Les pieds en France, la tête à Damas – par Elisa Mignot

Article  •  Publié sur Souria Houria le 28 février 2014

Yaser (gauche) a 26 ans, et Mohamed (droite) a 25 ans. Cela fait 6 mois qu'ils ont fui la Syrie. Tous les deux font partie du groupe de rap Rap of Refugee. Dimanche 19 janvier 2014. | CAMILLE MILLERAND POUR "LE MONDE"

Mohammad n’avait jamais manié poêles et casseroles avant d’arriver en France, il y a six mois. A 24 ans, ce Syrien, ancien étudiant en médecine, avoue qu’il s’était jusque-là laisséporter par la bienveillance maternelle. Désormais, le matin, quand il ne se rend pas à l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) pour le suivi de sa demande d’asile, il va faire ses courses à Leader Price. Par Skype, sa mère lui a appris à cuisiner un poulet mlouhkieh. Et quand il oublie une étape, il la rappelle, à Damas, où elle n’a plus l’occasion ni les moyens de préparer ce riz au poulet. « Avant la guerre, avec 20 000 livres , on tenait pendant un mois à quatre, explique Mohammad. Aujourd’hui, mes parents vivent dix jours tous les deux avec la même somme. Et encore, ils sont dans la meilleure situation possible en Syrie : dans la capitale, dans un quartier tenu par le régime. »

Le jeune homme, chemise violette et gourmette épaisse, habite, avec deux autres exilés syriens, le rez-de-chaussée d’une petite maison à Montreuil, en banlieue parisienne. Par solidarité, un peintre compatriote, en France depuis dix ans, les héberge. Les rideaux sont fermés, il est 16 heures, tous les quatre grignotent des quartiers de pomme, des dattes, du roquefort, du pain pita. Ils mangent mal, dorment mal, vivent mal.

ARRIVÉS PAR CHOIX OU PAR HASARD

Plus de 2,5 millions de Syriens auraient déjà fui leur pays, selon l’ONU. Difficile de savoircombien sont arrivés en France. L’Ofpra a reçu 637 demandes d’asile en 2012, le double en 2013. Presque toutes ont été accordées. François Hollande s’est, de son côté, engagé àaccueillir 500 personnes supplémentaires en 2014. Une goutte d’eau. En comparaison, ils seraient déjà plus de 10 000 à avoir gagné la Suède, près de 20 000 l’Allemagne.

Arrivés par choix ou par hasard, les Syriens exilés en France vivotent dans des chambres de bonne ou des foyers d’insertion. Partout, le conflit en Syrie reste présent. Car malgré les coupures d’électricité, les combats et les bombardements, leurs proches parviennent àutiliser générateurs et paraboles pour communiquer« Souvent, quand je parle avec mes parents, j’entends des explosions, poursuit Mohammad. Et, dès que je vois sur Facebookqu’il y a eu une attaque à Damas, je les rappelle. »

L’ex-étudiant en chirurgie est en contact quotidien avec eux. Il sait si sa mère a pu donnerson cours d’anglais, si son père, ingénieur à la retraite, a trouvé de l’essence pour la voiture. Il sait aussi qu’ils doivent toujours être de retour à la maison avant 18 heures. L’heure où lui termine ses deux heures de cours de français quotidiennes. « Mes parents essayent devivre, ils veulent rester. C’est mieux qu’être à la rue ailleurs, disent-ils. » Lui s’est enfui après avoir été torturé à l’électricité à la fin 2011 pour avoir organisé des manifestations à l’université et critiqué le régime sur les réseaux sociaux. Passé par l’Egypte, il a obtenu un visa à l’ambassade de France au Caire. Aujourd’hui, il hésite à recommencer sa vie ici : il progresse en français, mais rêve de Suède. « J’ai lu sur Internet qu’il était plus facile d’yavoir le statut de réfugié. »

HANTÉ PAR LA MORT DE CEUX QU’IL A CONNUS

Pris dans un système d’asile essoufflé, les Syriens exilés sont déçus par l’accueil de la France. Délais et démarches leur semblent s’éterniser, même si l’Ofpra s’est engagé àtraiter leurs demandes en priorité. Pendant plusieurs mois, ils dépendent d’une débrouille communautaire et associative ainsi que d’une allocation de 11,35 euros par jour s’ils ont demandé l’asile. Les premiers d’entre eux, arrivés après le début de la révolution, à l’été 2011, étaient souvent en relation avec l’ambassade de France à Damas. Un an plus tard, les associations d’aide aux réfugiés ont vu converger des activistes, des médecins. D’abord des hommes seuls, puis des familles, fuyant la guerre et sa misère.

Sami Al-Kurdi a atterri à Charles-de-Gaulle en octobre 2013 avec sa femme et ses trois enfants. Ensemble, ils logent aujourd’hui à Caen, dans un foyer d’insertion. A son arrivée, le petit homme brun avait un seul numéro de téléphone : celui d’un ami d’ami installé dans cette ville de Normandie. Les enfants sont désormais inscrits à l’école et ne sursautent plus au moindre bruit. Sa femme, Yamama, est enceinte, et lui a commencé à remplir les papiers pour obtenir le statut de réfugié.

Pourtant, dans le petit salon, au sous-sol du foyer, Sami ne cache pas qu’il souffre. L’homme de 37 ans raconte avec un débit haletant qu’il a été lieutenant-colonel dans l’armée de Bachar Al-Assad, qu’il a déserté le 26 février 2012, qu’il est devenu porte-parole de l’Armée syrienne libre à Homs. L’horreur au quotidien, le sang, les membres déchiquetés, les bombardements aveugles, la hantise d’avoir un jour dans les bras le corps inerte de l’un de ses enfants, la peur de l’armée loyaliste qui le cherche, et si peu à manger, de la mauvaise eau tirée des puits… Il a pris la décision de fuir avec femme et enfants. Au Liband’abord, qu’il quitte au bout de quelques mois pour la France car il ne s’y sentait pas en sécurité.

Depuis, son corps est ici, sa tête en Syrie. Ses beaux-frères ont été tués après sa désertion, mais ses parents et ses soeurs sont encore à Homs. Il ne leur parle pas beaucoup mais parvient à communiquer régulièrement sur Facebook« A Homs, chaque jour la vie se dégrade : pas de nourriture, pas de chauffage, pas de travail, pas d’école,égrène Sami, en se triturant les doigts. Les gens vivent dans les sous-sols. Il n’y a ni jour ni nuit, les bombardements commencent avec le coucher du soleil. Si tu dors une heure par-ci, une par-là, c’est bien. » De la trêve humanitaire négociée à Genève qui a permis à 1 150 personnes de sortir d’Homs, sa famille sur place n’a rien vu. Lui affirme que, pendant les négociations, le régime bombardait la ville. Et il continue de poster sur les réseaux sociaux des photos d’enfants ensanglantés et des appels à l’aide dans son anglais vacillant.

Sami Al-Kurdi n’est que l’ombre de lui-même. Hanté par la mort de ceux qu’il a connus. Par la déliquescence de son pays aussi. Entré dans l’armée pour « défendre son peuple », vingt ans plus tard, l’ex-soldat est écoeuré par ce régime qui, analyse-t-il, a organisé une guerre confessionnelle, armé des alaouites, perpétré des massacres de sunnites – dont il est. « Savez-vous que l’on trouve presque tout dans les zones tenues par le régime ?, s’indigne-t-il. Ils nous ont tout volé, chez moi, chez mes soeurs et dans les zones assiégées ! Le régime fait passer un message : vous mourrez de faim, c’est le prix à payer si vous n’êtes pas de notre côté. »

« EN PARTANT, ON POUVAIT DÉLIVRER UN MESSAGE »

« Même si c’est dur d’être pacifiste aujourd’hui », Yaser Jamous tient à l’affirmer. Il veut que l’on se souvienne des débuts de la révolution qui réclamait, sans armes, liberté et dignité. Yaser, 26 ans, vit avec son frère Mohamed, plus jeune de quelques mois, dans une chambre sous les toits de Paris. Ils sont arrivés en France en mars 2013 – le reste de leur famille a émigré en Suède récemment. Yaser Jamous ne cesse de dénoncer une fascination morbide des médias pour le conflit. « Tous les Syriens ne sont pas des combattants, je ne connais personne qui a pris les armes. Dans les journaux et à la télé,poursuit-il, on ne parle que des gens qui se battent. Et les familles, et les enfants ? »

 

 

 

 

 

Capture d'écran : Yaser et son ami Rami Abourah à Damas le 1er mai 2012 .

 

 

 

 

 

Yaser et son frère se démènent pour faire connaître le quotidien de leurs compatriotes etexpliquer le conflit qui ravage leur pays. Les deux frères sont rappeurs. En 2007, ils ont fondé un groupe, Refugees of Rap, à Yarmouk, le quartier palestinien de Damas où ils vivaient – aujourd’hui détruit. Yaser explique, ses larges sourcils froncés, que quitter la Syrie fut le résultat d’une très longue réflexion. Comment écrire des chansons sur l’ordinaire des Syriens sans être à leurs côtés ? Comment dénoncer, comme ils le faisaient depuis des années, l’état du pays sans vivre sur place ? « Mais, en restant, que faisait-on pour la Syrie ? En partant, on pouvait délivrer un message », se persuade Yaser. Même s’il avoue parfois culpabiliser d’être ici. Au chaud.

Les frères Jamous ont terminé d’écrire leur prochain album et cherchent un producteur. Ils ont entamé une petite tournée en Europe, dans des salles mais aussi des lycées et des universités. Ils ont donné une vingtaine de concerts en France, en Suède et au Danemark. A chaque fois, Yaser et Mohamed prennent soin de traduire leurs textes. « Je suis un citoyen pris dans un siège/Mon corps s’habitue à des choses que je n’aurais jamais imaginées/Des feuilles, du pain de lentilles, de la viande de chien et de chat/Mes dents sont devenues des pierres qui s’effritent », dit Yarmuk Siege, leur dernier morceau.

Ils nourrissent leurs textes des messages qu’ils reçoivent chaque jour de leurs fans en Syrie. Yaser décrit avec émotion le mail de cette jeune femme d’Alep qui leur raconte que sa vie est focalisée sur la façon dont elle va mourir, bombardement ou baril bourré de TNT balancé d’un hélicoptère ; il y a aussi la vidéo de cet enfant qui avait participé à un de leurs ateliers à Yarmouk et rappe un petit texte où il crie sa faim, depuis plus de cent jours sans pain.

Et que dire de cet ami qui lui montre sur Skype son déjeuner : des feuilles d’arbre, et ajoute avec un drôle de sourire qu’il n’y a même plus de chats et de chiens à manger dans le quartier. « Notre studio d’enregistrement, détruit il y a des mois, s’appelait The Voice of People, soupire Yaser, d’ici, on essaye de continuer à l’être. »

source : http://www.lemonde.fr/a-la-une/article/2014/02/27/les-pieds-en-france-la-tete-a-damas_4374147_3208.html

date : 27/02/2014