« Bachar al-Assad est condamné » – Par Thierry Dussard

Article  •  Publié sur Souria Houria le 22 janvier 2012

22 Janvier 2012

Après «Les neuf vies d’Al-Qaida», le spécialiste du monde arabo-musulman Jean-Pierre Filiu publie «Dix leçons sur le soulèvement démocratique» arabe. Un an après la chute de Ben Ali en Tunisie, ce professeur à Sciences Po remet en perspective ce qui avait l’air d’être un printemps spontané et réfute la théorie des dominos qui prédit l’effondrement des pouvoirs en place.

La première «Révolte arabe» contre l’Empire ottoman a eu lieu avec le soutien de la France et de la Grande-Bretagne. Cette fois, l’émancipation se fait de façon autonome. Est-ce un signe de maturité politique et comment l’expliquer? Ce que nous traduisons par «Révolte arabe» de 1916 est, dès l’époque, désigné en arabe par le terme de «Révolution» (thawra). Il s’agissait alors de secouer la tutelle ottomane, en s’alliant avec les puissances coloniales contre la SublimePorte. Londres s’engageait à créer, dans un Moyen-Orient libéré des Turcs, un «Royaume arabe» qui ne verra jamais le jour, du fait d’arrangements entre la France et la Grande-Bretagne. Cette trahison a laissé des traces chez les Arabes et les révolutionnaires actuels comptent sur leurs propres forces.
La jeunesse a été en première ligne et les «shebab» de Tunis, de Tripoli et duCaire ont été à la tête de ces intifadas. Quel a été le déclic de ces soulèvements: le chômage élevé chez les jeunes ou Facebook et AlJazira? La jeunesse arabe est le moteur de ce processus révolutionnaire parce que l’aggravation du pillage des ressources nationales par la clique dirigeante ne lui laissait d’autre option d’avenir. D’où ce soulèvement général pour que la vie vaille la peine d’être vécue. Cette jeunesse vibre aux mêmes aspirations que celles diffusées sur les réseaux sociaux et par les télévisions dans une langue arabe inventive. Et lorsque, en Tunisie, Mohamed Bouazizi offre sa vie en sacrifice, le17décembre 2010, ce geste a été compris par tous ces jeunes.
Aucune opposition ne pouvait jusqu’ici s’exprimer mais «on peut gagner sans chef». C’est d’ailleurs la 5e
leçon que vous tirez de ces révolutions arabes. Le mythe du raïs est-il définitivement enterré? Cette Révolution arabe, j’en parle au singulier, non parce que je crois qu’il y aura «des» révolutions partout mais parce que la dynamique révolutionnaire présente des caractéristiques communes très fortes. Il s’agit d’un soulèvement contre une culture patriarcale, celle du «père de la Nation», contre sa brutalité et son arbitraire. Ce sont les tenants de l’ordre établi qui continuent de célébrer le leader cramponné à son pouvoir, alors que les révolutionnaires se réclament du peuple et de la nation. Rien n’est jamais définitif mais ce basculement correspond à une nouvelle structure familiale dans un monde arabe qui a effectué sa transition démographique.
En Libye, où les tribus restent fortes, est-ce qu’il ne manque pas, malgré tout, un chef, pour passer de cette guerre participative, wikiwar, à une étape plus constructive? Tant que les insurgés libyens ont suivi une logique de guerre classique et hiérarchisée, ils ont essuyé échec sur échec. C’est quand les différents groupes locaux ont repris l’initiative qu’ils se sont emparés de Tripoli. Mais la Libye nouvelle ne peut se construire que sur le désarmement des milices ou leur intégration dans une armée nationale. La population est lasse des débordements et aspire à une normalisation rapide. Il faut également que les bastions demeurés fidèles à Kadha fi, Syrte et Beni Walid soient pleinement intégrés dans une politique de réconciliation nationale, sans vainqueur, ni vaincu.
Le modèle turc d’islam laïc dont certains se réclament est-il applicable à ces pays et n’est-il pas en concurrence avec le salafisme, fortement soutenu par la riche ArabieSaoudite? La conception française de la laïcité repose sur la séparation de l’Église et de l’État alors que la laiklik turque implique la subordination de l’islam à la république. La Turquie, gouvernée par les islamo-conservateurs de l’AKP depuis 2002, attire moins du fait de sa doctrine politique que de par sa capacité à associer croissance économique, alliance occidentale et valeurs islamiques. L’Arabie Saoudite soutient, en effet, des courants salafistes qui ont, jusqu’à récemment, refusé d’entrer dans le jeu politique. Le défi pour un parti salafiste comme Al-Nour (un quart des voix aux élections égyptiennes) est de construire, à partir d’une négation de la politique, un programmepolitique…
Les islamistes tunisiens n’ont pas joué un grand rôle dans la chute de Ben Ali mais ce sont eux qui ont le plus profité de son départ. Et depuis sa victoire électorale, Ennahda a l’air de ménager les salafistes en leur attribuant un rôle de réservoir de voix… Les islamistes d’Ennahda n’ont recueilli que36% des voix dans l’Assemblée constituante, présidée par un social-démocrate, MustaphaBen Jaafar. Je ne crois pas qu’ils ménagent les salafistes comme un réservoir électoral car ils perdraient beaucoup plus de voix qu’ils n’en gagneraient s’ils se rapprochaient des thèses salafistes. Non, le défi est, pour Ennahda, de devenir un parti de gouvernement. J’ai vécu en Jordanie, en 1989, une victoire des Frères musulmans, qui ont perdu les élections suivantes, à cause d’une performance gouvernementale discutable.
Ces révolutions sonnent la disparition d’Al-Qaida mais si «La Base» a perdu son chef et sa légitimité en se coupant de «la rue arabe», ne s’est-elle pas renforcée dans l’Afrique subsaharienne (Mali, Niger…)? La Révolution arabe a enterré politiquement BenLaden avant même qu’il ne soit éliminé, le2mai 2011, au Pakistan. Al-Qaida est aujourd’hui éclatée entre sa direction depuis le Pakistan avec Ayman al-Zawahiri, l’ancien adjoint égyptien de Ben Laden, la branche yéménite, qui reconnaît l’autorité de Zawahiri, et les branches pour l’Irak et pour le «Maghreb islamique» qui ont repris leur autonomie. La branche irakienne est la plus active en menant une guerre sans merci contre le gouvernement Maliki et la communauté chiite, après le retrait des forces américaines.
La renaissance arabe n’est pas une partie de dominos, dites-vous, mais le régime de la famille Assad est durement touché. Comment voyez-vous évoluer la Syrie? Le régime de Bachar al-Assad est condamné et il use de provocations meurtrières afin de créer une guerre civile et prolonger son pouvoir. Mais l’issue ne fait aucun doute. La seule question est de savoir si l’option non-violente pourra être tenue jusqu’à la chute de la dictature. Ce serait le scénario le plus prometteur alors qu’un succès militaire poserait ensuite, comme en Libye, le problème des règlements de comptes. L’essentiel est que la Syrie nouvelle est en train de se construire grâce à de nombreux comités locaux et citoyens.
Les royaumes, Arabie Saoudite, Maroc ou Jordanie, donnent l’impression d’avoir été, jusqu’ici, relativement épargnés par la contestation. Est-ce durable? Le principe monarchique résiste mieux à la contestation révolutionnaire qu’un principe républicain dévoyé par la tentation dynastique. Bachar al-Assad a succédé à son père Hafez-arrivé au pouvoir en 1970-, à la mort de celui-ci, en 2000, et les fils de Moubarak, de Kadhafi ou du Yéménite Saleh se disposaient aussi à leur succéder. Mais le roi du Maroc a pris l’initiative d’une réforme constitutionnelle, approuvée par référendum le 1erjuillet. Quant au souverain d’Arabie, il a généreusement redistribué la manne pétrolière à toutes les couches de la population. Et le roi de Jordanie est soumis aux pressions des tribus qui exigent une nomination du Premier ministre par le Parlement et non par le Palais.