Aidons le Liban qui aide la Syrie – Par Pierre Micheletti et Kamel Mohanna

Article  •  Publié sur Souria Houria le 20 avril 2013
Loin des flamboyances de la geste humanitaire, le Liban, discrètement, joue un rôle déterminant dans l’accueil des réfugiés syriens qui franchissent la frontière pour trouver asile sur son territoire.

La Syrie est à genoux, déstructurée par un conflit qui l’épuise et détruit méthodiquement ses liens sociaux comme ses grandes villes. Le Liban, pas rancunier d’une longue période de présence syrienne (1978-2000) et d’occupation israélienne, n’en finit pas d’étonner les observateurs humanitaires et d’interpeller leurs pratiques. Un million de Syriens sont présents sur le territoire libanais (soit l’équivalent du quart de sa population !), selon le gouvernement libanais, et parmi eux 400 000 réfugiés sont enregistrés ou en contact avec le HCR en vue de leur enregistrement.

Qui, parmi les donneurs de leçons humanitaires des grandes puissances occidentales, en ferait autant sans broncher, en serrant les dents ?

Déjà le conflit irakien avait conduit à un scénario de «dilution» d’une part importante des réfugiés dans les villes des pays d’accueil, questionnant les acteurs de la solidarité plus familiers des regroupements dans des camps.

Cette fois encore, l’absence de grands camps – dont le principe a été refusé par les autorités libanaises – a conduit les Syriens à se fondre dans la population locale en louant des logements de fortune ou en ayant recours aux solidarités transfrontalières qui lient les deux peuples. Elles existent au-delà des rivalités politiques entre les deux pays nées de la partition traumatique de 1924, voulue par les grandes puissances de tutelle à l’époque du mandat français. Dès lors, et cela constitue une vraie révolution culturelle pour certaines ONG, pas d’autre alternative pour être plus efficace que d’agir via les réseaux d’acteurs locaux, omniprésents, eux, et répartis sur tout le territoire. Depuis longtemps, ils se substituent à un système gouvernemental particulièrement défaillant dans l’organisation de l’offre de soins. Dans ce Liban qui forme des praticiens de haut niveau – que captent bon nombre de pays de tous les continents -, 70% des médecins sont des spécialistes, dont une majorité exerce dans les villes principales, et un tiers seulement de la population a une couverture sociale plus ou moins complète. C’est dire que, de longue date, d’autres acteurs, associatifs, confessionnels ou politiques, ont accompagné l’émergence de dispositifs alternatifs pour offrir des soins minimaux à la population pauvre et/ou éloignée des centres urbains.

C’est donc sur ce réseau, en lien avec le HCR, que les ONG internationales doivent se reposer, via des structures qui seraient en grande difficulté sans une aide extérieure.

L’avenir du conflit syrien est incertain, et nul ne sait jusqu’où ira le flux des réfugiés maintenant répartis sur la quasi-totalité du territoire libanais, ni jusqu’où ira la capacité d’accueil du Liban sans dommage pour son équilibre et son avenir.

Dans le patchwork des acteurs libanais qui jouent un rôle dans l’accueil des réfugiés, tous ne sont cependant pas dénués d’arrière-pensées politiques ou d’intentions prosélytes, et il a déjà été dit beaucoup des risques de réactivation des conflits intercommunautaires par l’arrivée de réfugiés eux-mêmes clivés sur ces questions, voire d’une possible activation délibérée de cette violence par les groupes combattants syriens.

Mais, n’en déplaise aux adeptes d’une lecture qui voudrait réduire le conflit syrien, comme sa possible exportation au Liban voisin, à la seule dimension religieuse, la réalité est plus complexe car les effets de l’arrivée des milliers de réfugiés sont multiples et contradictoires.

Leur présence entraîne plus de pression sur l’accès au logement, plus de temps pour accéder à un médecin (notamment dans les dispensaires) ; elle génère plus de compétition pour les emplois peu qualifiés. C’est aussi parfois la jalousie que provoquent les aides auxquelles peuvent prétendre ceux qui sont enregistrés auprès du HCR. C’est encore une prostitution qui se met en place à 5 000 livres libanaises la passe (2,50 euros), les premiers dérapages avec des vols, des bagarres et des viols qui impliquent les migrants parfois engagés dans de véritables stratégies de survie au jour le jour.

Mais la crise syrienne, c’est aussi une consommation de biens de première nécessité dopée par les nouveaux arrivants, des loyers qui flambent, même quand les Syriens acceptent d’occuper une chambre avec une famille de neuf personnes, ce qui n’est pas rare.

Les moins qualifiés cherchent des petits boulots qu’ils trouvent dans le bâtiment, la manutention, les travaux agricoles, et des employeurs peu regardants en profitent pour baisser la rémunération des journaliers dont bénéficiaient jusqu’alors les ouvriers libanais. Dans le même temps sont arrivés des Syriens aisés qui ont fait de substantiels dépôts dans les banques libanaises. Du coup, celles-ci encouragent l’investissement et les prêts tous azimuts à leurs clients et entrepreneurs les plus importants, de telle sorte que des constructions ambitieuses fleurissent dans tout le pays, et que l’activité économique est en plein boom.

Pour les Libanais, l’équation n’est donc pas celle, unique et réductrice, du fait religieux ou communautaire qui résumerait tous les risques, relayé et amplifié par les lignes de fractures sur lesquelles s’appuient effectivement certains partis et formations politiques, et alors qu’un nouveau Premier ministre vient de prendre ses fonctions et constitue son gouvernement.

Le conflit syrien met en tension une partie, la plus précaire, de la société libanaise qui est affectée par la présence des réfugiés et parfois manipulée aux travers des vieux démons intercommunautaires, et une autre, celle des hommes d’affaires, qui tire de larges bénéfices de la nouvelle donne. Pour que cette tension ne débouche pas sur un clivage violent de la société libanaise, l’attention à l’égard des plus vulnérables des Libanais, tout comme notre soutien aux acteurs locaux de la solidarité qui refusent le communautarisme, est une nécessité. Pour les Libanais comme pour les Syriens les plus exposés aux effets d’une crise devenue régionale.

Sans pour autant perdre de vue (élément supplémentaire dans l’équation régionale) le sort des réfugiés palestiniens, tant nous avons appris à nous méfier du caractère labile de notre mémoire collective à leur égard.

Par PIERRE MICHELETTI Enseignant à l’IEP de grenoble, ancien président de médecins du Monde, KAMEL MOHANNA Coordinateur du collectif des ONG libanaises et arabes, président de Amel Association International

source : http://www.liberation.fr/monde/2013/04/18/aidons-le-liban-qui-aide-la-syrie_897242

date : 18/04/2013