Une « radicalisation très rapide », cela s’appelle une conversion – par Jean-Pierre Filiu

Article  •  Publié sur Souria Houria le 19 juillet 2016

Les heures qui ont suivi la tragédie de Nice ont vu les dirigeants chercher leurs mots pour caractériser l’auteur de l’attentat : « terroriste » assurément, mais « islamiste » pour les uns, pas forcément pour les autres, avec la même incertitude pour « radical ». Et puis est tombée la revendication du carnage par Daech, le bien mal-nommé « Etat islamique », et le ministre de l’Intérieur a pu enfin décrire un terroriste « radicalisé très rapidement ».

Plutôt que le terme de « radicalisation », dont on voit qu’il obscurcit autant qu’il éclaire, j’ai proposé dès mars dernier dans une tribune au « Monde » d’utiliser le mot de « conversion ». Le basculement « très rapide » renvoie à l’intégration dans une secte, Daech, qui prône la religion jihadiste, avec le salut assuré pour ses seuls fidèles et les pires tourments prédits, et parfois infligés, à ceux qui sont désignés comme adversaires.

Cette secte millénariste affirme l’imminence de la Fin des Temps, du fait de la multiplication de signes prophétiques sur la terre de Syrie (en arabe bilad al-Cham). C’est sur cette terre qu’a déjà commencé l’ultime bataille, entre les localités de Dabiq et d’A’maq (Dabiq est le nom du magazine en ligne de Daech et A’maq celui de son « agence de presse » où a, entre autres, été revendiqué le carnage de Nice). Les fidèles qui périront dans ce combat apocalyptique auront le privilège de racheter les péchés de 70 de leurs proches au Jugement dernier.

Mohamed Lahouaiej Bouhlel n’avait de musulman que le prénom. Il ne respectait aucune des prescriptions canoniques de l’Islam, que ce soit la prière, le jeûne, la charité ou le pèlerinage. Sa consommation d’alcool était apparemment problématique. Le tueur de Nice ne s’est donc pas « radicalisé » dans l’Islam, il s’est converti à la secte jihadiste. Converti comme des centaines d’autres Françaises ou Français, dont Daech se charge de déconstruire l’éventuel bagage culturel et religieux pour y substituer le credo de la secte.

C’est en 1987 que Bruno Etienne, avec son livre « L’Islamisme radical », popularise une catégorie au fond fourre-tout de « radicalité » : s’agit-il d’appliquer l’Islam à la racine, dans une forme de fondamentalisme, ou bien de tirer d’une religion un programme d’action politique ? Les recherches ultérieures et l’évolution des pays arabo-musulmans ont clarifié la distinction entre l’Islam politique, d’une part, et le salafisme de type littéraliste, d’autre part.

L’invasion du Koweit par l’Iraq de Saddam Hussein en 1990 et l’appel saoudien à une intervention des Etats-Unis pour l’en chasser clive jusqu’à aujourd’hui le champ islamiste : les tenants de l’Islam politique, au premier rang desquels les Frères musulmans, fustigent alors le recours à Washington, tandis que les salafistes se rallient à leurs parrains du Golfe et en sont généreusement récompensés. Mais un troisième courant, ultra-minoritaire, condamnant les uns et les autres, prône un jihad révolutionnaire à l’encontre des régimes en place.

Ce jihadisme a donc pour priorité la prise du pouvoir dans les pays arabes. Il devient « global » en faisant de la planète entière une « terre de jihad », alors que quatorze siècles de pratique islamique avaient ancré le jihad dans un territoire précis à conquérir ou à défendre. Cette mutation s’opère en Afghanistan, avant que ce « jihad global » ne se leste d’un message apocalyptique sur les terres d’accomplissement des prophéties que sont l’Irak, et plus encore la Syrie.

On voit combien l’expression d’« islamisme radical » rend mal compte de la réalité de la secte jihadiste, qui divise le monde en cinq catégories : les « Musulmans », terme réservé aux seuls membres de la secte, les « Apostats », soit tous les Sunnites, les « Hérétiques », soit les Chiites et autres familles de l’Islam, et enfin « les Juifs et les Croisés ». C’est bien pourquoi les Musulmans, et avant tout les Sunnites, sont partout en première ligne face aux sectateurs de Daech qui leur dénient leur identité même de Musulmans.

Le choix des termes justes va de pair avec la définition des alliances stratégiques dans ce combat de longue haleine contre le monstre jihadiste.

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  • A propos

  • Jean-Pierre Filiu est professeur des universités en histoire du Moyen-Orient contemporain à Sciences Po (Paris). Il a aussi été professeur invité dans les universités de Columbia (New York) et de Georgetown (Washington). Ses travaux sur le monde arabo-musulman ont été diffusés dans une douzaine de langues. Il a aussi écrit le scénario de bandes dessinées, en collaboration avec David B. ou Cyrille Pomès, ainsi que le texte de chansons mises en musique par Zebda ou Catherine Vincent. Il est enfin l’auteur de biographies de Jimi Hendrix et de Camaron de la Isla.