Chrétiens et musulmans de Yabroud solidaires dans la guerre – par Mounir Arbach

Article  •  Publié sur Souria Houria le 19 août 2013
C’est dans le contexte de violence inouïe qui a suivi le massacre de Hama, en 1982, que j’ai quitté  la Syrie, mon si cher pays,  en 1984. Depuis l’avènement du printemps arabe, ayant fui la dictature, j’ai attendu, comme tous les autres Syriens, ce changement qui aurait mis fin à près de 40 années de dictature. Quarante années pendant lesquelles aucune liberté d’expression n’a été tolérée. Quarante années pendant lesquelles toute revendication était soupçonnée, quarante années pendant lesquelles  la peur  et la terreur régnaient. Ceux qui ont osé demander des élections libres ou le multipartisme l’ont payé cher : par des années en prison ou par la mort sous la torture… Ce fut le cas de mes amis de Yabroud qui avaient osé distribuer des prospectus et se réunir entre étudiants pour réclamer plus de liberté.
Ma  ville de  Yabroud est à majorité sunnite. Elle est connue pour son passé d’opposition au régime, depuis le coup d’Etat orchestré en 1970  par Hafez Assad et les militaires: les membres de la société civile adhérents du parti unioniste de Nasser, qui se réunissaient à Yabroud, ainsi que les socialistes marxistes, ont été  mis à l’écart et certains d’entre eux ont été emprisonnés et  d’autres ont dû prendre la voie de l’exil, au Liban ou en Iraq.
En 1982, certains des habitants de  Hama (en majorité des musulmans sunnites), pour fuir les bombardements et les chars,  se sont réfugiés dans les mosquées. D’autres, même s’ils étaient musulmans,  se sont réfugiés au siège de l’évêché de Hama. Beaucoup  sont venus se réfugier à Yabroud. Ils ont été accueillis à bras ouvert par la population et par l’évêque. La colère de la population de Yabroud a dû être contenue grâce à la sagesse des dignitaires de la ville et des autorités religieuses musulmanes et chrétiennes. Mon père, qui était un sage, a joué un rôle déterminant pour ramener à la raison  les représentants de l’Etat (police et armée). Le régime menaçait d’assiéger la ville au cas où la population montrerait son soutien aux martyrs de Hama… Un second massacre a été ainsi évité. Depuis lors,  Yabroud, comme les autres villes syriennes, a résisté pacifiquement et en silence.
Mars 2011 a donc apporté un nouvel espoir. A l’université de Damas en avril 2011, juste après le déclenchement de la révolte de Daraa,  la tension était palpable. La parole commençait à se libérer. La peur était sur le point de tomber… Les gens attendaient un signe d’ouverture du régime, mais on apprenait au contraire tous les jours la mort des manifestants tombés sous les balles de la répression. Contrairement aux événements de 1982, qui se sont déroulés dans  un silence ahurissant de la communauté internationale, les nouvelles se répandaient cette fois-ci dans le monde comme une trainée de poudre.
Yabroud a été libérée vers la fin de l’année 2011 : les symboles du régime (police, statue du président, siège du partie ba’th unique, gouvernorat, etc.) ont été pris d’assaut.  Le régime a répondu en bombardant la ville plusieurs fois. Mais   finalement a laissé la ville aux mains des rebelles pour se concentrer sur d’autres fronts jugés plus importants.
La population de Yabroud s’est dit qu’elle était sur un même et seul bateau. Musulmans et chrétiens  (10% de la population de la ville) ont donc pris les choses en main. Un comité de gestion et de soutien à la population a été formé,  composé de dignitaires et de chefs des communautés musulmanes et chrétiennes. La solidarité entre ces communautés n’a pas faibli. Comme en  1982… l’évêché de Yabroud s’est transformé en  centre d’accueil des réfugiés affluant de Homs et de Damas. Pendant le ramadan, des Iftars musulmans ont été  organisés quotidiennement à l’évêché. Argent, médicaments, nourriture et même maisons et terrains sont mis à la disposition du comité de gestion de la ville qui les met au service des  familles meurtries. Mes frères et sœurs ont perpétué la voie tracée par mon père : ils ont transformé leur ferme en camp de réfugiés pour ceux qui ont dû quitter les villes martyres de  Homs et de Qusayr. Par ces actes, la  population de Yabroud coupe court quotidiennement à la  propagande du régime selon laquelle  les minorités, notamment les Chrétiens, seraient menacés par une victoire de l’opposition. Lorsque les réfugiés de Qusayr sont arrivés à Yabroud, la  réaction du régime  ne s’est pas fait attendre : les avions de chasse ont bombardé les deux hôpitaux de Yabroud ainsi que les campements des réfugiés, dont la ferme de mes frères… Chrétiens et musulmans sont morts sous les bombes du régime…
Devant ce carnage, ne rien faire signifie lâcheté et complicité…
A mon niveau très modeste, je m’efforce de sensibiliser l’opinion publique, notamment dans la Drôme, où je réside : des articles dans la presse régionale, des conférences, des  rencontres et des collectes de dons (plusieurs milliers d’euros à ce jour)  que je fais acheminer vers  Yabroud.  Mon frère en fait autant depuis Lille où il enseigne à l’université Catholique.
La froide détermination du régime à éliminer son propre peuple n’a d’égale que le courage, la résistance et la soif du peuple Syrien à la liberté, à la dignité et à la paix…
date : 17/08/2013
Mounir Arbache : archéologue, CNRS, spécialiste de l’Arabie pré-islamique