceux qu’il terrorise, il assassine, se suicide en entraînant le pays avec lui et en brisant toutes les valeurs qui rendent la vie possible.
Aujourd’hui, je ne vois que l’horreur et la ruine. Le sang recouvre notre vue, la mort se répand partout, la machine répressive broie tout sur son chemin.
Il est temps de méditer le gouffre où a versé ce pouvoir qui se croit tout permis, outrageant les victimes et se dépréciant par là même, narguant la vague du sang versé et se gaussant du crime.
Et la grande question posée par les révolutions arabes s’impose : celle de la terre, celle du début et de la fin des choses, celle que les martyrs posent à la mort, celle que les morts posent aux vivants, celle des valeurs que tous les régimes despotiques ont corrompues tout au long de leur règne et qui ont été ensuite foulées sous les bottes des assassins.

2/
En observant ce qui se passe, nous sommes croulons sous l’avalanche des photos des victimes. Il s’agit d’un massacre franc et sans équivoque. Des enfants mutilés avant ou après leur assassinat, des jeunes violentés avant ou après leur meurtre, des balles explosant dans les corps, des assassins usant du temps pour tuer le temps.
Des chars sans yeux, des yeux fermés sur la mort, un ciel de plomb, des maisons pillées qui gémissent, des hurlements.
Nous fermons les yeux pour dormir et nous entendons les sanglots monter du fond de notre cœur. Nous sommes frappés par une tristesse sans bornes qui monte de nos entrailles. Nous nous dirigeons vers quelque chose qui ressemble à la stupeur qui saisit les morts à l’instant de leur mort.

3/
Comment le régime peut-il continuer à verser le sang sans aucune retenue ? Où, comment et pourquoi toutes les sensations humaines se sont-elles figées de manière à faire prévaloir l’instinct du sang sur tous les autres instincts afin de devenir l’unique moteur de la prestation tyrannique ?
Le despote n’est pas seulement aveugle, il est sourd aussi. Il ne voit que sa propre image, il est imbu du vide qui le remplit, il est possédé par le sentiment d’être le maître qui n’a besoin ni de justice ni de légitimité. Il puise son pouvoir absolu dans sa puissance qui se nourrit de la peur des autres. Un apeuré qui fait peur, un dominateur écrasant les gens, se prenant pour l’unique être humain, considérant que ceux qui sont autour de lui, sous lui, sont les esclaves de sa volonté, ils lui doivent leur existence même.
Le despote suprême n’entend pas, il est un dieu qui ne voit pas, il est un monstre assoiffé et jamais rassasié. Le dictateur est condamné à l’hystérie du pouvoir, à la folie des grandeurs, à la peur.
Ces sentiments et ces désirs sont adoptés par tous les éléments de l’appareil répressif de bas en haut. Le shabbih est effrayant, il est effrayé aussi. Il exploite la peur en terrorisant les gens, il règne sur les corps et les âmes, il tue avec l’esprit du chasseur qui se saoule du sang de la victime. Il est un petit tyran qui écrase les visages et les nuques, il ressent la fatigue du vainqueur et le plaisir du violeur. Au-dessus de lui se trouve un maître qui l’écrase à son tour, et nous apercevons au-dessus de sa tête encore un maître, plus grand. Ainsi, les bottes qui écrasent les têtes forment toute une pyramide de répression, d’humiliation et de spoliation.

4/
La grande révolution syrienne a brisé la porte de la souffrance et c’est là la grande vertu du torrent des manifestations gorgées du sang des victimes. Avec leurs mains nues, les Syriennes et les Syriens ont frappé les murs de leur grande prison, leurs cris de défi se sont élevés. Rien ne les fait reculer, ni les balles, ni la prison. Nous sommes en face de l’un de ces miracles réalisés par les peuples qui décident de dompter l’histoire.
Six mois et le peuple cogne les murs, le sang éclabousse les rues, les cris des victimes résonnent dans le ciel du Machrek arabe.
Six mois, et les Syriennes et les Syriens esquissent un horizon humain dont le seul titre est la dignité humaine, le droit à la liberté.
Six mois et les jeunes se dirigent vers la mort avec un pied ferme et un visage lumineux. Ils constituent des offrandes à la liberté, ils sanctifient la terre de leur patrie avec leur sang, ils tracent un nouvel horizon aux Arabes par leur volonté, leurs souffrances et par la douleur de l’âme qui s’échappe de leurs doigts figés par la mort.
Six mois et les murs des prisons s’effritent sous leurs cris, mais la machine aveugle du meurtre devient de plus en plus aveugle et sauvage, elle s’enfonce de plus en plus dans le sang, le meurtre et la spoliation.
Devant cette immense souffrance jaillissant de la volonté d’un peuple qui construit la vie, les Arabes s’inclinent, en constatant encore une fois que Damas, al-Cham, est leur cœur qui bat de liberté, que le sang syrien qui a coulé est le prix de notre dignité, il libère notre patrie du ventre du requin du despotisme.

Vous seuls, Syriennes et Syriens !
Vous comblez nos cœurs et nos yeux avec vos cris pour la liberté.
Votre sang inonde notre conscience et notre âme.
C’est l’instant de solidarité avec vous, de l’identification avec votre combat.
Syriennes, Syriens, vous préparez le conte de votre liberté, pétri de courage, de sang, de dignité.
Depuis Deraa dans les plaines du Haurân où a germé la première graine de blé et le premier amour,
le Sens que vous édifiez s’épanouit, non seulement pour votre pays, mais aussi pour tous les Arabes.
Vos sacrifices, vos blessures, vos cris, vos poings levés sont notre espoir.
Vous seuls, aujourd’hui et demain !
Seule la promesse de la fin de l’humiliation et de la répression.
Avec vous, grâce à vous, le pays de Cham redeviendra
Grain de beauté sur la face du monde
Rose de la liberté!