Buthaïna Shaabân et la bataille de Manbij : les « supplétifs » (çahawât) de l’Amérique et les baffes d’icelle (çafa‘âtu-hâ) !

Article  •  Publié sur Souria Houria le 6 juin 2016

par Subhi Hadidi (écrivain et chercheur syrien résidant à Paris)

in Al-Quds-al-Arabi, 3 juin 2016

traduit de l’arabe par Marcel Charbonnier

 

Non seulement les gifles assénées par l’Amérique sur les visages de ceux parmi les « opposants » syriens qui espéraient beaucoup de bien d’une Amérique en laquelle ils avaient placé tous leurs espoirs se succèdent dans le temps et de lieu en lieu, mais elles ressemblent de plus en plus à un mix de punitions méritées par tout suiveur parasitaire adolescent et de leçons politiques et morales administrées à quiconque a des yeux pour voir et un minimum de discernement.

La bataille de Manbij, le dernier en date des champs de bataille permettant que parvienne à sa perfection l’éclatement au grand jour du scandale de la politique américaine fondamentalement hostile à l’insurrection du peuple syrien, est le théâtre de développement quotidiens de cette pluie de baffes : cela ne gêne en rien Washington qui continue à cornaquer ses partisans « opposants » syriens vers d’autres arènes d’humiliation : entre autres exemples, Buthaïna Shaabân (la conseillère politique de Bachar al-Assad) s’est vue remettre un visa d’entrer aux États-Unis en dehors de la seule extraterritorialité des bâtiments de l’Onu.

Si le Press Club de Washington, qui est une institution journalistique indépendante, peut recevoir qui il entend quand il le désire – et il a décidé de recevoir Shaabân dans le cadre d’un colloque sur « La lutte contre le terrorisme » auquel assistera également un envoyé des forces des « renforts populaires » (al-hashd al-sha‘bî) irakiens ! – ce club, à l’instar de toute instance officielle américaine, n’a pas le droit de violer la loi, en l’occurrence le décret exécutif présidentiel n° 13582 du 18 août 2011 que le président américain Barack Obama a adressé au ministère du Budget et qui impose une série de sanctions à Shaabân – en compagnie de Walîd al-Mu‘allim [ministre syrien des Affaires étrangères] et de Ali Abdel-Karîm Ali, qui s’ajoutent à une liste précédente de sanctions ayant englobé Bachar al-Assad, Fârûq al-Shar‘, ‘Âdil Safar, Muhammad Ibrâhîm al-Sha‘‘âr, ‘Alî Habîb, ‘Abdal-Fattâh Qudsiyya et Muhammad Dîb Zaïtûn.

Par ailleurs, ces Messieurs du Club de la Presse auraient-ils oublié que Buthaïna Shaabân représente un régime politique responsable de l’assassinat de plusieurs dizaines de journalistes tels Marie-Catherine Colvin, Mika Yamamoto et Gilles Jacquet (pour ne mentionner que ses seules victimes étrangères) ?

Et même après s’être ravisé, et avoir décidé de se contenter de ce que Shaabân participât à son colloque seulement via Skype, le scandale moral en a-t-il pris fin pour autant ?

Mais si ce club avait effectivement violé la loi américaine, passant outre la déontologie professionnelle et l’éthique, qui, à la Maison Blanche ou au Secrétariat d’État, allait permettre d’accorder un visa d’entrée aux États-Unis à Shaabân, et de quelle manière ? Si les ordres du président américain ne sont pas exécutables par ses subordonnés, le préposé à la délivrance des visas n’a-t-il plus en mémoire le rôle terroriste direct et avoué de Shaablân tel qu’il se présente dans les écoutes téléphoniques, puis dans les aveux qui ont amené à la condamnation de Michel Samâha pour la planification d’explosions terroristes au Liban ?

Shaabân n’avait-elle pas ironisé, mettant en doute la certitude d’Obama quant à la responsabilité du régime syrien dans les attaques chimiques d’août 2013 ? N’en avait-elle pas déduit cette théorie scandaleuse de provocation : « Les responsables de [ce massacre], ce sont des hommes armés qui ont enlevé des enfants et des hommes adultes habitant des villages de la région de Lattaquié et qui les ont amenés dans la Ghouta [de Damas] où ils les ont enfermés dans un même lieu et contre lesquels ils ont utilisé l’arme chimique » ?

A contrario, la bataille de Manbij ne se déroule ni à Washington ni dans des clubs de la presse privés, mais sur le territoire syrien, avec une immixtion directe d’unités militaires américaines, quelle qu’en soit la nature. Il s’agit là, bien entendu, d’une décision politique avant même que d’être une option militaire – un choix politique dans lequel s’engage l’administration Obama dans le cadre d’une série de considérations dont certaines, toutes nouvelles, sont liées aux développements tactiques sur le terrain, tandis que d’autres, plus anciennes, découlent de manière générale de la « doctrine Obama » et des détails de cette doctrine tels qu’ils se sont traduits en particulier dans le traitement du dossier syrien.

Certains analystes vont plus loin, à raison dans une large mesure, en matière de facteurs causaux lorsqu’ils voient dans l’ouverture du ministère américain de la Défense aux « forces démocratiques syriennes » – dont nous résumerons l’intitulé en « qasd » (quwwât sûriyâ al-dîmuqrâtiyya) dans la suite de cet article, dans une tentative de re-produire les « supplétifs » irakiens, les célèbres « sahawât » en leur qualité d’unité de combat par procuration recevant du Pentagone entraînement, armement et appui logistique, ainsi parfois que des engagements armés directs sur le terrain d’une manière épargnant à Washington le concept d’engagement total et au service, dans le même temps, de toute une série d’objectifs tactiques qui eux aussi ne sont pas loin de servir des stratégies décidées en très haut lieu.

S’il est possible que la guerre que la Maison Blanche livre à Dâ‘esh s’inscrive dans le cadre de ces stratégies supérieures, l’ouverture aux « qasd » s’inscrit de fait dans des tactiques visant à légaliser les interdits, tout au moins pour partie, comme par exemple le fait de provoquer les généraux de l’armée turque, bien que ceux-ci soient particulièrement chers au cœur de Washington (sans doute beaucoup plus que le président Recep Erdoğan). Ou bien comme le fait de dire que le Secrétariat d’État américain classe le « parti des travailleurs du Kurdistan » (PKK) parmi les organisations terroristes, ce qui n’empêche nullement le Pentagone de travailler avec ses succursales militaires en Syrie, qui sont représentées dans les « qasd », à savoir le « Parti de l’Union Démocratique » (PYD), bien que les chefs de ces deux formations armées se trouvent non pas en Syrie, mais dans le Jabal Qandîl, là où se trouve la direction du PKK. Plus encore : ne dit-on pas que Washington préfère agir avec les kurdes en tant que minorité ethnique, car cela favorise les conflits et les divisions au sein de l’« armée unifiée syrienne ». La réponse apportée par des responsables fiables du Secrétariat d’État et du pentagone étant que les « qasd » ne sont pas des formations kurdes, mais qu’elles sont composées de combattants arabes à la hauteur de 80 % !

L’une comme l’autre, les deux considérations précédentes ne sont qu’une resucée du concept des « supplétifs » sahawât et qu’un mix de tactiques consistant à combattre Dâ‘esh par ses arrières stratégiques. Elles sont fondées sur une troisième considération plus ancienne et plus importante encore de la « doctrine Obama », à savoir le fait de laisser les ennemis s’enfoncer dans les marécages de la guerre d’attrition syrienne, car celle-ci finira, à la fin des fins, par servir les intérêts de l’Amérique…, et ce, gratuitement !

Il y a tout d’abord une première guerre menée par l’Iran, qui n’est plus « seulement » l’allié économique et militaire du régime syrien, mais qui est devenu un des protagonistes du conflit qui combat au travers des généraux du régime syrien, et non plus via les seuls officiers de Qâsim Suleïmânî et des « Gardiens de la Révolution ». Inutile de préciser qu’un tel niveau d’implication affaiblit l’Iran non seulement militairement et économiquement, mais qu’il pèse sur ce pays politiquement à tous les niveaux tant intérieur que régionaux et qu’il bloque ses projets de développement, entrave ses programmes d’armement notamment atomique et par conséquent l’affaiblit davantage que les sanctions économiques n’étaient en mesure de le faire.

Il y a ensuite une deuxième guerre, menée elle aussi par l’Iran, mais par les armes du « Hezbollah » libanais, avec les énormes pertes tant humaines que militaire dudit Hezb, qui ne sont en rien plus graves que ses pertes sur les plans politique et moral. Ce parti se vantait d’être l’armée de résistance par excellence contre Israël. Et voici qu’il s’est caricaturé lui-même, devenant une armée de lutte impitoyable contre le peuple syrien. Il a tourné le dos à Israël pour se consacrer à la défense d’un régime tyrannique et corrompu qui n’est rien d’autre qu’une exploitation familiale et à la justification de ses crimes de guerre frisant l’extermination d’un peuple.

Ces sentiments ne se limitent pas aux formations arabes sunnites et aux musulmans qui avaient soutenu le Hezbollah durant des décennies, ils prévalent y compris chez de larges couches de la population chiite elle-même. Là encore, à l’instar de l’immixtion iranienne, les pertes du Hezbollah ne sont rien d’autre que des gains pour l’Amérique – il s’agit, là encore, comme toujours, des gains gratuits.

La troisième guerre d’attrition (contre le peuple syrien) est menée par la Russie de Vladimir Poutine. La Maison Blanche regarde cette guerre s’enflammer de loin mais assidument, voire en y participant et en assurant une coordination (une implication directe ?), comme actuellement avec la bataille de Manbij.

S’il est vrai que Washington s’était contenté de surveiller de loin l’effondrement du régime syrien depuis les tribunes des spectateurs, répondant en cela au désir d’Israël de voir prolonger l’existence du régime Assad jusqu’au bout du bout de la destruction de la Syrie et de l’épuisement de ses forces, l’autre versant de la position américaine a commencé à consister à profiter autant que faire se pouvait et se peut aujourd’hui des pertes de Moscou afin que celles-ci se muent en gains américains sur le terrain. Et, là encore, la coopération des Russes avec les « qasd » s’avère un modèle de mise de cette relation au profit d’une Amérique qui est la grande puissance partenaire le plus séduisant pour au minimum vingt-cinq des vingt-sept formations armées composant les « qasd ».

Il demeure une quatrième considération, moins importante celle-ci, car elle a trait à la série des baffes que Washington assène à une soi-disant « opposition » syrienne autoproclamée fondamentalement faible, qui prétend être représentative, mais qui est d’ascendance douteuse  et qui est dépendante. L’administration [américaine] n’a jamais été l’amie des aspirations des peuples arabes à la liberté et à la dignité, à la démocratie et à la citoyenneté moderne. Au contraire, elle a toujours été l’alliée des dictatures et des régimes prédateurs.

Qu’est-ce qui pourrait bien pousser Obama à coopérer avec une « opposition » qui n’a d’autre compétence politique que celle consistant à présenter sa joue gauche après avoir été souffletée sur sa joue droite ?

Si cette opposition est incapable de procurer du pain, un abri et des balles aux membres de la soi-disant « Armée Libre », son seul motif de fierté, pourquoi mériterait-elle de la part de Washington la moindre considération, fusse en tant que supplétifs, que « sahawât » ?