Comment s’organise l’opposition intérieure en Syrie ? Par Nora Benkorich

Article  •  Publié sur Souria Houria le 10 août 2012

Depuis le début de la militarisation de la résistance syrienne au régime de Bachar Al-Assad, les yeux du monde sont rivés sur l’Armée syrienne libre (ASL) et sur son prétendu bras politique : le Conseil national syrien (CNS), actuellement présidé par Abdel Basset Sayda. Prétendu car les rapports entre les deux groupes sont loin d’être au beau fixe. Les divisions internes de l’Armée syrienne libre, scindée entre une nébuleuse intérieure et un commandement basé enTurquie – auquel il est précisément reproché d’avoir déserté le terrain des combats – n’ont sans doute rien arrangé. Quoi qu’il en soit, cette focalisation a jusqu’à présent contribué à occulter les acteurs qui sont à l’avant-garde du soulèvement syrien : les shabab, c’est-à-dire les jeunes qui organisent l’opposition politique intérieure. Pourtant, c’est au péril quotidien de leur vie que la mobilisation pacifique se poursuit. Sans eux, ni le Conseil national syrien, qui se présente comme leur porte-parole, ni l’Armée syrienne libre, qui se pose en protectrice du peuple et des manifestations pacifiques, n’auraient de raison d’être. Autrement dit, ils sont le maillon sur lequel repose l’avenir du pays. Qui sont-ils, quelle vision politique défendent-ils et comment s’organisent-ils ?

Plus de seize mois après le début du soulèvement syrien, l’opposition intérieure, tout comme l’opposition extérieure, n’a pas été épargnée par les désaccords stratégiques et les divergences politiques. Il existe aujourd’hui à l’intérieur du pays de nombreuses coordinations locales (représentant un ou plusieurs quartiers, une ville ou une région) qui se sont agrégées autour de cinq formations.

1. LA COMMISSION GÉNÉRALE DE LA RÉVOLUTION SYRIENNE (CGRS)

La CGRS est un réseau de coordinations locales fondé en août 2011 suite à la fusion de l’Union des coordinations de la révolution syrienne et de coordinations indépendantes dans le but d’« organiser la mobilisation sur le terrain, de mettre en place des stratégies d’opposition et d’unifier les revendications ». Elle constitue de loin la mouvance majoritaire en Syrie, puisqu’elle regroupe environ cent cinquante coordinations locales.

Sa structure organisationnelle est pyramidale. Au sommet, la CGSR comporte un Conseil révolutionnaire, appareil décisionnaire composé de 41 membres choisis parmi les responsables des gouvernorats syriens, doté de sept bureaux : un bureau politique, présidé par onze membres, dont Nidhal Darwish, Suhayr Al-Atassi et Khaled Al-Khani, un bureau médiatique, qui informe les médiasinternationaux de la situation sur le terrain, un bureau des archives et des statistiques, qui publie des rapports quotidiens, un bureau juridique, chargé d’énumérer les cas de violation de droits de l’homme, un bureau logistique, qui organise l’assistance humanitaire et médicale, un bureau d’adhésion et d’inscription, et enfin, un bureau de traduction. En aval, quatorze Conseils de gouvernorats ont été crées. Ils comportent sept bureaux identiques à ceux du Conseil révolutionnaire, à l’exception du bureau politique auquel se substituent des bureaux de terrain, chargés de planifier et de coordonner les manifestations.

La CGRS se revendique d’un héritage spirituel, culturel et éthique islamique, tout en refusant de s’associer à l’organisation des Frères musulmans syriens – ce qui n’empêche pas certains membres des deux groupes de coopérer.

Jusqu’à présent, la CGRS s’est montrée résolument hostile au Conseil national syrien (CNS) – dont font partie les Frères musulmans –, cloué au pilori en raison de son inefficacité. Jalal Abu Sulayman (pseudonyme), 21 ans, étudiant en économie, membre du bureau médiatique de Houla, dont le village a été assiégé et bombardé pendant plusieurs semaines après les massacres du 25 mai, contraignant une grande partie de ses habitants à fuir et laissant ceux qui sont restés dans le dénuement, affirme que le CNS n’a pas cherché à les joindre pour s’enquérir de leur sort ou pour faire parvenir une aide aux centaines de blessés. Pourtant, ce jeune activiste a déployé des trésors d’ingéniosité pour continuer àcommuniquer avec l’extérieur en reliant une batterie de voiture à son ordinateur malgré les coupures incessantes d’électricité. « Nous, les activistes, et aussi le peuple syrien, avons été extrêmement déçus du CNS, non seulement sur le plan matériel mais aussi au niveau de leurs décisions politiques », affirme-t-il, avant de s’exclamer : « J’espère, et je parle au nom de Houla, que lorsque le régime tombera, le CNS tombera avec eux ! » Amer (pseudonyme), 32 ans, ingénieur membre du bureau politique de la CGRS, partage ce point de vue :  » Le CNS a été discrédité par son inefficacité et ses divisions internes. Il a perdu sa légitimité. Le peuple syrien, qui vit dans un danger quotidien, veut des résultats concrets et non des slogans théoriques. » Toutefois, avec les changements survenus récemment au sein de la direction du CNS, des négociations sont en cours pour intégrer des représentants de la CGRS. Mais « il faudra attendre que le CNS achève sa restructuration complète pour que ces négociations aient une chance d’aboutir », estime Oussama, 31 ans, activiste qui a mis un terme à sa coopération avec le CNS il y a quelques mois en raison précisément de ses dysfonctionnements.

Sur le terrain, la CGRS coordonne ses activités avec l’Armée syrienne libre (ASL). « C’est une armée bien organisée qui représente tous les Syriens », estimeSuhayb Al-Ali (pseudonyme), 30 ans, commerçant, responsable du bureau médiatique de Rastan. Lui et les membres de son groupe sont favorables à une intervention étrangère indirecte, qui s’illustrerait par une zone d’exclusion aérienne et un soutien matériel aux combattants de l’ASL comme en Libye.

2. LES COMITÉS LOCAUX DE COORDINATION (CLC)

Fondés en avril 2011, les CLC, résolument laïcs, affichent les mêmes objectifs que la La Commission générale de la révolution syrienne (CGRS) mais sont moins représentatifs que cette dernière, puisqu’ils regroupent environ soixante coordinations locales. Les plus influentes se trouvent dans la capitale, ville d’origine de Razan Zaytuné, créatrice du mouvement, en périphérie damascène (en particulier à Daraya, à Mashru’ Dummar et Al-Zabadani), dans la région du Hauran et à Idlib, rapporte Oussama.

Contrairement à la CGRS, les CLC comptent dix représentants au Conseil national syrien (CNS) : Omar Idlibi, Leïla Al-Safadi, Suzanne Al-‘Ilmi, Yasser Al-Najar, Humam Hadad, Jawan Yousef, Khalil Al-Haj Saleh, Rami Nakhla, Muhammad Al-Abdallah et Yasmine Barazi. Interrogé sur sa position vis-à-vis du CNS, Musab Al-Hamadee, 30 ans, professeur d’anglais, responsable du bureau médiatique de Hama, répond : « Notre Comité fait partie du Conseil national syrien. […] Nous savons que certains opposants ne peuvent pas travailler sur le terrain car ils seraient immédiatement emprisonnés ou tués. Pour ces raisons, j’accepte personnellement qu’ils parlent en notre nom et je voudrais que la communauté internationale les intègre et les soutienne mieux ».

Tout comme la CGRS, les CLC travaillent en étroite coopération avec l’Armée syrienne libre (ASL) et sont pour une intervention internationale limitée. « Nous voulons que la communauté internationale réalise que le régime de Bachar Al-Assad ne comprend que le langage de la violence, des meurtres et des bombardements, et qu’il n’a rien à nous offrir sur le plan politique. Nous voulons qu’elle aide le peuple syrien à se débarrasser de ce régime en fournissant des armes et un soutien militaire à l’ASL, en mettant en place une zone d’exclusion aérienne et en lançant des frappes aériennes ciblées », explique Musab.

3. LE COMITÉ DE COORDINATION NATIONAL POUR LE CHANGEMENT DÉMOCRATIQUE (CCNCD)

Le CCNCD est une coalition politique représentée à l’intérieur par Hassan Abd Al-Azim et à l’extérieur par le militant des droits de l’homme Haytham Manna. Il englobe le PYD, parti nationaliste kurde considéré comme la branche syrienne du PKK, devenu très influent. Contrairement aux deux groupes précédents, elle ne coordonne aucune activité sur le terrain, mais dispose d’un réseau de sympathisants principalement basés à Damas, Douma, Alep et dans la région du Hauran.

Sur le plan politique, le CCNCD se situe aux antipodes des deux groupes précédents puisque, d’une part, ses responsables sont disposés à négocier avec le régime pour trouver une issue pacifique à la crise et, d’autre part, il est hostile à l’Armée syrienne libre (ASL) et à toute action violente contre le régime, arguant que l’opposition armée conduit le régime sur son terrain de prédilection dont il ne peut sortir que victorieux. Dans cette logique, il est également contre toute forme d’intervention étrangère. Les positions du CCNCD lui valent d’être aujourd’hui voué aux gémonies par la majorité écrasante des dissidents syriens, qui assimilent toute forme de dialogue avec le « régime criminel » à un acte de trahison.

4. LES FRÈRES MUSULMANS SYRIENS

Depuis le début de l’année 2012, les Frères musulmans syriens, dont la direction est installée à Istanbul, s’efforcent de (re)mobiliser leur réseau de sympathisants. Rappelons que les cadres et les militants de l’organisation vivent en exil depuis plus de trente ans, en raison de la répression féroce qui s’est abattue contre eux et de la promulgation loi n° 49 en juillet 1980 qui punit l’appartenance à leur mouvement de peine capitale.

Anas Al-Rajeb, 30 ans, fonctionnaire, est un cas exemplaire des méthodes employées par la direction des Frères musulmans syriens (FM) pour investir le terrain. Fils d’un prisonnier politique membre des FM incarcéré depuis mai 1982, il a été recruté par la direction frériste au cours d’une réunion à Istanbul à laquelle il était convié. « J’ai toujours pensé que c’était un groupe qui a souffert d’injustices et de répression sous le régime de Hafez et Bachar Al-Assad. Depuis les années 1980, les FM ont été privés de leurs droits civils et militaires. Mon père a été l’une des victimes de ce régime. J’ai été l’un des premiers à rejoindre ce mouvement pour lui rendre justice et pour qu’il puisse vivre dans une Syrie unie. » Depuis, lui, ainsi que ses quatre frères, militent activement dans les rangs des Frères musulmans syriens.

Aujourd’hui, Anas est à la tête d’un bataillon de 300 jeunes hommes armés surnommé le Bouclier d’Apamée. Ses missions s’articulent autour de trois domaines : militaire (protection des civils et offensives contres des branches militaires et para-militaires pro-régime sous le commandement de l’Armée syrienne libre), humanitaire (assistance médicale et financière des victimes de la répression et de leur famille) et médiatique (diffusion de vidéos des manifestations et des exactions commises par le régime sur des réseaux sociaux). Ils perçoivent une aide matérielle de la direction des FM qui prend en charge l’achat d’armes, de munition et de nourriture. Certains opposants accusent les FM de puiser dans la commission d’aide humanitaire du Conseil national syrien (CNS) pour financerleurs partisans, mais ils semblent disposer de leurs propres fonds, essentiellement pourvus par des pétromonarchies du Golfe comme le Qatar.

Il est difficile de connaître le poids numérique de ces bataillons FM, mais selon Anas, ils sont principalement localisés dans les gouvernorats du nord de la Syrie (Alep, Idlib et Hama). Tout comme la CGRS et les CLC, les Frères musulmans sont pour une intervention étrangère limitée.

Redoutés par l’opposition laïque et par un pan de la communauté internationale, les FM constituent pourtant un mouvement politique modéré qui défend les principes de la démocratie depuis plus de trente ans et qui a su s’adapter aux réalités sociopolitiques du pays. « Nous collaborons avec d’autres courants car notre région est très pluriconfessionnelle. Nous avons choisi un candidat chrétien pour nous représenter au CNS, le Dr Talal Abdallah de Hama », explique Anas, qui refuse « les partis qui ne sont formés que sur une base religieuse, car nous sommes contre le confessionnalisme, mais nous ne sommes pas contre les partis qui ont un background religieux ». Sa vision de la Syrie post-Bachar Al-Assad est inspirée du régime parlementaire anglais : « Après la chute du régime, nous voulons qu’un gouvernement temporaire, qui détermine les lois électorales et une constitution juste, soit mis en place ; ensuite, qu’il y ait des élections démocratiques qui réunissent tous les partis politiques du pays. La constitution devra être soumise à un référendum populaire. Après les élections législatives, le parti majoritaire au parlement sera chargé de former un nouveau gouvernement, car nous ne voulons pas d’un président qui concentre tous les pouvoirs entre ses mains. » Cette vision repose sur l’expérience des interludes démocratiques des années 1940 et 1950 durant lesquels les candidats FM ont joué le jeu des élections législatives et remporté des sièges au parlement en s’associant à d’autres coalitions politiques.

5. LES JIHADISTES DU FRONT AL-NUSRA (FN)

Enfin, le dernier groupe est le Front Al-Nusra – créé en février – qui se présente comme le pendant syrien d’Al-Qaida. Le FN a notamment revendiqué des attentats suicides perpétrés à Damas et à Alep au début de l’année 2012. C’est de loin celui qui fait le plus frémir la communauté internationale ainsi que les minorités religieuses et l’opposition laïque de Syrie, en raison de son sectarisme affiché. Le FN est opposé à toute forme de coopération avec des non-musulmans et prône l’établissement d’un Etat islamique régi par les règles de la charia. Il est contre toute forme d’intrusion étrangère, perçue comme une tentative « croisée » de domination du pays. Paradoxalement, il est contre l’ingérence de la Turquie, terre d’asile de l’opposition syrienne où gouverne pourtant un parti islamiste modéré, l’AKP, catalogué dans le camp des Croisés.

Les activistes des autres groupes de l’opposition politique intérieure émettent de sérieux doutes sur l’existence du FN. « Je pense que le Jabha Al-Nusra est une invention des services de sécurité du régime pour intimider le monde et pour se présenter comme la seule solution en Syrie. Personne ne les a jamais vus sur le terrain. Dans leurs vidéos, leurs visages sont cachés et leur voix est déformée, alors que les membres de l’ASL se battent à visage découvert », estime Mousab Al-Hamadee. Dans un billet posté sur son blog Un Œil sur la Syrie, Ignace Leverrier, fin connaisseur de la scène politique syrienne, se livre à une analyse de l’histoire de la fabrication et de la manipulation des jihadistes terroristes par le régime syrien qui renforce cette assertion. « Le régime non seulement n’hésite pas à s’en servir quand il en a besoin, mais il en fabrique aussi à l’occasion en jouant les apprentis sorciers », explique-t-il.

Fabrication du régime ou mouvement souterrain, le Front Al-Nusra, pour l’instant marginal, dispose toutefois d’un potentiel de mobilisation chez les très jeunes syriens, attirés par leur discipline, leur expertise militaire et leur expérience de la guérilla, qui risque de s’accroître avec l’enlisement de la situation et la poursuite de la répression. C’est dans un contexte similaire que les jihadistes de l’Avant-garde combattante, organisation armée dissidente des Frères musulmans, ont gagné du terrain à partir de la fin des années 1970 avant que le régime ne leur porte le coup de grâce en février 1982 à Hama. Cet épisode sanglant avait servi de prétexte pour éliminer toute forme d’opposition politique et civile en Syrie.

Il existe parallèlement de nombreuses coordinations locales indépendantes, dont il est difficile d’évaluer le nombre, et qui sont régulièrement absorbées par les formations les plus influentes, c’est-à-dire la Commission générale de la révolution syrienne (CGRS), les Comités locaux de coordination locaux (CLC) et les Frères musulmans. Sur le terrain, conscients que le régime cherche à « diviser le peuple pour mieux le contrôler », les activistes de ces trois groupes, unis par leur exposition quotidienne à une répression de plus en plus brutale, mettent leurs divergences de côté et travaillent en étroite coopération pour concrétiser leur objectif commun : la chute du régime et l’établissement d’un Etat démocratique. Toutefois, il faudrait que cette collaboration tacite évolue vers une coalition politique concrète, qui permettrait de renforcer la voix de l’opposition intérieure.

Nora Benkorich, doctorante à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS)

Nora Benkorich est attachée de recherche et d’enseignement à la chaire d’histoire contemporaine du monde arabe Henry-Laurens du Collège de France. Sa thèse porte sur l’histoire de la Syrie baasiste.

Source : http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/08/08/comment-s-organise-l-opposition-interieure-en-syrie_1743592_3232.html

Date : 6/8/2012