Syrie-Irak: un « califat » lucratif aux mains des djihadistes – par Hala Kodmani

Article  •  Publié sur Souria Houria le 1 août 2014

Les djihadistes occupent un immense territoire, à cheval sur la Syrie et l’Irak, qu’ils administrent avec habileté, à la manière d’un Etat. Sur le plan économique aussi, le temps joue en leur faveur…
Depuis qu’il gère son propre pipeline, Abou Mohamad est devenu le roi du pétrole dans sa localité de Harem, à deux pas de la frontière turque, dans le nord-ouest de la Syrie. Ce jour-là, le solide quinquagénaire au visage buriné par le soleil gare sa berline blanche au bord d’une petite route, au milieu des champs d’oliviers et d’amandiers. Entre les arbres serpentent une dizaine de gros tuyaux en caoutchouc gris. « Voici le mien, » indique-t-il.

Vêtu d’un pantalon de treillis, revolver à la ceinture, il est bientôt rejoint par l’un de ses fils, au volant d’un camion dont la benne est remplie d’une centaine de jerricans bleus. « La cargaison représente 2 000 litres », estime le chef. En quelques minutes, un groupe de jeunes gens décharge le véhicule tandis que deux d’entre eux s’accroupissent pour ouvrir les premiers bidons et en verser le contenu dans un tuyau de 20 centimètres de diamètre, dont l’extrémité dépasse de la terre.

 

Enfoui à quelques centimètres du sol, le « pipeline » d’Abou Mohamad traverse près de 2 kilomètres à travers champs pour ressortir de l’autre côté de la frontière, où un autre de ses fils récupère le carburant pour les besoins des « clients », un groupe de contrebandiers turcs.

 

 

Depuis le début du soulèvement en Syrie, il y a trois ans, le marché du pétrole est livré à des centaines de trafiquants. Les acteurs les plus modestes de cette ruée vers l’or noir, tel Abou Mohamad, agissent en famille. Mais ils ne sont pas les seuls : formations armées extrémistes, grandes tribus locales et mouvements kurdes se livrent à l’extraction sauvage, au raffinage artisanal et à la vente en gros ou au détail. Ce grand chaos va-t-il durer, à présent que les milliers de djihadistes de l’Etat islamique (EI, ex-EIIL) contrôlent la totalité, ou presque, des champs pétroliers situés dans les zones qui échappent au régime de Damas? Pas sûr.

 

L’immense territoire du nouveau « califat », proclamé le 29 juin par le chef de l’EI, Abou Bakr al-Baghdadi, s’étend de part et d’autre de la frontière entre l’Irak et la Syrie, « de Mossoul à la bor dure d’Alep ». En particulier, le nouveau « Djihadistan » couvre les provinces syrien nes de Deir ez-Zor et de Raqqa, dans le nordest du pays, où se situe l’essen tiel des sources d’hydrocarbures. « Daech peut désormais être candidat à l’Opep », ironise un activiste syrien sur les réseaux sociaux, désignant par son acronyme arabe le mouvement terroriste.

 

La Syrie n’a jamais été une grande puissance pétrolière. Mais la vente d’hydrocarbures représente une manne consi -dé rable pour le nouvel « Etat » et contribue à son autonomie financière : selon un chef de l’Armée syrienne libre, la production sous son contrôle atteindrait, depuis plusieurs semaines, plus de 100 000 barils par jour (en partie vendus… à Damas !). L’EI serait déjà à la tête d’un trésor de guerre de 1 à 2milliards de dollars.

 

Raqqa, la porte d’entrée de la vallée de l’Euphrate

 

Or les facteurs économiques jouent un rôle dans les conquêtes militaires ultrarapides que l’EI cumule depuis un an. Le groupe s’est lancé à l’assaut de territoires, de ressour ces et de fonds en Syrie dès le printemps 2013, quand ses financements étrangers, en provenance du Golfe, ont commencé à se tarir. C’est l’époque de la prise de Raqqa, première capitale de province à échapper au régime de Damas, et des razzias à répétition sur toutes les richesses locales, sans oublier les enlèvements d’Occidentaux, journalistes ou non, libérés en échange de rançons.

 

Située dans le prolongement du berceau irakien du mouvement, Raqqa est la porte d’entrée de la vallée de l’Euphrate, une région au sol et au soussol regorgeant de ressources. « Daech a commencé à s’intéresser au pétrole à partir de l’été 2013 », confirme un ingé nieur syrien du secteur, désormais réfugié en Turquie. « Les champs de pétrole et de gaz étaient alors aux mains des grandes tribus locales, explique-t-il.

 

Dès le début de 2012, le régime de Damas a délégué aux tribus armées la protection des conduites de brut qui alimentent la raffinerie de Homs, l’une des deux principales du pays. En échange, les tribus étaient autorisées à se servir au passage, en quelque sorte. Pour Damas, ce sacri fice était sans grande portée, puisque les sanctions inter nationales rendaient impossibles les exportations de pétrole. Cet accord a duré jusqu’à la fin de 2012. »

 

 

En novembre 2013, un groupe djihadiste rival de l’EI – le Front al-Nosra, lié à Al-Qaeda – prend le contrôle du champ pétrolier d’Al-Omar, le plus important de Syrie, dans la région de Deir ez-Zor. Son ennemi juré, le gou -verne ment de Bachar el-Assad, sera son premier client ! « Un accord a été passé entre le régime et Al-Nosra afin de continuer à exploiter le pétrole et le gaz de la région », confie l’ingénieur, qui se trouvait alors sur place.

 

Le contrat porte notamment sur la livraison quotidienne de 40000 barils de condensats, mélanges liquides d’hydrocarbures légers. « Tous les ingénieurs et techniciens, même chrétiens ou alaouites, ont été obligés de rester sur les sites afin de poursuivre leur travail », affirme notre source. Car l’exploitation et la commercialisation des hydrocarbures demandent un savoir-faire et des moyens humains dont ne disposent pas les formations extrémistes.

 

Voilà pourquoi celles-ci n’exploite raient en réalité que 30% du pétrole des territoires sous leur contrôle ; le reste est concédé aux grandes tribus armées, puissantes dans la région, qui leur prêtent allégeance ou participent à leur financement. Les tribus avaient conclu naguère un accord avec Damas ; aujour d’hui, elles partagent leurs bénéfices avec les insurgés !

 

Même le chef de l’influente tribu des Beggara, établie entre Raqqa et Deir ez-Zor (ainsi qu’en Irak), le cheikh Nawaf al-Bachir, figure historique de l’opposition laïque à Bachar el-Assad, a prêté allégeance il y a peu à l’EI, devenu maître des lieux à la fin du mois dernier. Souvent installé à Urfa, ville turque proche de la frontière, il défend son choix avec une agressivité, voire une vulgarité, qui trahit son malaise : « Les chefs de la Coalition nationale, principal rassemblement des mouvements d’opposition, ne sont que des salonnards lâches et corrompus. Daech a le mérite de ne pas obéir aux ordres des Bédouins du Golfe ou à ceux des pays occidentaux. Je leur fais confiance, car ils ont montré qu’ils savent gagner leur combat. »

 

Se ranger du côté des puissants du jour est une tradition historique des tribus de la région : les intérêts du clan priment sur toute affinité politique. En contrepartie de l’allégeance d’Al-Bachir, l’EI a concédé aux Beggara l’exploitation de plusieurs champs de pétrole. Un accord gagnant-gagnant… Mais l’or noir n’est pas la seule ressource du « mouvement terroriste le plus riche de l’Histoire ». Ce dernier fait preuve d’une habileté sans faille pour s’approprier des richesses et les faire fructi fier, afin de poursuivre de nouveau l’extension de son terri toire.

 

Des conquêtes spectaculaires

 

Commencées le mois dernier et achevées en quelques jours, les conquêtes spectaculaires dans le nord-ouest de l’Irak ont permis de récupérer quantité d’armes lourdes et de fonds. A la Banque centrale de Mossoul, en particulier, les djihadistes auraient raflé l’équivalent de plus de 300 millions d’euros en cash, auxquels s’ajoutent des monceaux de lingots déposés dans d’autres banques.

 

Dans ces conditions, la marée d’allégeances (baya) au « califat » ne surprend guère : le pouvoir écono mique de l’EI le rend incontournable. Les formations tribales l’ont compris, et un nombre croissant de politiques et de mili taires, ainsi que des habitants ordinaires, y semblent résignés. Sur la grande place Naïm, à Raqqa, où nombre d’exécutions publiques de « renégats » ont eu lieu depuis la conquête de la ville par l’EI, de grandes cérémonies ont été organisées ces dernières semaines pour des commerçants, des artisans et des fonctionnaires venus collectivement prêter allégeance.

 

 

« J’ai pleuré quand un ami m’a énuméré les noms de tous ceux qui ont accepté ça », raconte Abou Nabil. Lui a dû quitter sa ville natale avec sa famille, il y a quelques mois, pour fuir les pressions des djihadistes, et se réfugier en Turquie. « Passe encore que le propriétaire du magasin d’électronique soit au premier rang ; le mois dernier, un Saoudien de Daech lui a acheté du matériel pour 40 000 dollars, payés en billets verts. Mais que mon voisin, directeur d’un centre de soutien scolaire privé, y soit allé aussi… Cela fait mal. »

 

Il devient impossible ou presque de mener la moindre activité à Raqqa sans se soumettre aux règles de l’EI. Reprenant le terme en usage chez les califes des siècles anciens, la « jebaya » (collecte) s’applique, à des pourcentages variant de 5 à 50%, à tous les revenus. Le racket des commerçants devient impôt sur les sociétés, les prélèvements sur le passage des marchandises se transforment en droits de douane, tandis que des amendes sont infligées à tout contrevenant. Au sein des services publics et de certaines administrations, les fonctionnaires et cadres naguère actifs sous Assad ont repris le travail, de gré ou de force. Et sans se plaindre : ils perçoivent le même salaire qu’autrefois, désormais versé par le nouvel « Etat ».

 

Les zones rurales n’échappent pas à l’organisation rigoureuse de l’EI. Celle de Deir ez-Zor, à une centaine de kilomètres de Raqqa, est surnommée « la wilaya de l’abondance » tant pour son pétrole que pour ses richesses agricoles. Cette partie de la vallée de l’Euphrate concentre tous les minerais du sel gemme de Syrie, ainsi que l’essentiel du coton et du blé et d’autres céréales. Les tribus, proprié taires des terres, sont mises à contribution à travers l’équivalent d’un impôt sur la fortune, tandis que les petits agriculteurs et exploitants sont soumis à un prélèvement de 5% de leur récolte.

 

Un pragmatisme remarquable

 

Aucun revenu n’échappe aux finances centrales dans les territoires du « califat », qui a mis en place son système de gouvernement à une allure et avec une efficacité étonnantes. Pour combien de temps ? Auteur d’une récente étude sur le sujet (1), Félix Legrand, chercheur, doute de la capacité de l’EI à « faire tourner l’économie à terme et [à] financer les services publics, les administrations et les fonctionnaires dans un environnement qui ne peut lui rester acquis.

 

Aujourd’hui, Daech a moins besoin d’argent que d’hommes compétents ou prêts à mourir pour sa cause ». Signe des temps, l’EI a lancé il y a peu une campagne de recrutement à travers ses « médias » en ligne : « Médecins, ingénieurs, universitaires, spécialistes et juristes musulmans sont appelés par le Prince des croyants à re join dre leur Etat », indique le texte.

 

Demain, que fera l’EI de sa victoire? Poursuivra-t-il son avancée en vue d’autres conquêtes? Ou consolidera-t-il le territoire saisi? Avec un pragmatisme remarquable, le groupe semble poursuivre les deux objectifs à la fois. Si le régime de Bachar el-Assad tente de reconquérir des quartiers de la ville d’Alep aux mains des rebelles syriens, par exemple, les djihadistes en profitent pour s’implanter dans les régions rurales alentour, obligeant les insurgés à se battre sur les deux fronts.

 

Pendant ce temps-là, l’EI raffermit son pouvoir en Irak et en Syrie et étend son autorité. Le mouvement s’est imposé par le sabre, en tranchant des têtes sur les places publiques des villes et des villages. A présent, il tente de séduire. Nul doute qu’une partie de la population a applaudi sa décision récente de réduire le prix du baril de brut : entre 12 et 18 dollars, au lieu de 30 à 50 précédemment.

 

Abou Mohamad, le trafiquant de la frontière turque, ne veut rien savoir de ce « dumping décidé par Daech ». Il reven dique son opposition totale à la formation djihadiste, qu’il avait combattue avec sa brigade familiale, en janvier dernier, afin de « libérer » sa ville de Harem. « C’est pas demain que je leur prêterai allégeance », jure-t-il. Ses fournisseurs d’essence se trouvent pourtant au milieu des tribus de Raqqa, verrouillée par les djihadistes.

source : http://www.lexpress.fr/actualite/monde/proche-moyen-orient/syrie-irak-un-califat-lucratif-aux-mains-des-djihadistes_1561353.html#LbjoHrDCoK4TkYIu.01

date : 24/07/2014