Yassin al-Haj Saleh : « Il faut traduire Bachar al-Assad en justice » – par Valérie Toranian

Article  •  Publié sur Souria Houria le 25 septembre 2016

Figure de l’opposition, Yassin al-Haj Saleh fut emprisonné pendant 16 ans par le régime syrien. Pour lui, aucun avenir n’est possible tant que Bachar al-Assad sera au pouvoir.

Yassin Al-Haj Saleh a 20 ans quand il est arrêté en décembre 1980 pour appartenance au Parti communiste par le régime syrien. Après seize années de détention, le talentueux élève en médecine reprend ses études et devient écrivain. Lorsque la révolte éclate à Damas en 2011, il renoue avec la clandestinité et la résistance. Il trouve refuge en Turquie, où il fonde une association culturelle pour poursuivre son combat. Il est sans nouvelles de sa femme Samira et de son frère Firas enlevés en 2013 par les islamistes. La Question syrienne, paru chez Actes Sud, rassemble une série d’articles rédigés depuis le soulèvement et analyse le conflit dans ses dimensions nationales et internationales.

Revue des Deux Mondes – Les révolutions en Tunisie et en Égypte ont abouti à un renversement des dictateurs. Pourquoi n’est-ce pas le cas en Syrie ?

Yassin al-Haj Saleh – La Syrie n’est pas une simple dictature. Elle présente tous les traits de ce que j’appelle « le sultanat moderne » : Bachar al-Assad se comporte en propriétaire du pays et de ses habitants. Par sa position géographique, la Syrie occupe une place essentielle sur le plan géopolitique, c’est pourquoi de nombreuses puissances comme la Russie, l’Iran, les États-Unis et Israël préfèrent garder le statu quo. Aucune force étrangère n’a sérieusement soutenu la population lors du soulèvement.

Depuis 2011, pas un jour ne s’est écoulé sans qu’il y ait des femmes ou des hommes tués par le régime. Ce gouvernement profite d’une forme d’impunité, il semble même récompensé pour ses actes. Les révolutions peuvent être battues, matées, mais en Syrie, c’est toute la population qui est écrasée. La situation s’est compliquée avec la présence des forces djihadistes que je qualifie de « nihilistes » : elles ont donné à la Syrie un visage particulièrement repoussant pour les puissances internationales.

Revue des Deux Mondes – Comment analysez-vous l’échec de l’opposition syrienne ?

Yassin al-Haj Saleh – La situation déplorable de l’opposition découle de plusieurs choses : la Syrie n’a pas connu de vie politique normale depuis près d’un demi-siècle. Durant le long règne de Hafez al-Assad, toute une génération de militants politiques a passé le plus clair de son existence en prison ; elle n’a pas partagé la vie quotidienne des Syriens ni pu élaborer une stratégie politique. La répression s’est poursuivie avec l’arrivée du fils au pouvoir. Après les premières heures du soulèvement, tous les jeunes porteurs d’espoir ont été emprisonnés ou tués ; il y eut des dizaines de milliers de morts entre 2011 et 2012. Les forces vives se sont retrouvées paralysées. Le soulèvement a été le fait de groupes désunis, souvent isolés à l’intérieur et récupérés par des forces régionales.

Revue des Deux Mondes – Est-ce la raison pour laquelle l’Occident n’a pas soutenu l’opposition ? À cause de sa fragilité et de ses divisions ?

Yassin al-Haj Saleh – À l’instar des Tunisiens, des Égyptiens, des Yéménites, le peuple syrien s’est soulevé avec ses propres moyens. Bachar al-Assad a lancé la devise : « C’est moi ou le néant. » Les puissances occidentales l’ont cru sans essayer de chercher une option viable. Celles-ci regardent la Syrie comme une position géopolitique, non comme un peuple qui revendique une liberté, une dignité, une citoyenneté…

« Les Assad ont fait de la Syrie un désert politique. Il est impossible qu’elle devienne un jardin verdoyant en un ou deux ans. »

Aucun soulèvement au monde n’a permis d’installer du jour au lendemain une alternative parfaite. Prenez l’exemple de la France : il a fallu des années de luttes, de changements, de guerres civiles pour parvenir à un système politique relativement stable. Comment imaginer que la Syrie puisse renverser un despote et trouver une solution rapide et idéale après cinquante ans de dictature féroce ? Comment installer immédiatement et facilement une république démocratique ? Nous défendons l’idée d’une transition ; il faut que les forces sociales syriennes s’habituent à vivre, à discuter, à échanger ensemble avant de bâtir une Syrie nouvelle. Les Assad ont fait de la Syrie un désert politique. Il est impossible qu’elle devienne un jardin verdoyant en un ou deux ans.

Revue des Deux Mondes – Vous avez vécu des épreuves personnelles extrêmement douloureuses : votre femme et une partie de votre famille sont aujourd’hui détenues par des forces islamistes ; vous-même avez été longuement emprisonné. Vous avez dit toutefois dans un entretien : « Malgré toute ma hargne personnelle contre Daesh qui détient un de mes frères à Rakka, qui a confisqué notre maison familiale et exilé tous mes autres frères et sœurs, je ne peux appeler les Syriens à combattre les djihadistes tant qu’Assad est là.»

Yassin al-Haj Saleh – À cause de Bachar al-Assad, de son attitude à l’égard de la population, de sa réponse brutale et violente au soulèvement pacifique du début, la révolte s’est militarisée et islamisée depuis fin 2011. Le départ d’Assad pourrait déclencher un processus inverse, un dialogue, tout du moins une rencontre entre les différentes composantes de la population ; on pourrait imaginer une issue honorable, une sortie du conflit par le haut. Tant qu’Assad restera au pouvoir, nous aurons affaire à l’Armée de l’islam et aux forces nihilistes. Avec son « moi ou le néant », Assad est une force nihiliste. Mobiliser les Syriens dans une lutte contre Daesh avec comme allié le régime est tout simplement impossible […]