Trêve en Syrie : « C’est comme si on invitait les Syriens à s’entretuer » – interview de Ziad Majed – propos recueillis par Sarah Diffalah

Article  •  Publié sur Souria Houria le 5 mars 2016

En excluant de la trêve annoncée le front Al-Nosra, l’accord n’empêchera pas les bombardements russes et syriens contre les rebelles alliés objectifs d’Al-Nosra sur le terrain. Interview du spécialiste Ziad Majed.

270.000 personnes tuées en Syrie depuis 2011 et combien d’espoir de cessez-le-feu douchés. Encore une fois, la trêve annoncée lundi 22 février par les Etats-Unis et la Russie ne suscite pas un grand optimisme. Pour le spécialiste de la Syrie, Ziad Majed, professeur des études du Moyen-Orient à l’université américaine de Paris, cet accord montre une « volonté politique de maintenir le processus politique en vie, de dire qu’il est possible finalement, après une certaine trêve, de reprendre les négociations avec Bachar al-Assad ».

Trêve en Syrie : "C'est comme si on invitait les Syriens à s'entretuer"
Dans la région de Deraa dans le sud de la Syrie. (Photo d’illustration) ((MOHAMAD ABD ABAZID / AFP))

Sur le terrain, s’il peut permettre l’acheminement de l’aide humanitaire et du ravitaillement dans les villes assiégées, le cessez-le-feu ne tient pas la route. En excluant de cette trêve l’Etat islamique (EI), la coalition menant sa propre guerre contre les djihadistes, mais surtout le front Al-Nosra, allié objectif de certains groupes rebelles syriens, l’accord laisse faire les bombardements russes sur les positions tenues par les rebelles qui combattent Bachar al-Assad. Décryptage par Ziad Majed, auteur de  Syrie, la révolution orpheline, (Ed.Sindbad/Actes Sud).

Barack Obama a insisté sur la nécessité du respect de cet accord pour notamment « se concentrer » sur le combat contre l’EI. Cette trêve aura-t-elle des conséquences sur les djihadistes ?

– Je ne pense pas que cela aura des conséquences directes. L’EI, d’ailleurs, se prépare déjà à une campagne militaire pour faire face à une possible concentration de feu sur ses troupes. Une intensification des bombardements sur les positions des djihadistes ne changera rien sur le terrain tant qu’il n’y a pas de possibilités de mener une guerre terrestre contre ces derniers. Une telle guerre ne peut se réaliser sans un consensus politique entre Syriens.

Or, ce consensus ne peut pas être trouvé puisque l’opposition n’acceptera jamais une alliance avec Bachar al-Assad dont le régime a tué plus de 90% des victimes civiles du conflit. Il n’y a aucune raison pour eux de se sacrifier pour une lutte contre l’EI qui permettrait que leur bourreau reste en place. Réduire toute la cause syrienne à une guerre contre l’EI est une perception occidentale qui ne prend pas en considération les centaines de milliers de Syriens tués et les millions de Syriens blessés, détenus et déplacés, même si, bien sûr, il faut lutter aussi contre l’EI.

En revanche, si cet accord n’aura que des conséquences négligeables sur l’EI, sur le front Al-Nosra, les conséquences seront plus compliquées pour l’opposition.

Pourquoi ?

– Il faut rappeler certaines éléments importants. Al-Nosra est la force principale dans la région d’Idlib, au nord-ouest de la Syrie. Elle est également présente à Alep, et beaucoup moins dans le sud du pays à Deraa.

La direction d’Al-Nosra a fait allégeance à Al-Qaïda après la naissance de l’EI en 2013 dans un contexte de concurrence entre les deux groupes djihadistes. Mais une grande partie des membres d’Al-Nosra sont des enfants des villes et des villages où ils combattent. Ils ont rejoint Al-Nosra parce que le groupe paye mieux, parce qu’ils sont plus disciplinés, mieux équipés. Al-Nosra a conclu des accords avec une partie de l’opposition armée, notamment avec Ahrar al-Shal, les « Libres du Levant », une des grandes forces militaires, islamistes mais pas djihadistes, de l’opposition.

Ils ont créé en 2014 « L’armée de la conquête » qui a gagné trois grandes batailles contre les forces du régime, et contrôle aujourd’hui tout le gouvernorat d’Idlib. Ils ont été visés par l’aviation russe dès le 30 septembre. Tout le monde sans distinction. Rien ne permet de dire que ça ne va pas continuer.

Et puis, il y a d’autres groupes, qui ne sont pas liés à al-Nosra directement car il ne partagent ni leur idéologie, ni leur programme politique, mais qui évitent les hostilités : les groupes de l’Armée syrienne libre, les bataillons et les brigades locaux, que ce soit à Idlib ou à Alep.

Les Russes pourront toujours dire qu’ils bombardent al-Nosra, alors qu’ils cibleront ces rebelles. Par ailleurs, le régime syrien considère tous les groupes rebelles comme terroristes. Rien n’est vraiment clair.

Comment vont réagir les forces de l’opposition ?

– Ca va être compliqué, parce qu’avec cet accord on leur demande de se désolidariser d’Al-Nosra. Mais certains sont de la même famille, du même village ! Cette trêve, même si certains peut-être la souhaitent, peut entraîner des conflits entre Al-Nosra et l’opposition syrienne. Al-Nosra, s’ils sont visés, va forcer les autres à se positionner : avec ou contre eux. S’ils les abandonnent, ils perdent des alliés de poids, s’ils restent, ils seront des cibles eux-mêmes.

En fait, c’est comme si on les invitait à s’entretuer pour montrer qu’ils ne sont pas terroristes. C’est ce que les Russes et Assad souhaitent. On les force à une guerre civile dans chaque ville et village sans proposer, un instant, une perspective politique globale.

Dans les territoires contrôlés par l’EI, il n’y aura pas ce genre de problèmes car ils ont chassé tout le monde.

Cet accord entérine-t-il le fait que la priorité de la lutte c’est l’EI, et non plus Bachar al-Assad ?

– C’est plus ou moins cela, même si les Américains insistent en même temps pour dire que Bachar al-Assad « doit partir ». Sauf que dire « doit partir » sans aucune mesure politique ou militaire, avec une accélération de l’offensive contre l’EI, maintient, ce qu’ils appellent, des « ambiguïtés constructives ». Mais en faisant cela, ca devient  « des ambigüités destructrices » dans le cas syrien où la crise pourrit de plus en plus.

Du côté russe, évidemment, c’est Assad le partenaire, il faut anéantir l’opposition. Pour qu’on ne puisse plus choisir qu’entre Assad et l’EI.

Dans une interview au journal espagnol « El Païs », le président syrien dit vouloir être « celui qui aura sauvé son pays ». Peut-on imaginer qu’un accord est déjà négocié pour le laisser au pouvoir ?

– Il y a deux interprétations. L’une, optimiste, qui veut, en effet, qu’il y a déjà des accords entre Russes et Américains qu’ils imposeront à tous les autres acteurs du conflit et qui maintiendra Assad au pouvoir. Les Russes promettant qu’il ne se représentera pas à la fin de son mandat, qu’il y aura une transition après que la guerre contre le terrorisme soit gagnée.

L’autre interprétation, qui me semble plus réaliste, c’est qu’Assad, lui-même, veut rester en créant toutes les conditions pour qu’il soit incontournable. Rien ne le force à partir : les Russes resteront garant de sa présence, les Etats-Unis vont bientôt changer d’administration, et leur nouvelle politique étrangère va mettre du temps à s’élaborer. Cela ne m’étonnerait pas qu’il prépare sa propre succession. Son fils s’appelle Hafez comme son père.