Comment la tranquille ville mosaïque est devenue la place forte des révolutionnaires – par Benjamin Barthe

Article  •  Publié sur Souria Houria le 1 mars 2012

Si l’on avait dit aux Damascènes ou aux Aleppins, aux premières heures de la contestation, en mars 2011, que Homs serait, douze mois plus tard, la capitale du soulèvement anti-Assad, beaucoup auraient pensé à une bonne blague. Car dans la culture populaire syrienne, Homs n’est pas tant la ville des fiers à bras ou des fortes têtes que celle des simples d’esprit. Comme Hébron dans les territoires palestiniens, elle est raillée depuis des siècles pour la naïveté supposée de ses habitants.

« Pourquoi les Homsis superposent-ils deux postes de télévision, quand ils veulent regarder le journal télévisé ? demande l’une de ces plaisanteries. Pour voir les jambes de la présentatrice. » Les stéréotypes ont à ce point la vie dure, que selon le site Internet du magazine américain Foreign Policy, un partisan du régime demandait récemment sur son compte Twitter : « Pourquoi les Homsis se soulèvent-ils ? Parce que les blagues sur Homs leur tapent sur le système. »

Aujourd’hui, la troisième ville de Syrie, 1,5 million d’habitants, n’a plus le coeur à rire. De toutes les provinces du pays, c’est elle qui a payé le plus lourd tribut à la révolte. En novembre, les activistes locaux déploraient plus de 1 100 morts. Compte tenu de l’intensification de la répression, avec un bombardement des quartiers rebelles comme Baba Amro quasiment ininterrompu depuis le début du mois de février, il est probable que ce bilan ait doublé voire triplé. Les vidéos et les photos envoyées par les militants montrent des morceaux de ville fantômes, grêlés par la mitraille et les explosions. Comment en est-on arrivé là ? Pourquoi Homs est-elle devenue un champ de bataille alors que Damas et Alep hésitent encore à basculer dans la contestation ?

Pour les bons connaisseurs de la Syrie, la réponse est d’abord démographique. Dans la seconde moitié du XXe siècle, la ville de Homs, située au carrefour des principaux axes de circulation du pays (la route de la Turquie au nord, celle de Damas à 160 km au sud, le couloir vers le port de Tartous à l’ouest et le chemin du Liban, à 35 km) a aspiré des milliers de jeunes paysans chassés de leurs terres par l’échec de la réforme agraire. Un afflux que le tissu industriel local, notamment les raffineries et l’usine d’automobiles de l’Iran Khodro Company, n’a pas pu absorber. « L’exode rural a paupérisé la ville, analyse un diplomate en poste à Damas. Une ceinture de misère s’est formée autour du noyau historique. La bourgeoisie n’a rien vu venir. C’est pour cela que la révolte a pris si vite. »

Parmi les quartiers informels, qui émergent dans les années 1960-1970, figurent Baba Amro, l’actuel camp retranché de l’Armée syrienne libre (ASL), peuplé principalement de sunnites. A l’époque, c’est une zone de petits trafics, un repaire de contrebandiers, connecté sur Tripoli, la grande ville libanaise voisine, sunnite elle aussi. « Les enfants de la bonne société homsie avaient interdiction d’aller dans ce secteur que l’on disait mal famé, se rappelle un natif de la ville. C’était comme le 9-3 pour Paris, aujourd’hui. »

La frustration des nouveaux arrivés, condamnés au système D, est d’autant plus grande que l’immigration alaouite trouve à s’employer sans peine. Les adeptes de cette branche du chiisme, à laquelle appartient le clan Assad, sont facilement recrutés par l’Académie militaire, fondée sous le mandat français, à l’instar de Hafez, le père de l’actuel chef de l’Etat, qui en sort diplômé en 1955. La plupart des postes de l’appareil administratif qui se met en place à cette époque leur sont par ailleurs réservés. « Les natifs de Homs, essentiellement chrétiens et sunnites, ont eu le sentiment que le parti Baas et les alaouites leur confisquaient leur ville, explique le politologue Salam Kawakibi. Le même phénomène s’est déroulé à Damas. Mais comme c’est une ville immense, il y a eu un effet de dilution. La prise en main par le régime a paru plus supportable. »

Les choix de Bachar Al-Assad avivent la tension. Comme le parachutage d’un de ses intimes, Iyad Ghazal, au poste de gouverneur de Homs, en 2005. Cet ex-directeur des chemins de fer de Syrie échafaude un projet de développement pharaonique, baptisé « Homs Dream ». Le chantier, qui prévoit la construction de tours de bureaux gigantesques, est mené à coups de trique et de pots de vin. « Il y a eu des saisies de terre et des expulsions arbitraires, dit M. Kawakibi. Ghazal s’est comporté comme le parrain de la mafia. Il a dressé la population contre lui. »

Quand Deraa lance le mouvement de contestation, à la mi-mars 2011, Homs lui emboîte le pas au bout de quelques jours. Des centaines de milliers d’habitants s’en vont manifester sur la place de l’horloge, le coeur de la cité. La mobilisation se veut pacifique et unitaire, dans l’esprit de cette ville mosaïque, sorte de Syrie miniature, où les communautés ont toujours vécu en bonne intelligence.

Mais Bachar Al-Assad sait le danger que constitue la propagation de la révolte dans une agglomération de la taille de Homs. Après avoir tenté d’apaiser ses opposants en limogeant Iyad Ghazal, il lance ses soldats et ses miliciens contre les cortèges. Objectif : faire dévier Homs l’entêtée de sa ligne non-violente. Durant l’été, assassinats et kidnappings se multiplient dans des conditions mystérieuses. Les cadavres de quatre alaouites sont retrouvés mi-juillet avec les yeux crevés. Des magasins situés dans des quartiers contrôlés par les insurgés sont dévastés. Le spectre du sectarisme plane sur le laboratoire de la révolution. En réaction, la communauté alaouite évacue la ville.

En septembre, écoeurés par les bains de sang, des dizaines de soldats jettent leur uniforme et se réfugient dans la ville de Rastan, au nord de Homs. L’ASL est née. Pilonnés par les forces régulières, les déserteurs se replient ensuite sur Baba Amro, dont ils font leur citadelle. « Homs est devenue la capitale de la révolution malgré elle, dit M. Kawakibi. C’est la répression tournante du régime, ville par ville, qui désigne celle qui fait l’actualité. »

Si Baba Amro tombe, le flambeau de la révolte sera repris par Idlib. Un bastion de l’ASL, à la frontière avec la Turquie, déjà encerclé par les snipers du régime.

source: http://www.lemonde.fr/international/article/2012/03/01/comment-la-tranquille-ville-mosaique-est-devenue-la-place-forte-des-revolutionnaires_1650435_3210.html