Youssef Abdelké, la mort dans l’art – l’oeuvre d’un peintre syrien engagé – par Françoise Feugas

Article  •  Publié sur Souria Houria le 19 avril 2014

 

« Il est vivant, nous sommes morts ! » Cette légende ornait un poster représentant un martyr de la révolution syrienne. Ce thème de la mort, toujours présent dans l’œuvre de Youssef Abdelké a pris une dimension nouvelle avec la guerre qui ravage son pays. Retour sur le parcours d’un grand artiste syrien engagé dont quelques-unes des dernières œuvres sont exposées à la galerie Claude Lemand à Paris jusqu’au 3 mai.

Vous poussez la porte d’une petite galerie d’art du 6e arrondissement de Paris, et vous êtes cloué sur place. À votre gauche, un grand oiseau mort dont l’ombre s’étend sur une surface absente ; à droite, le regard fixe d’un homme couché sur ce qui ressemble à une boîte, avec cette inscription énigmatique : « Le tombeau de saint Jean Chrysostome est dans la mosquée d’Al-Hassan ». Les tableaux sont des fusains sur papier de grande taille, très sombres, mais laissant filtrer une lumière diffuse et nuancée dont les rares éclats blancs semblent tomber d’une source hors champ. Le dessin est précis, aigu, finement hachuré ; de grands traits le parcourent par endroits, comme des griffures ou les veines d’une matière ancienne. Vous restez là, saisi par l’au-delà de la douleur exprimée. Vous êtes entré dans l’univers des dernières œuvres de Youssef Abdelké, grand artiste syrien, graveur et dessinateur au talent exceptionnel.

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« Oiseau et damier »
2010, fusain sur papier 146 x 149 cm

Né à Kamechli, dans le nord-est de la Syrie en 1951, il est diplômé de la faculté des Beaux-Arts de Damas en 1976, section gravure, et de l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris en 1986. Il est emprisonné en 1979 dans les geôles de Hafez Al-Assad pour son engagement dans le Parti communiste syrien. À sa libération en 1981, il vient à Paris où il vivra et travaillera — en exil forcé — pendant vingt-cinq ans. En 2005, il a enfin l’autorisation de retourner dans son pays natal et s’installe alors dans un vieux quartier de Damas où il accueille tous les curieux de ses œuvres. Une grande exposition est organisée pour célébrer son retour. Persistant dans sa critique du régime et n’ayant jamais caché son engagement communiste, il se voit retirer son passeport syrien en 2010 : il ne peut plus quitter la Syrie, même pour rejoindre sa femme, la scénariste syrienne Hala Abdallah et sa fille qui sont restées à Paris. Le 18 juillet 2013, il est arrêté à un barrage des services de sécurité politique par les autorités syriennes suite à la signature d’une pétition rédigée par plusieurs intellectuels syriens où était précisé son attachement « aux principes au nom desquels la révolution a débuté en mars 2011 et à un système démocratique et pluraliste ». Son arrestation déclenche une campagne internationale, appuyée et relayée notamment par le journal Al-Akhbar. Il sera libéré un mois plus tard, le 22 août 2013.

Ses œuvres se trouvent dans de nombreux musées et institutions, notamment le British Museum, le Kuwait Museum, la Shoman Foundation, le Mathaf de Doha et l’Institut du monde arabe. Quatre d’entre elles figuraient dernièrement (26-30 mars) dans l’exposition Art Paris Art Fair du Grand-Palais.

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« Coeur transpercé »
2012, fusain sur papier 108 x 146 cm

« Youssef Abdelké a toujours pratiqué la gravure », raconte Claude Lemand, qui l’expose pour la troisième fois dans sa galerie d’art« Son autre activité était, très tôt dans sa carrière, les dessins de presse politique, les caricatures. Il a d’ailleurs soutenu une thèse de doctorat en arts plastiques à l’université Paris VIII en 1989 sur les caricatures dans le monde arabe. » En 1987-1988, il commence une longue série de collages sur papier et de pastels appelée « Figures » et grave plusieurs planches en noir et blanc sur le même thème obsédant : celui de la répression politique, symbolisée par un trio de personnages. Le tortionnaire, « haut gradé » est au centre ; à ses côtés, ses acolytes : l’« assistant tortionnaire » et une femme. Puis, poursuit Claude Lemand, « à partir de 1995, il abandonne les collages, le pastel et la couleur pour se consacrer au fusain et aux natures mortes, jusqu’en 2011. » Des natures mortes de grandes dimensions parfois, jusqu’à 3,50 mètres. L’artiste travaille au fusain sur des surfaces énormes, un véritable exploit pour cette technique exigeante.

Au début, les natures mortes sont des sujets relativement « classiques » (faune, flore et objets), même si leur traitement ne l’est pas. Puis, « dans cette thématique des natures mortes se sont glissés peu à peu des poissons à tête coupée, des oiseaux avec des couteaux, des clous, des giclées d’encre rouge figurant du sang… La violence entrait dans ses sujets. » En 2012, en plein conflit syrien, réapparaît la figure humaine, mais cette fois« le sujet devient des natures mortes de morts humains, comme un hommage aux victimes innocentes de la barbarie ».

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« Crâne ligoté »
2007, fusain sur papier 108 x 148 cm

Dans un entretien paru dans Al-Safir1, Abdelké fait part de son angoisse et de son obsession de la mort, de toute mort en général. Mais aussi, et surtout, de sa révolte contre l’injustice de mourir pour « raison » politique : « Je ne peux pas supporter que quelqu’un meure parce qu’il a dit quelque chose ou qu’il a manifesté ou qu’il a fait quelque chose sur le plan politique. Rien ne mérite un tel châtiment. C’est une question existentielle, au plus profond de moi, qui me bouleverse totalement, et qui va bien au-delà de l’univers de la politique. Je pars du principe que les gens ne méritent pas un tel destin. Tout peut être réparé sauf la mort. »C’est ainsi, peut-être, que la dépouille de Jean Chrysostome, « saint Jean-Bouche-d’Or », l’orateur des premiers siècles chrétiens, se trouve transportée à Damas, dans la mosquée Al-Hassan, et percée au flanc d’une nouvelle blessure : toute parole a été anéantie, et c’est inacceptable.

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« Père et enfant »
2012, fusain et encre sur papier 150 x 150 cm

Son travail artistique est, de son propre aveu, une lutte permanente pour repousser la mort tout en l’exposant, en la faisant surgir de l’insignifiance, en faisant résonner de façon quasi charnelle jusqu’à la vibration ses figures, aux limites de l’expression, en noir et blanc. Un « combat entre trait et surface et en même temps une harmonie. »

C’est le poète Alain Jouffroy qui exprime sans doute le mieux cet effort méditatif, en apparence paradoxal, de faire revenir la vie du non-lieu de la mort :

« Et c’est dans cette lumière, c’est dans cette obscurité éternelle qu’Abdelké travaille, comme à la lueur d’une bougie, d’une simple petite bougie, vacillante dans son bougeoir. Quand il parvient à ce résultat, que j’appelle résurrection, il sourit, il est content, il s’arrête, pose son burin : pas la peine d’en rajouter. Ca vit, ou ça ne vit pas. Ca surgit, ça resurgit, ou ça ne resurgit pas. Toute la question de l’art est là. »

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St Jean Chrysostome à Damas…, 2012.
Fusain sur papier, 150 x 200 cm.
date : 18/04/2014