Amin Maalouf : « L’année 2011 est d’ampleur homérique »

Article  •  Publié sur Souria Houria le 31 juillet 2011

Élu à l’Académie française au fauteuil de Claude Lévi-Strauss, l’écrivain libanais Amin Maalouf, Prix Goncourt 1993 pour « Le rocher de Tanios », revient sur l’effervescence du « printemps arabe ».

Que représente l’Académie française pour un écrivain libanais qui a découvert la littérature à travers la langue arabe et qui, dit-on, aime bien converser en anglais avec ses intimes ? 

Amin Maalouf : Comme beaucoup de Libanais, j’ai eu, depuis l’enfance, trois langues dans ma vie : l’arabe, le français et l’anglais. L’arabe est la langue que je parlais dans la maison de mes parents ; j’ai continué à la parler avec mes enfants pour qu’ils ne l’oublient pas. L’anglais était la langue de ma famille paternelle. Quand ma grand-mère est « descendue » de son village pour s’installer à Beyrouth, dans les années 30, son premier but était de permettre à ses six enfants d’étudier à l’Université américaine. Elle-même avait fait ses études chez des missionnaires protestants anglo-saxons.
Dans la bibliothèque de mon père, la plupart des livres étaient en anglais, et c’est dans cette langue que j’ai lu Don Quichotte ou Les frères Karamazov. Le français est arrivé dans ma vie par ma mère. Ses frères avaient fait leurs études chez les pères jésuites, en Égypte, et elle tenait à me faire suivre la même voie – sans doute pour me soustraire à l’influence protestante qui s’attachait à l’école anglaise. Au fil des années scolaires, le français est devenu ma principale langue de culture, sans toutefois éclipser les deux autres.

Comment le Liban a-t-il accueilli votre élection ? Quel sens lui a-t-il donné ? Et pour vous, au regard de son histoire et de son long martyre ?
La réaction y a été émue et enthousiaste. Je m’y attendais un peu, mais pas à ce point. Cela s’explique par des raisons qui vont bien au-delà de ma personne. Il est vrai que les Libanais sont sensibles à ce qui arrive à leurs compatriotes de la diaspora ; il est vrai aussi que l’Académie française y jouit d’un grand prestige, qui ne s’est jamais démenti. Mais vous avez raison de suggérer qu’il y a autre chose, qui va plus loin. Dans les innombrables messages que j’ai reçus, une idée revenait constamment : nous traversons une période extrêmement sombre, et cette nouvelle est venue comme un rayon de lumière. Si je devais expliquer en quelques mots l’inquiétude des Libanais en cet été de 2011, je dirais ceci : la Syrie est secouée par une crise majeure, qui va probablement s’amplifier dans les mois à venir, et qui pourrait avoir des retombées chez tous ses voisins ; au Liban, la population est divisée sur la question, les uns souhaitant la chute du régime du président Assad, d’autres redoutant les conséquences d’un tel bouleversement.

Vous occuperez le fauteuil de Claude Lévi-Strauss. Êtes-vous un familier de son oeuvre ?
Lévi-Strauss me fascine et m’intimide. J’ai commencé à le lire à l’université ; je faisais des études de sociologie ; l’anthropologie était une matière importante, et plusieurs de ses livres étaient au programme. Ce qui ne fait évidemment pas de moi « un familier de son oeuvre ». On ne lit pas de la même manière pour préparer un examen à la fac et pour écrire un éloge à l’Académie. Je passerai donc les mois qui viennent à le lire et à le relire.
Cela dit, je me suis toujours reconnu dans sa vision du monde, qui rejette tout ethnocentrisme et qui proclame l’égale dignité de toutes les sociétés humaines.

D’une manière générale, quel avenir prêtez-vous à la francophonie ? Serait-ce « l’avenir d’une illusion » ?
Je crois en l’avenir de la langue française, mais pas comme on pouvait l’imaginer il y a quelques décennies. Je traduirai ma vision par une expression imagée : le français doit être non pas le plus faible des loups, mais le plus fort des agneaux. Je m’explique : si l’on envisage le français comme un rival de l’anglais pour la suprématie globale, la bataille ne peut plus être gagnée ; si l’on voit dans le français le chef de file d’un combat universel pour la diversité linguistique, alors la bataille peut être gagnée, et il faut la mener énergiquement.

Votre élection coïncide avec le « printemps arabe ». Quelle est votre analyse des bouleversements en cours ?
Je vis ces événements, depuis le premier jour, dans une sorte de griserie incrédule. C’est comme si mon frère jumeau était depuis longtemps dans le coma, que tous les médecins prédisaient qu’il ne se réveillerait jamais et que, soudain il s’était levé et avait recommencé à parler. Je suis heureux d’avoir vécu assez longtemps pour voir cela. On a souvent cité, depuis le début de l’année, cette superbe parole de Hölderlin qui dit, en substance, que de là où se trouve le pire mal émergera le remède qui sauve. Elle me paraît juste, pas seulement dans sa vérité poétique, mais également quant à l’analyse politique. Privés de liberté, privés de dignité, privés d’avenir, les Arabes avaient le sentiment de n’avoir plus rien à perdre. Au point de devenir littéralement suicidaires. Au cours de la première décennie de ce siècle, cela s’est traduit par des attentats meurtriers, se référant à une idéologie rétrograde. Mais très vite cette voie s’est révélée sans issue. Est apparue alors une autre manière de s’immoler, infiniment plus noble et infiniment plus efficace. La manière des bonzes. On s’immole par le feu, ou on offre sa poitrine aux balles. Soudain le sacrifice devient une voie de rédemption pour une civilisation qui se trouvait dans l’impasse depuis des siècles. C’est un événement majeur, dont on n’a pas encore mesuré toutes les implications, tant pour les Arabes que pour l’humanité dans son ensemble.

Doutez-vous de la compatibilité de l’islam et de la démocratie ?
Sur cette question essentielle, permettez que je partage ma réponse en deux. Est-ce que je crois l’islam compatible avec la démocratie ? Ma réponse est « oui » ; je pourrais développer toute une batterie d’arguments, puis les remettre moi-même en question en soulevant diverses objections ; mais je me suis contenté de vous livrer ici ma conviction intime. Oui, je le crois compatible avec la démocratie, et même avec la laïcité. L’autre question qui se pose d’elle-même aujourd’hui, c’est celle de savoir si les peuples arabes sauront, à l’issue des bouleversements actuels, définir pour la religion une place adéquate au sein de leurs sociétés, afin qu’elle n’empiète pas trop sur la vie politique, sur la définition du citoyen, sur l’élaboration des lois, etc. Et là, je suis bien obligé de dire que, à l’instant où je vous réponds, je n’en sais rien encore. Il est certain que la religion a joué un rôle significatif dans les soulèvements ; il suffit, pour s’en persuader, de se rappeler ces foules qui se prosternaient sur les places publiques ; ou tout simplement le fait que les principaux événements se produisaient le vendredi après la prière… Un grand débat commence autour de ces questions essentielles. J’espère qu’il sera mené sans violence et qu’il conduira à une modernisation politique et sociale. Mais aujourd’hui je me sens incapable d’en prédire l’issue.

Vous devez, je pense, être particulièrement sensible au « non-printemps » syrien…
Je suis fasciné par le courage des manifestants. Dans tous les pays arabes, et en Syrie un peu plus qu’ailleurs. Ce que l’Histoire vient de nous offrir en cette année 2011 est une épopée d’ampleur homérique, mais il nous faudra quelques années de recul pour en prendre pleinement conscience.

Quelle conséquence, selon vous, sur l’avenir du Liban ?
Cette question me préoccupe. Le Liban a longtemps été le pays arabe le plus démocratique, et il aurait dû se trouver à l’avant-garde de la modernisation politique et sociale ; mais son système de gouvernement est archaïque, le poids du communautarisme étouffant, et je crains que mon pays natal ne sache pas s’adapter aux réalités nouvelles. Vous avouerai-je que je le surveille de loin avec une immense appréhension ?

Ne craignez-vous pas que, passé ce beau printemps, on assiste au retour des « identités meurtrières » ? En d’autres termes, que le nationalisme prenne la relève des dictatures ?
On ne peut rien exclure. Ce qui s’est passé en 2011, c’est une affirmation forte, de la part des peuples arabes, de leur désir de liberté et de dignité. Sur ce plan, on ne reviendra pas en arrière. Mais une ère nouvelle vient de s’ouvrir, où il faudra mettre en place des institutions démocratiques, relancer l’économie, assurer le bien-être des citoyens, répondre à leurs attentes, qui sont immenses… Cela s’étalera forcément sur plusieurs décennies, au cours desquelles tout peut arriver, le meilleur et le pire.

Quand vous assisterez aux fameuses « séances du Dictionnaire », quel mot aimeriez-vous avoir à définir ?
Je suis passionné par l’étymologie, notamment celle des mots que j’appelle « voyageurs », c’est-à-dire ceux qui ont fait des allers-retours entre diverses aires linguistiques. S’il fallait en choisir un, je prendrais « rose ». En apparence, l’origine du mot paraît évidente, puisqu’il vient, comme chacun sait, du latin rosa,rosæ. Mais d’où vient rosa ? Du grec tardif rhodon, qui a également donné « rhododendron », et qui viendrait lui-même du grec archaïque wrodon, un vocable dont l’origine semble remonter à l’indo-européen wrdho, qui signifie « épine ». En arabe, la rose se dit warda et en hébreu vered. Toutes ces langues d’Orient et d’Occident ont manifestement bu aux mêmes sources… J’aime à croire que des parentés culturelles se tissent au gré des migrations.

La Source: http://www.aloufok.net/spip.php?article4977
( Propos recueillis par le service Culture du « Point », juillet 2011 )