« En rompant avec Al Qaïda, Al-Nosra réfléchit sur le long terme » – interview de Ziad Majed par Kenza Safi-Eddine

Article  •  Publié sur Souria Houria le 16 août 2016

Le groupe djihadiste Front Fatah el-Sham, ex-Front Al-Nosra, s’impose comme l’un des principaux artisans de l’avancée de l’opposition à Alep depuis qu’il s’est distancié d’Al Qaïda. Retour sur les enjeux de cette rupture avec le politologue Ziad Majed.

Ces derniers jours, le soutien du Front Al Nosra, rebaptisé depuis sa « rupture » officielle avec Al Qaïda « Fatah El Sham », a permis à l’opposition de desserrer l’étau exercé par le régime de Bachar el-Assad et ses alliés à l’est d’Alep. Les forces de l’insurrection syrienne ont même progressé vers les quartiers ouest occupés par les troupes du régime. Le Front Al Nosra semble s’imposer comme un acteur à part entière aux côtés de l’opposition. Décryptage de ce repositionnement du groupe djihadiste avec Ziad Majed, politologue franco-libanais enseignant à l’université américaine de Paris, et spécialiste de la Syrie.

Pourquoi le Front Al Nosra a-t-il choisi ce moment pour annoncer une séparation avec Al-Qaïda ?

Ce n’est pas vraiment une décision surprenante. Pendant des mois, nous avons eu les échos des débats internes qui traversaient Al Nosra. Plusieurs formations de l’opposition syrienne avaient demandé directement au front de se distancier d’Al Qaïda, pour la simple raison, que si elles coopéraient avec lui, elles devenaient par la même occasion des cibles potentielles de « la guerre américaine contre le terrorisme ».

Des acteurs régionaux, tel la Turquie et le Qatar, ont aussi fait pression sur Al-Nosra pour qu’il se distancie d’Al Qaïda afin de leur permettre de fournir un soutien logistique et financier, sans embarras politique, aux alliés d’Al Nosra dans « l’Armée de la conquête » formée en 2015 dans la région d’Idlib au nord-ouest de la Syrie (« Ahrar Al-Sham » ou « Faylaq Al-Sham » en particulier).

Aussi, le changement du nom reflète la volonté de devenir un acteur « de plus en plus syrien ». Fatah Al Sham, signifie « La conquête du levant ». Il garde une dimension religieuse dans les deux termes choisis, mais s’inscrit d’avantage dans les limites du territoire Syrien.

Mais on pourrait aussi analyser cette rupture au prisme de la nouvelle stratégie d’Al Qaïda. Nous avons surtout connu cette organisation pour sa nébuleuse et ses opérations internationales. Al Nosra, avec son assise syrienne pourrait lui offrir une opportunité importante qui lui permet d’évoquer son soutien aux « libérateurs des peuples musulmans ». C’est donc l’occasion pour Al Qaïda de  montrer qu’elle n’est pas uniquement impliquée dans le djihad international, mais aussi dans les luttes contre les despotes du Moyen-Orient.

Comment s’organise aujourd’hui le front ?

Al Nosra n’est pas un front compact et homogène idéologiquement comme on peut le penser.  Il existe à l’intérieur du front plusieurs catégories et profils d’adhérents.

Le pan militaire est nourri par de jeunes syriens. Recrutés parmi des anciens combattants de l’Armée Syrienne Libre et des groupes islamistes, ou ayant grandi pendant la guerre, ils voient dans le front un regroupement attractif. Il leur offre plusieurs avantages en termes de discipline guerrière, d’entrainement, de munitions mais surtout de salaires.

Il y a aussi le pan idéologique. A sa tête des Syriens, des Egyptiens et des Saoudiens, autrefois sur les bancs du djihad afghan et irakien. Ils s’occupent des questions religieuses et  » juridiques  » et jouent (ou jouaient) le rôle de vase communiquant avec Al Qaïda.

Puis il y a le leadership politique. Il est incarné par Mohammad Al Jolani (qui est syrien, originaire du sud du pays) et son entourage, en quête de pouvoir et d’hégémonie dans les zones qu’ils contrôlent.

Le Front Al Nosra est donc bien différent de l’organisation de l’Etat islamique de par un ancrage profondément syrien. En effectuant une rupture avec Al Qaïda, il réfléchit en termes de logique de guerre et de politique de long terme, il s’agit pour lui de s’implanter davantage en Syrie.

S’agirait-il donc d’une rupture stratégique ?

S’écarter d’Al Qaida la veille de la bataille d’Alep, un combat clé, est une manœuvre intelligente. Il permet au front de s’affirmer dans la région comme indispensable pour briser le siège, comme un puissant défenseur de la population d’Alep au moment où la communauté internationale l’a abandonnée au siège, aux bombardements russes et à la menace de la famine.

Mais il ne faut pas oublier les oppositions populaires à l’égard du front. Depuis mars dernier, c’est par centaines que les habitants de Maarrat Al-Nouman, de Saraqib ou de Kefranbel (dans la province d’Idlib) descendent dans les rues pour condamner les mesures répressives du Front Al Nosra contre des brigades de l’Armée Syrienne Libre et demander son départ de leurs villes.

Mais cette rupture signifie-t-elle qu’Al-Nosra abandonne son programme idéologique ?

Si le front se désolidarise du djihad international qu’incarnait Al-Qaida, il n’abandonne pas pour autant son attachement à la charia mais ne présente plus cet attachement comme sa seule identité. D’où le discours de son chef politique Joulani qui parle de la libération de la Syrie (Al Sham) avant de parler du modèle de gouvernance. C’est une nouvelle preuve du pragmatisme politique d’Al-Nosra qui garde son véritable programme pour la suite.

Va-t-on vers une normalisation du Front Al Nosra ?

Les forces islamistes de l’opposition ont déjà coopéré à plusieurs reprises avec le Front Al Nosra. En fin 2013 et en 2014, ils ont combattu Daech (l’Etat Islamique) ensemble à Alep, Raqqa et Deir Ezzor. En 2015, ils ont collaboré avec le front à Idleb contre le régime et ses alliés et et « l’Armée de la conquête » est née de cette collaboration. Cette dernière a fait subir au régime une déroute militaire qui a en partie provoqué l’intervention militaire russe. La récente rupture avec Al Qaida permet à toutes ces forces de consolider cette coordination militaire. De son côté, l’Armée Syrienne Libre a été contrainte récemment de coopérer avec Al Nosra, malgré toutes les tensions, dans des batailles de survie, face aux frappes russes et aux offensives du régime Assad et de ses alliés iraniens, irakiens, libanais (le Hezbollah) et afghans.

Quant à la dernière bataille d’Alep, elle a montré des capacités militaires importantes des forces de l’opposition qui y ont pris part, surtout qu’elles se battent contre le régime et ses alliés régionaux, mais aussi contre les russes et leur aviation qui a effectué des centaines de frappes durant les combats et qui avait auparavant détruit l’infrastructure sanitaire et alimentaire à Alep et dans ses banlieues.

Est ce que cette  collaboration avec le front Al-Nosra décrédibilise l’opposition syrienne ?

Cela ne décrédibilise en rien l’opposition qui maintient, pour la majorité de ses formations, un discours national qui évoque une Syrie pour tous. Certains parlent de démocratie d’autres de justice, certains évoquent l’islam comme seul source de législation, d’autres comme une des sources de législation. Une minorité est laïque mais reste présente. Le plus important pour eux c’est de tourner la page de la dictature des Assad qui dure depuis 46 ans maintenant. Leur coopération avec Al Nosra est d’ordre militaire. Elle est imposée surtout par le fait que la communauté internationale les a abandonnés pendant 5 ans aux bombes du régime et aux interventions militaires russes et iraniennes, et les a privés d’armes anti-aériennes qui auraient fait la différence il y a bien longtemps.

Quel avenir pour ce front ?

Bientôt nous aurons plus d’informations sur l’évolution des relations du front avec l’armée syrienne libre, les brigades locales, les autres formations islamistes et non islamistes de l’opposition, et surtout les sociétés locales et les activistes. Pour l’instant, la priorité de tous ces acteurs est donnée à la bataille d’Alep et aux combats (offensives et contre- offensives) qui risquent de s’intensifier dans plusieurs régions et sur plusieurs fronts en Syrie.

Syrie : "En rompant avec Al Qaïda, Al-Nosra réfléchit sur le long terme"

Combattants du Front Al-Nosra, rebaptisé Fateh El-Sham, lors de l’offensive du 6 Août dernier, à Alep. (Omar haj kadour / AFP)