Burhan Ghalioun : « dialoguer avec le régime syrien actuel, c’est impossible » – par Pierre Barbancey

Article  •  Publié sur Souria Houria le 5 novembre 2011

Le président du Conseil national syrien, Burhan Ghalioun, dénonce l’engrenage sanglant dans lequel s’est enfermé le régime et annonce la publication prochaine d’une charte de l’opposition en vue de la création d’une république démocratique, pluraliste et séculière. Rencontre.

Sociologue, professeur à la Sorbonne, Burhan Ghalioun est maintenant président du Conseil national syrien (CNS). Il y a quelques mois, avec l’éditeur Farouk Mardam-Bey et l’écrivain Subhi Hadidi, il publiait un texte intitulé Bernard-Henri Lévy, épargnez aux Syriens votre soutien ! Il explique à l’Humanité la stratégie du CNS et dévoile les prochaines initiatives de l’opposition syrienne qu’il dirige.

Qu’est-ce que le Conseil national syrien (CNS), que vous présidez ?

Burhan Ghalioun. Le Conseil national syrien est une coalition entre les différentes forces de

l’opposition syrienne. Aussi bien les forces laïques que les forces islamistes, comme les Frères musulmans et les islamistes indépendants, et les représentants des jeunes de la révolution – composante la plus importante –, ce qu’on appelle les 
comités de coordination de la révolution. Le CNS a été créé pour donner à ce mouvement politique, à cette révolution, une adresse unique – ou presque, puisqu’il y a encore des forces qui sont en dehors. Il s’agit également de coordonner les relations internationales, régionales, et de réfléchir à l’avenir de la révolution, à la Syrie future en quelque sorte. La Syrie démocratique à laquelle tout le monde rêve.

 

Vous dites qu’il n’y a pas toute l’opposition. Effectivement, on remarque qu’un opposant historique comme Michel Kilo n’est pas membre du CNS…

Burhan Ghalioun. En effet, Michel Kilo n’en fait pas partie. Il existe encore le Rassemblement national démocratique, qui regroupe quelques partis de gauche et est dirigé par Hassan Abdel-Azim. Ils ne sont pas encore intégrés dans le Conseil national mais ils ont pris des positions positives et peuvent, à n’importe quel moment, nous rejoindre. Mais le fait qu’ils résident en Syrie accentue les difficultés et il leur est difficile de prendre les mêmes positions que nous. Nous aurons avec eux des relations de coordination plus qu’autre chose. Il n’y a pas de concurrence, pas de compétition. Michel Kilo est un ami, comme de nombreux militants indépendants qui soutiennent le Conseil national syrien.

 

Quelle est la stratégie du Conseil national syrien ?

Burhan Ghalioun. Notre stratégie est de préserver le caractère pacifique et populaire de cette révolution. Nous voulons rassembler et mobiliser l’ensemble des forces démocratiques dans le pays, derrière les jeunes de la révolution, et les pousser à prendre des positions encore plus fermes contre le régime familial de Bachar Al Assad. Il s’agit également de mobiliser l’opinion publique internationale pour apporter au minimum une protection internationale aux citoyens qui subissent des massacres quotidiens. C’est comme un rituel sacrificiel. Tous les jours, nous avons entre vingt et trente victimes qui tombent sous les balles des forces de sécurité syriennes. Le plus urgent pour nous aujourd’hui est d’amener cette protection internationale comme une première étape, avant le départ de cette famille et la chute de ce régime.

 

Quelques jours avant la mort de Muammar Kadhafi, un membre du Conseil national syrien se trouvait à Tripoli et a parlé d’un possible scénario à la libyenne concernantla Syrie. Qu’entendez-vous par protection internationale ?

Burhan Ghalioun. Nous pensons que la situation syrienne est très différente de la situation libyenne. De toute façon, les grandes puissances et la communauté internationale ont la même conception : ce qui a été fait en Libye ne peut pas se reproduire en Syrie. Jusqu’à présent, tout le monde est opposé à une intervention militaire organisée pour faire tomber le régime. Mais la responsabilité de la protection des civils, qui subissent des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, est mentionnée dans un article de la charte des droits de l’homme de l’ONU. Son application exige d’envoyer des observateurs sur le terrain pour rapporter ce qui se fait. Pour l’instant, nous pensons que l’envoi d’observateurs arabes et étrangers peut apporter une certaine protection aux civils syriens.

 

Donc, clairement, vous n’avez pas un scénario à la libyenne qui consisterait, par exemple, à « libérer » une partie du territoire syrien, tremplin pour la prise du pouvoir ?

Burhan Ghalioun. Penser de cette façon, c’est renverser les choses. En réalité, en Libye, une partie du pays a été libérée par les Libyens, qui ont demandé une sorte de protection, de soutien pour que les troupes de Kadhafi ne puissent reconquérir cette partie du territoire. La situation est différente en Syrie. Il n’y a pas vraiment de zones libérées qui seraient sous contrôle d’une armée libre ou révolutionnaire. Nous demandons la protection de l’ensemble des populations dans un pays qui est encore contrôlé par les forces de sécurité du régime actuel.

 

N’y a-t-il pas un risque de voir votre stratégie pacifique être débordée puisqu’il y a de plus en plus d’affrontements armés avec les troupes régulières ? On parle de déserteurs mais aussi de groupes salafistes. Ne craignez-vous pas de voir les Syriens dépossédés de leur révolte par des groupes armés qui semblent prendre le dessus ?

Burhan Ghalioun. C’est un risque qu’il faut éviter. C’est pourquoi nous appelons à une mobilisation internationale et arabe, pour apporter une solution rapide à cette question des massacres collectifs et quotidiens. Pour éviter ce risque, il faut aller de l’avant et assez rapidement. Si on arrive vraiment, avec les pays arabes, la communauté internationale, en coordination avec les jeunes de la révolution, à trouver cette solution politique, c’est-à-dire à protéger d’une façon ou d’une autre les populations et à faire arrêter les massacres, alors je pense que le risque de l’appel aux armes va diminuer de façon substantielle. Mais le risque existe.

 

À qui obéissent ces groupes armés ?

Burhan Ghalioun. Les jeunes de la révolution sont membres du Conseil national syrien. Nous avons donc la possibilité d’élaborer une stratégie pacifiste avec eux. Mais si le monde dans son ensemble, la diplomatie internationale restent immobiles et n’arrivent pas à nous aider à ouvrir la perspective d’une continuation pacifique de la révolution, bien sûr les choses vont nous échapper, c’est évident. Actuellement, il y a des déserteurs de l’armée qui se font tirer dessus par les forces de sécurité et qui répliquent de la même façon. Cela ne relève pas de la responsabilité du CNS. Ce sont des jeunes qui désertent parce qu’ils n’acceptent pas que l’armée, à laquelle ils appartiennent, soit utilisée contre leur famille. Il y a peut-être aussi d’autres éléments qui commencent à prendre les armes. Mais, à mon avis, la seule façon de régler cette situation est de favoriser rapidement une solution pacifique et politique. D’ouvrir les possibilités de progrès pour arrêter la tuerie. Nous essayons de limiter l’influence des groupes armés. Mais les dynamiques de terrain sont relativement autonomes. Tout le monde doit avoir conscience de ce danger.

 

Une «Armée syrienne libre» a été créée en juillet par un officier qui a fait défection. Elle revendique l’attaque contre les forces loyalistes. Que pensez-vous de ces actions ?

Burhan Ghalioun. Cette armée a été constituée par des soldats déserteurs et qui ont refusé de tirer sur la population. Mais c’est la première fois que j’entends parler de telles opérations. En tant que Conseil national syrien, nous n’avons pas de relations avec cette armée, qui est basée en Turquie. Nous continuons à penser que notre révolution doit être pacifique. Cela dit, il faudrait que nous puissions prendre contact avec les responsables de cette armée pour que l’on puisse discuter ensemble d’une stratégie qui ne pousse pas la révolution vers une militarisation. C’est encore notre principe.

 

N’y a-t-il pas des forces qui se situent dans l’opposition mais qui voudraient faire basculer cette révolte pacifique en une révolte armée ?

Burhan Ghalioun. S’agissant des forces de l’opposition organisée, je ne sais pas. Qu’il y ait des forces de l’extérieur qui puissent manipuler, pourquoi pas ? Dès qu’il y a une faille dans le système de sécurité d’un pays, il y a plusieurs forces et puissances régionales ou internationales qui vont l’exploiter et l’utiliser à des fins stratégiques. Donc, le risque existe d’une manipulation de l’étranger, ou même de la part de forces intérieures. Mais pour le moment, les forces de la coalition du Conseil national syrien ne sont pas sur cette ligne.

 

Le pouvoir syrien a annoncé la mise en place de réformes, une modification de la Constitution, l’organisation d’élections anticipées… Que pensez-vous de ces propositions ? Est-il encore possible de discuter avec le pouvoir en place à Damas ?

Burhan Ghalioun. Il y a une rupture totale avec ce régime, qui n’a utilisé depuis huit mois que les armes et les balles. Il y a des morts, il y a des blessés, des arrestations, des viols, des violences quotidiennes, des jeunes qui meurent sous la torture, la dévastation de quartiers par les forces de sécurité. Dans ces conditions, il est très difficile de convaincre les gens que ce régime est encore capable de dialoguer avec son peuple. Ceux qui veulent dialoguer ne commettent pas autant de crimes. Le dialogue est impossible, mais on peut envisager des démarches dans le sens de la passation du pouvoir à un gouvernement représentatif, permettant l’organisation d’élections, c’est-à-dire si le régime accepte vraiment le jeu démocratique. Mais dialoguer pour chercher un compromis avec le régime actuel, c’est de l’ordre de l’impossible.

 

Que se passerait-il en cas de victoire de la révolution ? On voit qu’en Tunisie les islamistes ont gagné les élections. En Libye, le CNT annonce l’application de la charia ; en Égypte, les Frères musulmans s’organisent pour l’emporter… N’y a-t-il pas une crainte, y compris au sein du CNS, que les islamistes ne prennent le dessus, politiquement ?

Burhan Ghalioun. Il n’y a vraiment pas de risques. En Syrie, la situation est très différente. Les forces islamiques organisées sont très minoritaires, pas comme en Tunisie, pas comme en Égypte. Les Frères musulmans sont exclus de la Syrie depuis pratiquement trente-cinq ans. Ils n’ont pas d’organisation au sein du pays. Les mouvements islamistes syriens sont divisés. Certains étaient avec le régime, d’autres sont très modérés… Il n’y a pas une force islamique capable de détourner la révolution de ses objectifs. Le « camp laïque » – qui regroupe tous ceux qui aspirent à une république démocratique, séculière, qui respecte tous ses citoyens indépendamment de leur appartenance ethnique ou religieuse – est très fort. Il est majoritaire. D’autant plus qu’il y a des communautés minoritaires qui ne peuvent pas être attirées par l’idéologie islamiste. C’est déjà une garantie. Une charte nationale va être adoptée et publiée par le Conseil national syrien, à laquelle pourraient adhérer toutes les forces organisées du pays, et va affirmer encore plus le caractère irréversible d’une république démocratique, pluraliste et séculière, qui remplacera le système actuel.

 

D’un point de vue diplomatique, quelle est l’activité du CNS ? Demandez-vous à être reconnu officiellement, c’est-à-dire à être considéré comme le seul représentant du peuple syrien, à la place du régime en place ?

Burhan Ghalioun. Absolument. Nous cherchons à être reconnus par les pays arabes et en particulier par les pays qui ont déjà réalisé leur révolution, en Tunisie, en Égypte. Le CNT libyen nous a d’ores et déjà reconnus. Mais nous espérons aussi avoir cette reconnaissance en Europe. Pour cela, il faudrait avoir des consultations avec la diplomatie européenne.

 

Médiation de la ligue arabe. La Ligue arabe a proposé un plan prévoyant un « arrêt immédiat » 
de la violence et le « retrait des chars » afin « d’adresser un message rassurant à la rue syrienne ». Ce plan stipule également « l’amorce au Caire d’un dialogue national entre toutes les composantes de l’opposition et le régime ». 
Après beaucoup de tergiversations, la Syrie a accepté ce plan. Une annonce officielle devrait être faite aujourd’hui au siège de la Ligue arabe au Caire. Pendant ce temps, à Damas, un comité national a débuté ses travaux 
lundi « pour élaborer un projet de nouvelle Constitution ». Alors que le président syrien avait averti, dimanche, que toute intervention occidentale contre 
son pays provoquerait un « tremblement de terre » au Proche-Orient, 
le chef de l’Otan, Anders Fogh Rasmussen, a assuré qu’une intervention 
militaire de l’Alliance atlantique était « totalement exclue ».

 

Entretien réalisé par Pierre Barbancey*

 

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