Daech va gagner sauf si… – par Jean-Pierre Filiu

Article  •  Publié sur Souria Houria le 10 octobre 2014

Inutile d’invoquer Sun Tzu ou de relire Clausewitz pour rappeler cette évidence : en l’absence d’objectifs clairs, il est impossible de « gagner » une guerre. Et si la dite guerre repose sur une coalition hétérogène aux motivations elles-mêmes contradictoires, alors cette fragilité structurelle fait directement le jeu de l’adversaire. Surtout si cet adversaire a en revanche une stratégie claire, de long terme, qu’il déploie sur deux théâtres pour lui unifiés (à la différence de la coalition supposée le combattre).

En résumé, affirmer comme le fait Barack Obama que l’on va « détruire » Daech par des frappes aériennes est une ineptie. D’ailleurs les prétendus stratèges chargés de la mise en œuvre de cette « destruction » se donnent généreusement dix années pour atteindre leur but. Comment peut-on feindre de croire que Daech attendra sagement une décennie de campagne internationale sans frapper à son tour le territoire des membres européens ou arabes de la coalition ?

A l’heure où j’écris ces lignes, la ville kurde de Kobané (Aïn al-Arab en arabe), adossée à la frontière turque, est en train de s’effondrer sous les pilonnages et face aux commandos de Daech. Les frappes aériennes qui se sont multipliées ces derniers jours n’ont fait que prolonger le martyre de Kobané, devenue le symbole d’une résistance kurde aussi désespérée qu’héroïque. Seule aurait pu la sauver l’intervention terrestre de l’armée turque, qui reste ostensiblement passive de l’autre côté de la frontière.

 

Je suis bouleversé, révolté, accablé que des pans entiers de notre patrimoine commun n’émergent dans notre champ de vision médiatique qu’au moment de leur annihilation. Les malheureux Yézidis ne sont ainsi apparus dans notre presse qu’à l’occasion de la liquidation par Daech de leur présence historique en Irak. Et Kobané ne devient tristement célèbre que par son écrasement.

Mais Kobané n’est pas la fin du cauchemar, ce n’en est qu’un épisode atroce dont il est urgent de tirer les leçons avant qu’un attentat de Daech, tristement prévisible, ne nous contraigne à réagir sous le choc d’une émotion trop légitime.

Cessons de nous payer de mots : la campagne en cours contre Daech est pour l’heure parfaitement adaptée aux objectifs de guerre… de Daech. Les bombardements aériens n’ont aucune chance de fragiliser le noyau dur de l’organisation, protégé par des années de clandestinité. Mais ces bombardements ont d’ores et déjà entraîné une accélération spectaculaire des « montées au jihad ». Il s’agit d’un phénomène mondial et la France est loin, en proportion, d’en être le plus touché.

Le temps presse dangereusement avant le déclenchement de la projection terroriste de Daech à partir de la Syrie. Car c’est la Syrie qui est l’aimant jihadiste à vocation planétaire, et ce depuis le massacre chimique par Bachar al-Assad d’une partie de la population de sa capitale, en août 2013. Et c’est en Syrie que Daech a concentré sa chaîne de commandement terroriste à visées globales. Une chaîne qui ne peut fonctionner que par le transit via la Turquie des recrues de Daech.

C’est pourquoi il faut affronter Daech en Syrie, et avec la totale coopération de la Turquie, si l’on veut espérer renverser la désastreuse tendance actuelle. Il est impératif d’enfin choisir son camp en Syrie et d’élaborer une stratégie commune avec la Turquie, seule puissance capable à la fois de s’opposer militairement à Daech, et d’enrayer policièrement les flux jihadistes.

Choisir son camp de Syrie, c’est cesser de prêcher le départ de Bachar al-Assad en abandonnant à leur sort ceux qui le combattent. Ce sont trois longues années de cette politique insensée qui ont abouti à la fragmentation et à la radicalisation des forces révolutionnaires en Syrie, condamnées pour survivre à se vendre au plus offrant. Pourtant la guérilla syrienne est parvenue, à Alep comme à Idlib, non seulement à tenir bon face à l’armée d’Assad et à ses supplétifs libanais, iraniens, irakiens (et même afghans), mais aussi à repousser Daech hors du nord-ouest de la Syrie.

Choisir son camp en Syrie, c’est cesser de mener des frappes parfaitement compatibles avec les intérêts du despote. C’est assumer une fois pour toutes la collaboration avec les forces révolutionnaires contre un ennemi commun, Daech. C’est accepter qu’un succès contre Daech en Syrie passe par le départ de Bachar al-Assad, de même que les premières victoires contre Daech en Irak n’ont été possibles qu’après le départ du dictateur de Bagdad, le funeste Nouri al-Maliki, allié indéfectible… de Bachar al-Assad.

Choisir son camp en Syrie, c’est cesser de croire qu’une « armée de libération » a besoin d’être formée à l’étranger avant de revenir se battre sur sa terre, alors que depuis plus de trois ans la résistance syrienne se bat avec acharnement et quelques succès. Ce sont plutôt ces « vétérans » syriens qui pourraient former leurs soi-disant instructeurs occidentaux, car eux connaissent le terrain, la langue et l’ennemi.

Le scandaleux fiasco de la « formation » américaine de l’armée afghane ou de l’armée irakienne aurait dû clore ce débat depuis longtemps, mais trop d’intérêts privés et de « consultants » bien introduits ont déjà des visées sur le demi-milliard de dollars alloués par le Congrès à la « formation » d’une résistance syrienne. Ce serait juste lamentable si le temps ne comptait pas, à l’heure où Kobané se meurt.

Rien n’est durable contre Daech sans la Turquie, tout est possible avec elle. Le Président Erdogan, campé dans sa posture d’Ataturk islamiste, a fixé ses conditions à un engagement substantiel de son pays : une zone d’interdiction aérienne et le départ de Bachar al-Assad. Il ne transigera ni sur l’une ni sur l’autre. Et tant que la Turquie ne sera pas ralliée, le monstre jihadiste grandira et notre sécurité n’en sera que plus menacée.

Il n’est peut-être pas encore trop tard.
Paix aux morts de Kobané et de Syrie.

 

source : http://www.huffingtonpost.fr/jeanpierre-filiu/guerre-daech-syrie_b_5952132.html

date : 08/10/2014