Syrie : à Alep, s’enterrer pour survivre – par Garance Le Caisne

Article  •  Publié sur Souria Houria le 20 août 2014

Les bombardements incessants et aveugles de l’armée de Bachar el-Assad obligent les derniers habitants de la ville rebelle à se réfugier dans les sous-sols.

Boulangerie clandestine dans un sous-sol d'AlepParu dans leJDD

Une boulangerie clandestine, dans un sous-sol d’Alep. Chaque nuit, des milliers de petits pains sont fabriqués et distribués gratuitement le lendemain à la population. (Laurence Geai)

« Je suis morte, moi aussi. » Fatma Sabouni se tient droite, assise sur un matelas posé à même le ciment. Elle parle d’une voix calme, fluette, mais ses mains s’agitent autour de son front et trahissent la peur : « Tout n’est plus que mort à Alep. » Fatma et son mari, Talal Dalati, ont échoué dans un ancien atelier de couture sans fenêtre de Dakakine Khjeij, dans la vieille ville. C’était il y a cinq mois, un baril d’explosifs largué par un hélicoptère du régime de Bachar el-Assad venait d’éventrer leur appartement du quartier d’Al-Chaar.

Fatma était avec son frère, sa femme et leurs quatre enfants. Ils ont senti le souffle de la déflagration qui vous projette contre le mur telle une poupée de chiffon, celui qui déchire les armoires comme du carton, explose les vitres des fenêtres en un puzzle fou.

« Ici, cela ressemble à la mort », répète aujourd’hui Fatma en ­balayant du regard la pièce étroite éclairée d’un néon. Quand les bombardiers du régime passent et repassent au-dessus du quartier, le couple se terre un peu plus, descend l’escalier creusé dans la roche de l’atelier et se recroqueville dans le sous-sol attenant.

Talal et Fatma n’ont pas assez d’argent pour s’installer ailleurs dans le pays et refusent « l’humiliation » des camps de réfugiés à l’extérieur. Ils font partie des derniers Aleppins à (sur) vivre dans les quartiers tenus par l’opposition, à l’est et au sud de la ville. Une moitié de ville qui n’en est plus une, tant s’étirent les squelettes d’immeubles. Aux étages dénudés, des rideaux pendent comme des lambeaux de chair. Des kilomètres de décombres, des avenues fantômes, parfois barrées par des remblais de terre ou des carcasses de bus empilées pour se protéger des snipers du régime.

Des îlots de vie subsistent ici ou là mais Alep va-t-elle connaître le sort de Homs? Là-bas, dans la « capitale de la révolution », certains quartiers furent encerclés par l’armée pendant deux ans, forçant les derniers civils à vivre dans des tunnels. Jusqu’à ce que les rebelles quittent la vieille ville mi-mai et que l’armée loyaliste reprenne le contrôle total de la ville.

« Abandonner la ville, ce serait abandonner la révolution »

À Alep, dans les zones rebelles, l’organisation des droits de l’homme Human Rights Watch a identifié 1.030 sites visés par des barils d’explosifs de novembre à mi-juillet. Depuis janvier, la population y est passée de 1,5 million d’habitants à moins de 300.000, précise le conseil local de la ville, organe élu de l’opposition. « Le régime veut nous punir comme à Homs et nous forcer à fuir, explique Mohamed Malik Dalati, l’oncle de Talal. Pas question de partir. Abandonner la ville serait comme abandonner la révolution. »

L’ancien avocat et sa famille ont délaissé le premier étage de leur ­demeure arabe du XIXe siècle dans la vieille ville pour occuper les pièces du rez-de-chaussée. Dans la cour, un puits donne sur une canalisation souterraine qui rejoint la citadelle d’Alep. L’escalier pour y pénétrer part de la rue pavée voisine. Bouchée, la canalisation ressemble à une grotte d’où perlent des gouttes d’humidité. Ce soir-là le responsable des abris pour le conseil local découvre les lieux. « C’est fantastique, sourit Bibars Machaal. Avec beaucoup de travail, l’endroit sera vivable et nous aurons un abri supplémentaire. »

D’après lui, le conseil local a déjà réhabilité 17 abris antiaériens, construits par le régime au temps des guerres israélo-arabes. Comme celui de Boustan Al-Qasr, dont l’entrée se situe dans les décombres d’un jardin public. À 8 mètres sous terre, cinq pièces de 150 m² ont été nettoyées, les murs recouverts de lambris, un réseau électrique d’appoint et la ventilation automatique installés. Matelas, couvertures et oreillers sont prêts en cas d’alerte.

« Il faut protéger les civils, insiste Bibars Machaal. Cette révolution est la leur. S’ils partent vivre dans des camps de réfugiés, comment apprendront-ils la liberté? » « Mais comment être libre sous terre? On ne peut qu’y survivre », lui rétorque Ammar Salmo, directeur de la défense civile d’Alep. L’homme est à la tête des 120 volontaires casqués qui chaque jour fouillent les décombres, espérant la vie, recueillant souvent la mort. « Bachar El-Assad veut qu’on vive sous terre, comme des animaux, et garder pour lui seul le soleil. »

Le docteur Abdelaziz n’a plus le temps de philosopher. Les sacs de sable devant les fenêtres des chambres des patients et autour du générateur électrique de son hôpital ne suffisent plus. Pas plus que les barres de métal et le ciment coulé au-dessus de la courette intérieure du bâtiment visé plusieurs fois. « Il faut aller dans les sous-sols pour sauver les patients, on n’a pas d’autre choix, la guerre va durer », souffle le responsable médical au sein du conseil de la ville, qui craint de travailler 24 h/24 dans un air confiné sans voir la lumière du jour.

« Si les civils partent vivre dans des camps, comment apprendront-ils la liberté? »

Quelque part, dans un lieu tenu secret pour des questions de sécurité, des travaux ont commencé pour relier deux cliniques clandestines par des galeries souterraines et éviter que les patients passent de l’une à l’autre à l’air libre. Les responsables médicaux cherchent un endroit supplémentaire, bien plus vaste pour y installer blocs opératoires, laboratoires d’analyses, chambres médicalisées.

Les membres du conseil local de la ville ont, eux, repéré un supermarché souterrain abandonné où déménager leurs bureaux. Leur bâtiment du quartier d’Al-Chaar a été visé une dizaine de fois, échappant de peu à la destruction. Pour le moment, ils refusent de partir, comme un défi au régime. Pour Damas, détruire hôpitaux, écoles, boulangeries, bâtiments administratifs est une stratégie : empêcher tout retour à une vie « normale ».

En réponse, plusieurs classes ont été aménagées dans des sous-sols. Des boulangeries s’enterrent aussi. Comme celle dans laquelle travaillait Amir, installée au sous-sol d’un immeuble. « Les missiles et les barils détruisent en premier les étages supérieurs », avait-il expliqué un soir dans un large sourire. Le lendemain matin, deux bombes de 250 kg ont explosé l’une après l’autre à quelques rues de là. Les hommes de la défense civile ont fouillé les décombres, sorti la vingtaine de morts, relevé les blessés, transportés alors dans un hôpital de fortune, à quelques dizaines de mètres de la boulangerie.

Dans le fracas du sang et des peurs, Amir s’est précipité pour apporter de l’aide. Puis il est retourné surveiller le chargement des sacs de pain. Une demi-heure après, l’aviation du régime est revenue, visiblement avec l’hôpital en ligne de mire. Le projectile est tombé juste en face, soufflant les rideaux de fer des boutiques de la rue, faisant éclater les vitres de l’immeuble au-dessus de la boulangerie.

Sur le trottoir, Amir s’est effondré, l’abdomen transpercé par des éclats de la bombe. Il est mort d’une hémorragie. Au sous-sol, les machines pour pétrir la pâte et cuire les galettes de pain n’ont pas été touchées. Aujourd’hui, elles fonctionnent encore.

 

source : http://www.lejdd.fr/International/Moyen-Orient/Syrie-a-Alep-s-enterrer-pour-survivre-680648

date : 17/08/2014