Chassés par les combats, les Syriens affluent toujours plus nombreux en Jordanie – Par Laurent Zecchini

Article  •  Publié sur Souria Houria le 11 mai 2012

Les réfugiés syriens sont de plus en plus nombreux à la frontière jordanienne

Les écolières sont vêtues d’une blouse verte, de jeans et d’un hidjab. C’est l’heure du déjeuner et elles rentrent chez elles, un sac à dos à l’épaule et des rires aux éclats. Tout est calme à Al-Turra. Ce village de 12 000 habitants est situé juste à la frontière avec la Syrie, à 2 kilomètres au nord de la ville jordanienne d’Al-Ramtha, qui donne son nom au principal point de contrôle alentour. L’autre, celui de Jabir, est plus à l’est.

« Frontière » est un bien grand mot. Il y a bien un poste de l’armée jordanienne un peu plus loin, près d’un minuscule affluent de la rivière Yarmouk, mais rien ne matérialise la séparation entre les deux pays. Le paysage fertile de la vallée de Chaab, avec ses champs de blé et ses oliviers, est une continuité qui fait illusion : Deraa, ville syrienne martyre, est située à moins de 3 kilomètres. Dans la journée, rien n’indique que la guerre est proche.

La nuit, les habitants d’Al-Turra entendent le bruit des combats, notamment lorsque des tireurs embusqués ciblent les Syriens qui coupent à travers champs pour gagner la Jordanie. Parfois, des balles perdues tombent de ce côté-ci de la frontière, mais l’armée jordanienne fait semblant de n’avoir rien vu ni entendu : la présence d’une forte population réfugiée 112 000 personnes, selon le gouvernement jordanien dans le royaume hachémite rend les relations bilatérales très délicates.

CAMP DE TRANSIT

La plupart des « illégaux », qui ne sont pas passés par les deux check-points officiels, sont interpellés par l’armée ou la police jordanienne, puis conduits au camp de transit de Bachabcheh, à Ramtha. Là, ils doivent attendre d’être « libérés » par une famille jordanienne, avant d’être dispersés dans l’une des villes du royaume. Le principe est le suivant : pour montrer le sérieux de sa démarche, chaque famille d’accueil doit verser une somme de 6 dinars (6,4 euros) par réfugié.

Le « camp » de Bachabcheh, composé de sept grosses maisons et de plusieurs conteneurs transformés en logements, regroupe 1 181 réfugiés ; 123 personnes sont également abritées au centre sportif Prince-Haschem, et bien d’autres en ville. Une clinique rudimentaire, un jardin d’enfants et un bureau de distribution de colis de nourriture du Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR), sans oublier un poste de police à l’entrée, constituent la logistique de Bachabcheh.

Un haut fonctionnaire de Ramtha, qui préfère garder l’anonymat, explique que les Syriens ont fixé de nouvelles règles : toute personne âgée de moins de 42 ans n’est pas autorisée à quitter le pays. « Leur politique est d’empêcher le départ des familles et pour cela ils n’hésitent pas à les séparer. » Mais il y a des exceptions : moyennant le paiement d’une dîme, « entre 2 000 et 5 000 dollars », des familles entières passent, assure-t-il.

A Ramtha, où la population étrangère représente quelque 6 000 personnes, l’économie locale, en dépit de l’aide apportée par les Nations unies et les organisations non gouvernementales, peine à faire face. Selon Ali Al-Bachir, directeur de l’Association de l’alliance sociale, quelque 150 nouveaux réfugiés arrivent chaque jour et ce flot monte souvent à 250, voire 300 personnes, au gré des accalmies dans les combats.

CONSÉQUENCES À LONG TERME

Le prix des loyers et des principales denrées alimentaires a grimpé en flèche, alors que le commerce frontalier avec Deraa aurait chuté de 75 %. Si l’hospitalité des Jordaniens ne se dément pas, le gouvernement du roi Abdallah II s’inquiète des conséquences à long terme du fardeau que représente cette population supplémentaire. Cette inquiétude répond certes au souci d’obtenir une aide financière accrue de la communauté internationale, mais elle n’est pas feinte.

Quelque 5 500 écoliers et étudiants syriens ont été scolarisés dans les écoles jordaniennes et des centaines de lits ont été réservées dans les hôpitaux. La situation pourrait être pire : beaucoup de familles syriennes sont réticentes à envoyer leurs enfants à l’école, de crainte d’être dénoncées par des agents syriens infiltrés parmi les réfugiés. C’est ce qui explique que 12 500 réfugiés seulement se soient enregistrés auprès du HCR.

Les autorités jordaniennes insistent pour rappeler que les Syriens fuyant les combats ne sont pas, à ce stade, des « réfugiés » au sens juridique du terme, de crainte d’envenimer leurs relations avec Damas. « La question politique avec la Syrie est délicate, nous confirme, à Amman, Saad Al-Wadi Al-Manasir, numéro deux du ministère de l’intérieur, et on ne sait pas comment nos relations vont évoluer. »

La Jordanie accueille tout le monde, enfin presque : les combattants de l’Armée syrienne libre (ASL) sont désarmés à la frontière et regroupés dans les villes de Salt et Mafrak, et les soldats de l’armée de Bachar Al-Assad qui ont fait défection sont soigneusement interrogés. Quant aux réfugiés palestiniens de Syrie (495 970, selon l’Office de l’ONU pour les réfugiés palestiniens, Unrwa), ils ne sont pas les bienvenus dans le royaume hachémite…

« Ils n’ont pas de problèmes avec le régime de Bachar ; je ne vois vraiment pas pourquoi ils viendraient en Jordanie », insiste notre interlocuteur, qui dément qu’un millier d’entre eux soient bloqués dans la zone frontalière. « Ils ne sont pas plus d’une soixantaine », assure-t-il. Mais Saad Al-Wadi Al-Manasir veut bien reconnaître que le problème de fond est ailleurs : « C’est vrai que nous ne voulons pas augmenter la population d’origine palestinienne en Jordanie », indique-t-il en faisant référence au problème toujours sensible de l’équilibre entre Jordaniens de souche et Jordaniens d’origine palestinienne.

« Le problème des réfugiés palestiniens n’est pas propre à la Jordanie : il existe aussi au Liban et en Syrie. Les réfugiés palestiniens, conclut-il, ne doivent pas oublier leur cause, leur vraie patrie, c’est-à-dire la création d’un Etat palestinien. »

Laurent Zecchini (Al-Turra, Jordanie, envoyé spécial)

source: http://www.lemonde.fr/teaser/?url_zop=http%3a%2f%2fabonnes.lemonde.fr%2fproche-orient%2farticle%2f2012%2f05%2f03%2fles-syriens-affluent-toujours-plus-nombreux-en-jordanie_1695127_3218.html#