Charif RIFAI – Damas, Printemps 2011: 4. Le onzième jour des tigres

Article  •  Publié sur Souria Houria le 6 mai 2011

06-04-2011

Prologue : Zakaria Tamer l’écrivain syrien
prémonitoire  à qui ces mots sont dédiés, avait
écrit au milieu des années soixante-dix, une
nouvelle intitulée « Les tigres au dixième jour ».
Au bout de dix jours de dressage où il a connu
la carotte et le bâton, le tigre s’est vu totalement
dompté et  s’est transformé en citoyen docile.

 

     Le Citoyen a jeté un œil autour de lui. La rue lui a semblé vide. Des pierres parterre, quelques voitures endommagées, quelques vitres cassées. Lui même avait reçu quelques coups de poing, quelques coups de pied. Des hommes à l’air sévère l’ont sommé tantôt de ne plus bouger, tantôt de rentrer chez lui. On l’a traité de bourricot, de traitre, d’infiltré. On l’a menacé de prison, de mort, on a tiré dans l’air ou en sa direction. La vue n’était pas claire, et les balles ne sont visibles que lorsque le sang gicle et le sien n’a pas coulé aujourd’hui. Pourtant,  il avait envisagé cette possibilité  avant de se joindre à la rue et manifester. D’ailleurs il a toujours su que sa vie ne lui appartenait pas vraiment, pas au sens large du mot. Elle appartient en partie, à Dieu dit- on. Il lui semble aussi que le pouvoir en a confisqué une bonne part. Il lui reste certainement un peu de vie à taille variable. Enfin, ça dépendait des jours. C’est comme s’il avait des actions dans une société : il faut faire preuve de bons sens et d’opportunisme rapide pour optimiser son capital de profit. Avec de la docilité, on consolide sa position, avec l’hypocrisie on obtient un actif exploitable à tout moment, et comme toute action boursière, un petit actionnaire reste un petit actionnaire et surtout il ne sait pas quand ni pourquoi il perd tout.

     En y réfléchissant, il lui parait avoir trop vécu dans un compromis continuellement en sa défaveur. Il a appris à cacher ses pensées, à éviter les sujets qui fâchent, à trouver les bons mots au bon moment, à exagérer  un peu, à mentir souvent. Il lui a fallu distribuer des pots- de- vin, en recevoir aussi. Il a appris à détourner le système, celui-ci s’y prête facilement ; l’administration, la magistrature, la justice, la police, personne n’échappe à cette règle  invisible. Qui corrompt l’autre ? Qui détient les clefs de la peur ? Cette peur mutuelle, le Citoyen craignant le régime, et le régime se méfiant du Citoyen. Les deux entretenant une ambiguïté tacite et malveillante.

     Entre-temps, tout le monde entretient des liens avec tout le monde. Le Citoyen doit lier connaissance avec un ou plusieurs responsables. Le reste est un problème d’échelle. Les petits fréquentent les petits, les grands pactisent avec les grands. Qui n’a pas dans son carnet d’adresse, un commissaire, un adjoint au maire, un ministre, un haut responsable de la sécurité ? Les mieux placés sont devenus une clique, le cercle intime du pouvoir, les autres s’arrangent avec les moyens du bord. Tous, les hommes du pouvoir et les simples citoyens disent : Ca peut servir un jour. Forcément tout sert un jour jusqu’au jour ou cela ne sert plus à rien.

     Les repères sont flous, sujets à interprétation. Avec le temps, les choses et les valeurs  se sont confondues et tout est devenu  aléatoire. Nous en sommes tous malades. Une maladie qui nous a rongés petit à petit. Nous avons cohabité avec cette forme amputée de vie ;  la  pratique du difficile exercice de  la vie possible au détriment de la vie tout court nous a épuisés, dénaturés.

     L’humain est grandiose, s’est dit le Citoyen dans la rue qui lui semblait toujours vide. L’humain est grandiose car il garde au fond de ses entrailles cette terrible force d’aimer. Des années d’effacement ont réduit certes,  nos capacités à analyser, à réagir, à espérer et à croire, mais nous n’avons jamais cessé  d’aimer les  arbres, les enfants et la vie insaisissable.

     Je suis grandiose, dis le Citoyen,  parce que j’appartiens à cette terre qui n’a jamais fermé sa porte à l’autre. Dix mille ans et nous n’avons pas arrêté d’accueillir, des conquérants, des civilisations, des hommes. Ils viennent tous et c’est ici qu’ils troquent leurs visages pour devenir nous.

     C’est ici que le chrétien a ouvert ses bras à l’Islam naissant, et c’est dans le Temple de Jupiter, devenu Église, devenue Mosquée que repose  Jean Baptiste à côté de la tête du Hussein le chiite dans le fief du sunnisme. C’est ici que  l’arabité a pris son sens, non parce que nous l’avons inventée mais parce que  nous l’avons aimée. C’est  Choukri Kouatly cédant la présidence à Nasser  et le peuple acclamant les deux, le chantre de l’arabité et le chantre de l’honnêteté au pouvoir. C’est le pays de Youssef Al Azmeh, de Farès Khoury, de Saleh Al Ali, d’Ibrahim Hanano et de Sultan Bacha Al Atrach. C’est le pays  des mosaïques, des anonymes, des réfugiés. Ce n’est pas une première si le Syrien vibre pour Bouazza s’immolant en Tunisie ni pour  l’Égypte renaissant de ses cendres. Nous sommes habités par vous mes amis, de la Palestine à l’Irak, et de la Tunisie à l’Égypte,  il y a en nous la blessure de tous, l’humiliation de tous et la souffrance de tous…

     Le Citoyen vibre dans la rue qui lui semble toujours vide. Un jour le monde autour de lui a bougé, et il ressent que ce monde a toujours bougé en lui. Il se souvient de ses larmes lorsque Bagdad est tombée sous les bottes américaines. Il se souvient de Jénine, de Gaza,  du sud-Liban. Son histoire est celle de son entourage. Seulement, le jour où le premier manifestant est sorti en Syrie, tout est devenu différent. Il a découvert qu’il ne servirait plus de prier pour les autres lorsqu’à l’intérieur de chez soi un homme a brandi un slogan de liberté. La rue n’était plus une rue voisine. Il ne la voyait plus par écran interposé. La rue est sienne, et les manifestants, timides, désordonnés, perdus, sont  siens. Leurs revendications sont les siennes. Ils avaient tous son visage,  son souffle. Ils ont réussi à transporter un peu plus loin son âme, et celle-ci lui parait plus libre, plus méritoire de vie. Peu importe les discours contradictoires, les promesses des uns, les menaces des autres. Peu importe les calculs, le débat quelques fois sordides entre opposants et pro-pouvoir, les deux lui semblent dépassés, un peu archaïques aussi. L’essentiel est qu’il est là, humble, plus confiant qu’hier, plus amoureux de la vie et plus conscient de sa force.

     La nuit arrivait en douceur. Le Citoyen est toujours dans la rue mais elle lui semble de plus en plus peuplée. Il est entouré par des vagues d’hommes, voisins, amis, parents, anonymes. Une femme lui a tendu un peu de canne à sucre. Au milieu de la foule, elle a pensé que les femmes et les hommes auraient besoin de soulager  leurs gorges scandant des mots simples. Jamais il n’a ressenti un meilleur goût. Il était plus que jamais conscient qu’il a encore beaucoup de chemin avant d’accéder à une vraie citoyenneté, il lui faut se réapproprier le sens du devoir et celui des droits, mais il croit fermement avoir la maturité nécessaire pour le faire.

     A l’aurore, la vie reprenait tranquillement dans la ville. Les forces de l’ordre sont quelque part dans les parages. Le Citoyen s’est rendu compte que les dix jours de dressage  ne l’ont pas complètement dompté. Le tigre  en lui avait longtemps somnolé, il avait survécu comme il le pouvait. Il s’est trompé souvent, il a perdu espoir  mais il a toujours inventé des ingéniosités pour continuer.

     Le Citoyen a pris une grande bouffée  d’air frais en cette matinée de printemps inattendu. Il a eu le sentiment d’écrire avec ses mains sa propre page de l’histoire.  Un jour, et lorsque le temps le permettra, il repensera probablement à cette journée comme étant « Le onzième jour des tigres ».

Charif RIFAI