“Daech, naissance d’un Etat terroriste” – ARTE

Article  •  Publié sur Souria Houria le 10 février 2015
Rien, pour l’instant, ne semble pouvoir arrêter l’exportation de la terreur djihadiste par l’autoproclamé Etat islamique. Le documentariste Jérôme Fritel a enquêté dans son fief irakien.

Doté d’un budget de plusieurs milliards de dollars, Daech est passé en quelques années du statut de « start-up » du djihadisme » à celui de multinationale de la terreur. Contrôlant, à cheval sur l’Irak et la Syrie, un territoire grand comme la moitié de la France. Jérôme Fritel (1) a sillonné les frontières de cet Etat autoproclamé. Il en rapporte un film exigeant et âpre sur les rouages de l’organisation, sur la désolation qu’elle laisse dans son sillage.

Après deux enquêtes dans les coulisses de la finance et de l’industrie (1), vous voilà sur un terrain plus géopolitique. Comment est né ce projet ?
En juin dernier, alors que j’achevais le montage de Mittal, la face cachée de l’empire, j’ai suivi la prise de Mossoul, la deuxième ville d’Irak, par Daech (ou organisation Etat islamique). J’étais effaré. Je connais bien le pays. Au fil de mes vingt-cinq ans de grand reportage, j’y suis allé à plusieurs reprises. J’ai voulu comprendre l’émergence rapide de cette nouvelle organisation djihadiste. Recontextualiser son irruption brutale, revenir aux sources de son enracinement, qui plonge dans la réalité de l’Irak des quinze dernières années.
En France, on sait peu que Daech a une implantation, un ancrage local et le soutien d’une partie de la population sunnite. Ici, on la regarde à travers le prisme des Français qui partent faire le djihad en Syrie. Quand on a suivi comme moi la montée en puissance d’al-Qaida et qu’on regarde aujourd’hui l’envergure militaire, économique et financière de Daech, on se rend compte qu’un cap a été franchi.
Arte a dit banco en octobre, avec un impératif : travailler dans l’urgence pour être à l’antenne quatre mois plus tard.

Comment avez-vous travaillé, dans cette région extrêmement dangereuse ?
J’avais posé une condition : il n’était absolument pas question pour Stephan Villeneuve et moi de mettre les pieds dans le territoire contrôlé par Daech. Nous avons commencé par tourner à Bagdad. A cette époque, les dépêches annonçaient que Daech était aux portes de la ville. Nous avons bien balisé notre investigation avant le départ puis, sur place, nous avons travaillé avec des contacts de confiance. Nous ne sommes pas allés n’importe où, nous avons évité les zones grises.

Contrairement à de nombreux reporters, vous faites le choix d’enquêter sur Daech depuis le Kurdistan irakien ou la zone sous contrôle de l’armée régulière irakienne, pas depuis la frontière turque ? Pourquoi ?
Pour comprendre Daech, il y a deux clés. La syrienne a souvent été racontée par mes confrères depuis le début de la guerre civile il y a quatre ans. La montée en puissance de l’organisation salafiste, les prises d’otages.
La clé irakienne a, en revanche, été délaissée. Depuis le départ des Américains, peu de gens s’intéressent à l’Irak. Je voulais comprendre comment un mouvement, considéré comme quasi-éteint en 2007-2008, contrôle aujourd’hui un territoire grand comme la moitié de la France. Ce choix permettait aussi de recueillir le témoignage de gens qui vivent dans les territoires contrôlés par Daech et qui font des allers-retours. Côté turc, la frontière est hermétique. Quant à la Syrie, plus personne ne s’y aventure.

L’essor du salafisme en Irak s’est nourri de l’occupation américaine. Vous avez retrouvé une archive incroyable de la prison de Kambukka, véritable école de formation des djihadistes.
Dix-sept des vingt-cinq plus hauts dignitaires de Daech sont passés par Kambbuka, situé dans le sud de l’Irak, près de la fontière avec le Koweït. Dans un témoignage récent à un quotidien britannique, des codétenus d’Al-Baghdadi, l’émir autoproclamé de Daech, racontent à quel point c’était formidable pour eux d’être en prison. Ils étaient tous ensemble, réunis. Dehors, dans la clandestinité, ce n’était pas le cas. Ils ont profité de leur détention pour poser les bases de cette deuxième génération de djihadistes, ont changé la doctrine. Prenant appui sur les erreurs d’al-Qaida, ils ont décidé d’arrêter de se disperser en combattant l’ennemi lointain. Leur objectif était désormais de se concentrer sur l’ennemi proche : les Américains et les chiites.

C’est à dessein que vous faites le choix de ne montrer aucune image de la terreur instaurée par Daech dans les villes tombées sous sa coupe ?
Les images de crucifixion, de décapitation sont celles de leur propagande. Les utiliser, c’est la relayer et entrer dans leur stratégie de terreur. Je ne voulais pas en être otage. La seule illustration, on l’a empruntée aux vidéos tournées par les jeunes résistants syriens de Raqqa et mises en ligne sur Internet.

La conquête de Mossoul, au Nord, a bénéficié de la complicité de la population sunnite et des ex-cadres, militaires et policiers, du régime de Saddam. L’armée régulière a fui sans combattre. Elle est pourtant, vous le montrez, dotée d’un arsenal sophistiqué légué par les Américains à leur départ. Comment expliquez-vous cela ?
L’armée, qui est composée de chiites, est perçue par les habitants de Mossoul comme une armée d’occupation, étrangère. Et puis les combattants de Daech avaient préparé le terrain en envoyant des vidéos aux officiers de l’armée dont ils avaient pu glaner les coordonnées. Autant d’images épouvantables pour faire passer un message :  « Voilà ce qui vous attend si vous restez. » Par ailleurs, l’armée est gangrenée par la corruption. Aucun soldat n’était prêt à mourir pour défendre Mossoul.

Daech ne dépend pas financièrement d’un mécène, il est autosuffisant (pétrole, gaz, phosphates, ressources agricoles). Il n’est donc pas soumis aux fluctuations géopolitiques, aux pressions que la communauté internationale pourrait exercer sur son financeur. Le problème est donc insoluble ?
En termes financiers, l’organisation est parvenue à s’affranchir des mécènes extérieurs. La guerre menée par Daech a beau coûter cher, elle ne semble pas faiblir. Combien de temps cela peut-il durer ?
Si on veut anéantir Daech, il faut trouver la bonne solution là-bas. En Irak, il faudrait que se constitue un gouvernement d’union nationale. Qu’à tous les échelons de l’administration et de l’armée l’ensemble de la population soit représentée.
En Syrie, après quatre années de guerre, on ne constate aucune amélioration, aucune sortie de crise possible.
Hubert Védrine, l’ancien ministre des Affaires étrangères, que j’ai rencontré pour le film, esquisse une piste : serrer la main du diable. Pour lui, il faut s’allier avec l’Iran et Bachar el-Assad. Après tout, souligne-t-il, on a bien pactisé avec Staline pour se débarrasser de Hitler. Mais cela remet en cause des principes politiques et moraux, et les positions énoncées depuis quatre ans.
Je suis las de la propension des Occidentaux à culpabiliser pour tout ce qui se passe dans la région. Quand ils interviennent en Irak, ou en Libye, ça leur retombe dessus. Quand ils n’interviennent pas en Syrie, ils sont accusés de laisser le champ libre au terrorisme. Je pense que c’est aux populations sur place de trouver un règlement politique.

Faut-il revenir sur le découpage régional issu de la Première Guerre mondiale ?
Jusqu’à maintenant l’idée de toucher aux frontières a toujours été taboue. Pourtant, factuellement, l’Irak et la Syrie n’existent plus. La Syrie est coupée en deux, l’Irak en trois. Est-on prêt à entériner la division de fait ?
La vraie question est la suivante : qui va représenter ces dizaines de millions de sunnites qui vivent à cheval sur les deux pays ? Un ancien haut responsable des services de renseignement français me disait : « Qui va les représenter politiquement, les protéger ? Les chiites ont l’Iran. Les sunnites ont été incapables de produire des partis politiques susceptibles de les représenter. C’est à eux de générer une alternative. » Les grandes puissances sunnites régionales, c’est l’Arabie saoudite et son modèle de gouvernement difficilement exportable ; quant à l’Egypte, elle est dans une position qui ne lui permet pas d’exercer un leadership politique et moral. Cette vacuité est comblée par Daech.

Votre film semble dire qu’il va falloir s’habituer à l’exportation de la terreur. Une prémonition qui a une résonance particulière si l’on songe aux attentats récents contre Charlie Hebdo ou l’Hyper Casher de la porte de Vincennes ?
Le mercredi des attentats, nous étions en train de terminer le montage du film dans un studio à deux pas de la place de la République. C’était comme si notre film sortait de l’écran et basculait dans la réalité. Ce télescopage brutal a été très perturbant. Nous avions le sentiment de travailler sur des événements qui se déroulent loin et tout à coup à cinq cents mètres…
C’est difficile d’être optimiste. Je pense qu’on est au début d’une séquence longue. Ces derniers mois, on a assisté à une internationalisation de Daech avec le ralliement, notamment, en Egypte, en Libye, au Maghreb, en Afrique de mouvements  djihadistes. Daech est en train de devenir une franchise à l’international comme al-Qaida l’a été. Avec un énorme avantage : ils ont leur territoire.
On ne sait pas comment combattre cet ancrage. On sait le contenir. C’est ce qui est fait avec les bombardements de la coalition. Mais l’éradiquer…

Dans une récente interview à LibérationGilles Kepel, spécialiste de l’islamisme, explique que par ces attentats Daech entend utiliser les fractures culturelles et confessionnelles des pays européens pour les approfondir. En clair, affoler, radicaliser les clivages, susciter des situations de guerre civile.
Daech joue de cela. Il est un terrible révélateur des failles françaises. L’organisation n’est pas seulement un ramassis d’égorgeurs et d’analphabètes. Ils connaissent très bien la façon dont nos sociétés, nos médias, l’opinion publique fonctionnent. S’ils peuvent creuser les fractures, radicaliser les communautés, cela leur permet d’attirer chez eux sur le mode « Venez chez nous, nous avons construit le pays des vrais musulmans. » C’est leur fonds de commerce.
Le modèle républicain est infidèle, c’est donc un ennemi à abattre.

 

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