Une plainte contre Damas déposée à Paris pour « crimes ­contre l’humanité » – par Elise Vincent

Article  •  Publié sur Souria Houria le 8 novembre 2016

La justice française pourrait enquêter sur la disparition, en 2013, de Mazen Dabbagh et son fils Patrick, tous deux franco-syriens, dans une prison du régime.

Pour la première fois, lundi 24 octobre, une plainte contre X pour « disparitions forcées, torture et crimes ­contre l’humanité » concernant le cas inédit de deux victimes françaises présumées disparues dans les geôles du régime de Bachar Al-Assad, devait être déposée auprès du Tribunal de grande instance (TGI) de Paris. Portée par la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) et la Ligue des droits de l’homme (LDH), cette plainte concernant le conflit syrien est la première à avoir des chances d’aller plus loin que les enquêtes actuellement en panne au pôle génocide du TGI.

Le plaignant, Obeida Dabbagh, est un Franco-Syrien de 64 ans, ingénieur de métier, vivant en France. Depuis 2013, il est à la recherche d’un de ses frères et d’un neveu, disparus tous deux à Damas. Son neveu était âgé de 20 ans et étudiait à la faculté de lettres quand il a été interpellé le 3 novembre 2013 à minuit, à son domicile, par des personnes déclarant appartenir aux services syriens de renseignement. Ces derniers ont indiqué vouloir l’emmener pour l’interroger, sans autre précision. Le père du jeune homme, qui était le conseiller principal d’éducation de l’école française de Damas, a été arrêté le lendemain, en pleine nuit également, par une dizaine d’hommes armés, lui indiquant qu’il avait « mal éduqué » son fils.

Jamais impliqués dans des mouvements de contestation

Le père, Mazen Dabbagh, âgé de 57 ans, et son fils Patrick ont tous les deux été emmenés en novembre 2013, à Mezzeh, où se trouve le centre de détention des services de renseignement de l’armée de l’air syrienne. Un endroit unanimement décrit comme l’un des pires centres de torture du régime. Mazen Dabbagh et son fils Patrick n’avaient jamais été impliqués dans des mouvements de contestation, ­selon la FIDH et la LDH.

Si la plainte de leur oncle et frère Obeida Dabbagh a des chances de prospérer aujourd’hui, c’est parce que Mazen et Patrick ont la double nationalité franco-syrienne. Une nationalité française obtenue grâce à la mère de Mazen, une Française mariée à un Syrien. Ce critère est indispensable pour que la justice française soit compétente dans ce dossier dont les faits ont eu lieu à l’étranger.

Le 7 juillet, une autre plainte avec constitution de partie civile contre X, pour « disparition forcée, torture et homicide », a été déposée auprès du TGI de Paris. Il s’agit de celle d’un pédiatre franco-syrien de 57 ans dont le frère a disparu, fin 2014, dans la prison de Sednaya, près de Damas. Mais le frère de cet homme n’ayant pas la nationalité française, la plainte est suspendue à une décision de la Cour de cassation.

600 000 documents attestant de crimes en Syrie

Alors que le conflit syrien dure depuis 2011 et que les témoignages d’atrocités se multiplient, la justice internationale peine à déclencher des poursuites contre le régime de Damas. La Syrie n’a pas ratifié le statut de la Cour pénale internationale (CPI). Le seul moyen de contourner cette difficulté serait que le Conseil de sécurité de l’ONU saisisse la CPI. Mais la Russie, alliée du régime de Bachar Al-Assad, oppose systématiquement son veto. Ne restent que les juridictions nationales. Mais elles ne peuvent engager des poursuites que sur la base de la « compétence universelle » dont les critères sont stricts.

Un certain nombre de procé­dures judiciaires concernant des crimes de guerre en Syrie ou en Irak ont été ouvertes récemment en Europe (AllemagnePays-BasSuèdeFinlande). Mais toutes ­concernent des rebelles syriens ou des djihadistes appartenant à l’organisation Etat islamique. Les choses pourraient évoluer, notamment en Allemagne. Avec la récente vague migratoire, les autorités ont mis en place une procédure écrite où il est demandé à tous les demandeurs d’asile s’ils ont été témoins d’éventuels crimes de guerre.

Une approche qui rejoint la stratégie de nombreux collectifs militants. Comme celle de l’une des organisations les plus efficaces en la matière, basée au Royaume-Uni : la Commission for International Justice and Accountability (CIJA). Concentrée sur le recueil de preuves – et non de témoignages, jugés moins fiables –, la CIJA dit avoir rassemblé plus de 600 000 documents attestant de crimes commis en Syrie. Une base de données à partir de laquelle elle dit avoir réussi à reproduire un organigramme de la « bureaucratie de la guerre », essentiel pour remonter l’échelle des donneurs d’ordre.

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Des milliers de clichés de cadavres de prisonniers

Grâce à ce travail, une plainte très circonstanciée a pu être déposée, le 10 juillet, aux Etats-Unis, par la famille de la journaliste américaine du Sunday Times, Marie Colvin. La reporter avait été tuée en février 2012, dans un bombardement de l’armée visant un centre de presse clandestin à Homs. Elle accuse le régime syrien d’avoir délibérément pilonné le lieu, situé dans un quartier rebelle. Une information judiciaire a été ouverte, en 2013, sur la base des mêmes faits, après la mort du photographe français Rémi Ochlik et des blessures de la journaliste Edith Bouvier pour « homicide involontaire » et « tentative d’homicide ». Mais les investigations en France n’ont pas permis jusqu’à présent d’en savoir plus.

La France reste le seul pays à avoir une poignée d’enquêtes en cours contre le régime de Bachar Al-Assad, dont la plus connue est l’enquête dite « César ». Une enquête préliminaire a été ouverte contre X, en septembre 2015, pour« crimes contre l’humanité, enlèvement et actes de torture » sur la base de milliers de clichés de cadavres de personnes incarcérées. Les images ont été rapportées par un ex-photographe militaire syrien ayant fui le régime en échange de son immunité. Ses chances de déboucher sur l’ouverture d’une information judiciaire restent cependant maigres, aucune victime franco-syrienne n’ayant été identifiée jusqu’à présent.

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Obeida Dabbagh, l’homme qui porte aujourd’hui plainte, a été entendu dans le cadre de ces investigations. Mais son frère et neveu n’ont pas été identifiés parmi les clichés. Malgré la précision de son témoignage, aucune procédure n’a été lancée en parallèle, en raison notamment des craintes pour ses proches restés sur place et du contexte diplomatique sensible. Une décision qui l’a laissé amer. En déposant formellement plainte, ce lundi 24 octobre, il veut changer la donne. Même si, en l’état, du fait de la guerre et de l’absence d’entraide judiciaire entre Paris et Damas, les chances d’investigation sur le terrain sont nulles.

 

Au tribunal de grande instance de Paris, en 2014.

Au tribunal de grande instance de Paris, en 2014. JACQUES DEMARTHON / AFP