S’y retrouver avec la Syrie ? Impossible mais indispensable – par Ramzy Baroud

Article  •  Publié sur Souria Houria le 9 mai 2014

Il nous faut comprendre les racines de cette guerre abominable, mais il nous faut aussi y mettre fin pour le bien du peuple syrien.

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La Syrie subit des niveaux de destruction et de violence qui défient l’imagination et tout bon sens…

Cette semaine, j’ai encore viré un ami sur Facebook. Cela peut sembler trivial, mais pour moi ce ne l’est pas. La raison de mon acte était la Syrie. Comme en Égypte, la Syrie a instigué bien des ruptures dans les réseaux sociaux, avec des gens qui jusque là étaient vus avec un certain respect voire avec admiration.

Mais il ne s’agit pas d’une affaire de réseaux sociaux. Le problème réside au cœur même du conflit syrien avec toutes ses manifestations, qu’elles soient politiques, sectaires, idéologiques, culturelles et intellectuelles. Tandis qu’à gauche (pas la gauche institutionnelle bien sûr) la Palestine a réuni beaucoup de gens de même sensibilité, l’Egypte a fragmenté cette unité, et la Syrie l’a pulvérisée et fait voler en éclats.

Ceux qui pleuraient sur les victimes des guerres israéliennes contre Gaza n’ont pas paru très préoccupés par les Palestiniens mourant de faim dans le camp de réfugiés de Yarmouk à la périphérie de Damas. Certains ont carrément condamné le régime syrien pour le siège qui a tué des centaines de personnes, alors que d’autres blâmaient les rebelles. Certains sont même allés plus loin dans leurs écrits, blâmant les résidents du camp. D’une manière ou d’une autre les réfugiés étaient impliqués dans leur propre détresse et ils devaient être punis collectivement pour avoir manifesté de la sympathie envers l’opposition syrienne.

La seule ligne logique qui existe dans l’histoire de Yarmouk, tout comme dans celle de la Syrie globalement, c’est l’absence de logique. Il s’est avéré que la solidarité avec les Palestiniens a des limites. Si des forces loyales au Président Bachar al-Assad procèdent à des tirs – et bombardent et affament – alors, la détresse des réfugiés est ouverte à discussion.

Il s’est aussi avéré que certains de ceux qui se posent en militants des droits de l’homme sont rarement mus par des priorités éthiques, mais plutôt par une idéologie dogmatique tellement rigide qu’elle ne laisse aucune place aux arguments sensés basés sur une sérieuse investigation des faits.

Certains « progressistes » autoproclamés ont décidé d’élever le statut de Bachar al-Assad à celui de dernier rempart contre l’impérialisme américain. Ils avaient fait de même avec la Libye de Kadhafi. La ligne de leur raisonnement ne découle pas d’une compréhension sérieuse de l’héritage de ces deux hommes, mais d’un ensemble de représentations entièrement différent, comme l’attitude occidentale elle-même envers la Libye et la Syrie.

La Syrie a soutenu le Hezbollah et le Hamas dans leur résistance à Israël. C’est vrai. Les néoconservateurs US au pouvoir ont comploté pendant des années pour « revenir en arrière » à Damas et maîtriser toute résistance à l’hégémonie israélienne. C’est vrai aussi. Mais entre le tracé de ces vérités et d’autres, tout ce que le gouvernement syrien a fait – crimes de guerre abominables, sièges interminable, violations à volonté des droits de l’homme – tout est en quelque sorte pardonné. Il n’y a pas à en discuter ni même besoin d’en savoir quelque chose. En fait, pour certains, tout cela n’est jamais arrivé.

L’autre côté est tout aussi coupable. Les crimes commis par les forces d’opposition et par les groupes affiliés à al-Qaeda sont odieux et barbares. Une simple recherche de nouvelles produit des volumes entiers de crimes, massacres de villages entiers, de familles au complet ou d’individus appartenant à la mauvaise secte, à la mauvaise religion.

La foule d’intellectuels qui s’oppose à Assad est aussi insensible à tout cela. Ils rejettent souvent la faute sur Assad ou sur les voyous (shabiha) pour n’importe quel crime commis où que ce soit en Syrie. Et si on apprend ensuite que les victimes étaient des loyalistes à Assad, ils trouvent des moyens pour tordre l’histoire afin de rejeter la faute sur les forces d’Assad malgré tout. Si on en apprend davantage encore prouvant la responsabilité d’une milice affiliée à l’opposition, ou d’un gang, ils embraient sur un autre massacre ailleurs, réel ou inventé.

Comment peut-on s’y retrouver dans une Syrie où il n’y a pas de « bons », où un retour au statu quo d’un gouvernement intrinsèquement corrompu, oppresseur, non démocratique et clanique est impensable ? Et où ni al-Nosra, le « Front pour la victoire du peuple du Levant » ni aucune autre faction violente n’offre d’antidote aux multiples maux de la Syrie – pire, ils offrent une interprétation archaïque et essentiellement violente de l’Islam.

Comment s’y retrouver dans le domaine intellectuel syrien quand les deux versions de l’histoire sont pleines de demi-vérités ou de mensonges purs et simples, quand chaque discours est fondé sur le rejet complet de l’autre ? Comment se frayer un chemin dans ce territoire quand beaucoup d’intellectuels, déguisés eux aussi en « militants des droits de l’homme », se révèlent n’être que des idéologues aux vues étroites dénués de tout humanité ?

Bachar n’est pas une divinité. Ce n’est pas non plus un Che Guevara. Les crimes perpétrés par ses forces suffiraient à envoyer des milliers de ses partisans derrière les barreaux à perpétuité. Ses opposants ne sont pas des libérateurs. Peu d’entre eux pourraient passer pour des hérauts de la démocratie ou de la justice. Leurs performances en matière de crimes sont ignominieuses et terrifiantes.

Le scénario syrien est très complexe parce qu’une « solution juste » ne peut se réduire à un enchaînement intelligent de mots. A côté des camps syriens, les parties engagées incluent des puissances occidentales, des gouvernements arabes, Israël, la Russie, l’Iran et un groupe d’agences de renseignement et de légions étrangères, de tous les côtés. Les agendas sont généralement sinistres.

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Dessin de Stavro paru dans The Daily Star, Beyrouth.

Les campagnes médiatiques sont motivées par des mensonges. L’histoire de l’attaque chimique de Ghouta l’an dernier est particulièrement pertinente. Une guerre a failli éclater, menée par les Etats-Unis et soutenue par les arabes. Une investigation récente menée par le journaliste Seymour Hersh, lauréat du Prix Pulitzer, suggère que toute l’affaire pourrait avoir été un complot impliquant la Turquie et visant à accuser le régime. Il affirme que les Américains le savaient, mais étaient néanmoins prêts à entrer en guerre.

Si le groupe al-Nosra était réellement derrière le massacre à Ghouta de centaines de Syriens innocents, l’armée syrienne n’est pas innocente, loin de là. Car elle a tué des milliers de personnes. Les barils d’explosifs continuent d’anéantir des quartiers entiers. Ceux qui ont survécu aux attaques chimiques finissent par mourir de multiples autres façons.

De nouvelles méthodes de tuer incluraient à présent la crucifixion de victimes. En fait c’est toute la Syrie qui est crucifiée. Quelles que soient leurs différences, les parties belligérantes en Syrie sont unies dans le sang des Syriens – et des Palestiniens – qu’elles font couler chaque jour.

Quand plus de 150.000 Syriens, y compris 10.000 enfants, sont morts, 6,5 millions déplacés à l’intérieur du pays et que 2,5 millions ont fui par-delà les frontières, personne n’est innocent

Quant aux pseudo-intellectuels qui font leur décompte de cadavres tout en ignorant l’autre décompte, ils doivent se réveiller et voir qu’il n’y a qu’une seule communauté de cadavres, le peuple syrien.

L’archevêque Desmond Tutu est fameux pour avoir dit : « Si vous êtes neutre dans des situations d’injustice, vous avez choisi le côté de l’oppresseur ». Certains, parmi ceux qui citaient amplement cette phrase dans le cas de la Palestine, l’ignorent maintenant dans le cas de la Syrie, car elle ne cadre pas parfaitement avec leurs idées, dans lesquelles il ne peut y avoir place que pour une seule version de l’histoire, pure et dure, simplifiée. Tous les « faits » sont soigneusement sélectionnés et triés pour glorifier une des parties et diaboliser l’autre. Dans leur monde, l’histoire est convaincante par sa clarté, et ceux qui ne sont pas d’accord avec chacun de ses éléments est soit un jihadiste, un sioniste, un sympathisant d’Assad, un partisan du Hezbollah soit est stipendié par l’une ou l’autre agence de renseignement.

Mais comment vous y retrouvez-vous dans un récit impossible ? La réponse : vous êtes du côté de la victime, peu importe sa couleur de peau, sa secte ou sa foi. Vous demeurez engagé envers la vérité, aussi insaisissable soit-elle. Vous laissez tomber tout présupposé, abandonnez l’idéologie, les dogmes toujours faussés et vous approchez la Syrie avec énormément d’humanité et d’humilité. Il nous faut comprendre les racines de cette guerre abominable, mais il nous faut aussi y mettre fin pour le bien du peuple syrien.

Le conflit syrien ne devrait pas servir de scène aux intrigues politiques infernales de l’Occident et de la Russie, d’Israël, de l’Iran et des arabes. La Syrie n’est pas un héritage de droit divin du clan Assad et de ses amis ; ni un espace pour une nouvelle expérimentation extrémiste, comme ce fut le cas en Afghanistan et en Somalie ; ni un autre champ de bataille imaginaire pour gauchistes de réseaux sociaux, qui prétendent être socialistes juste avec une photo de poing brandi sur Facebook ou une citation sismique sur la défaite du capitalisme.

La Syrie appartient à son peuple. Soit vous êtes de son côté, soit du côté de l’oppresseur.

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Ramzy Baroud (http://www.ramzybaroud.net) est un journaliste international et le directeur du site PalestineChronicle.com. Son dernier livre, Résistant en Palestine – Une histoire vraie de Gaza (version française), peut être commandé à Demi-Lune. Son livre, La deuxième Intifada(version française) est disponible sur Scribest.fr

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mai 2014 – Middle East Eye – Vous pouvez consulter cet article à :
[http://www.middleeasteye.net/columns/navigating-syria-impossible-indispensable-mission]
Traduction : Info-Palestine.eu – AMM