D’Alep à Mossoul, Où va le Moyen-Orient ? par Omar Al-Assaad

Article  •  Publié sur Souria Houria le 5 août 2014

Photo_عمر الأسعد

D’Alep à Mossoul, Où va le Moyen-Orient ?

Entretien avec Jean-Pierre Filiu et Ammar Abd Rabbo – par Omar Al-Assaad, traduit de l’arabe par Léa Peel

Version en arabe : من حلب إلى الموصل، ما هو مصير الشرق الأوسط – عمر الأسعد

Lors de son troisième colloque mensuel « Les Dimanches de Souria Houria« , l’association Souria-Houria a reçu l’écrivain et historien français Jean-Pierre Filiu et le reporter syrien Ammar Abd Rabbo, dans un entretien ouvert intitulé « D’Alep à Mossoul… Où va le Proche-Orient » dirigé par l’écrivain et éditeur syrien Farouk Mardam Bey.

Jean-Pierre Filiu – historien et professeur à l’Ecole Supérieure de Sciences Politiques à Paris ; et auteur des deux ouvrages « Le Nouveau Moyen-Orient, les peuples à l’heure de la révolution syrienne » et « Je vous écris d’Alep, au cœur de la Syrie en révolution », publiés en 2013 – s’exprime en puisant dans un certain nombre de détails du voyage qu’il a effectué dans la ville syrienne d’Alep et auquel a participé son ami le reporter syrien Ammar Abd Rabbo ; et suite auquel il a publié son ouvrage, évoquant les détails de la situation entre le régime et la révolution dans la ville. A cet égard, Filiu estime que la ville (d’Alep) aurait pu représenter un exemple pour les régions qui sont sorties de l’emprise du régime, eu égard à l’ardeur avec laquelle les groupes civiles organisent la vie des gens et offrent les services nécessaires pour les citoyens dans la première période de la libération de grandes parties de la ville et de ses environs, avant que les campagnes de bombardements violents menées par le régime contre cette ville, ne s’intensifient, pour générer de fait, le retrait des forces de l’armée libre au bénéfice des groupes extrémistes qui, à l’époque de sa visite à la ville d’Alep, se comptaient par quelques centaines seulement.

Faisant digression, Filiu explique l’importance stratégique de la situation géographique et politique d’Alep dans l’histoire de la région du Moyen-Orient, pour conclure que les évènements qui se déroulent à Alep s’imposent comme indice et boussole quant à la suite des évènements à venir dans toute la région.

Filiu présente également son point de vue analytique du phénomène des groupes salafistes jihadistes présents en Syrie à la tête desquels figure l’Etat Islamique en Irak et au Sham (pays du Levant) « Daech » et le Front d’Al-Nosra, d’autant qu’il fait partie des meilleurs spécialistes du jihadisme contemporain et de la nébuleuse Al-Qaïda et ses schismes depuis l’an 2000. Il avait d’ailleurs écrit un ouvrage intitulé « La Véritable Histoire d’Al-Qaïda », publié en 2011. Filiu considère que l’expansion de « l’Etat Islamique en Irak et au Levant » constitue une violation des frontières de « Sykes-Picot » reconnues par les pays du Machreq arabe, précisant à cet égard que les groupes jihadistes ont bénéficié de la violence que les régimes avaient fait subir aux sociétés notamment en Syrie et en Irak, faisant à cet effet référence à l’existence d’une relation qui lie l’organisation de « l’Etat Islamique en Irak et au Levant » avec les anciens quartiers généraux de l’armée irakienne que les Etats-Unis d’Amérique avaient dissouts après l’occupation de l’Irak en l’an 2003, ou même les quartiers généraux baasistes qui avaient fait l’objet de poursuite après la décision d’extirper le Baas. Il a également fait mention de l’existence de violations de sécurité dans le corps-même des organisations jihadistes opérant dans la région.

Selon Filiu, les groupes jihadistes et leur expansion ont influé sur la situation de la révolution syrienne, sur son image et sur la possibilité de son appui par l’opinion publique mondiale.

Par ailleurs, Filiu souligne que la révolution syrienne, au vu des résultats et du climat du conflit qui fait rage en Syrie, retrace la carte du Moyen-Orient, ce qui constitue un des facteurs de l’intérêt croissant qui lui est porté et la division des positions vis-à-vis d’elle entre ceux qui appuient le régime et ceux qui appuient la révolution.

Il fait mention également de l’importance que portent les Etats Unis d’Amérique à la région, concernant notamment trois points essentiels à savoir les passages stratégiques, les revenus du pétrole et l’existence d’Israël en sa qualité d’allié des Etats Unis dans la région, considérant que l’intérêt voire l’intervention américaine dans les affaires de la région, s’est toujours appuyé sur ces considérations, rappelant la guerre du Golfe et la réunion de Madrid pour la Paix, ainsi que le dysfonctionnement qui existe dans la politique américaine vis-à-vis du Moyen-Orient dans l’administration actuelle.

De même, Filiu expose un volet des relations internationales du régime syrien, comme celles établies avec le régime russe, faisant mention de la grande similitude entre la constitution des renseignements généraux soviétiques « K.G.B. » et les appareils de renseignements syriens (moukhabarat), ce qui se reflète dans le traitement réservé par l’armée et la sécurité syriennes aux rebelles et aux villes révolutionnaires, identique au traitement des Russes dans la ville de Grosny. Filiu mentionne également les relations entre le régime syrien et Israël, la guerre civile au Liban ayant constitué une scène cruciale pour les expérimenter.

Il évoque par ailleurs la naissance d’une nouvelle génération de jihadistes qui adoptent la pensée d’Al-Qaïda suite à la guerre de l’Irak en 2003 et qui tirent profit aujourd’hui de la montée du conflit sunnite-chiite dans la région, faisant remarquer que l’Irak a constitué une terre fertile pour le développement de ces groupes, notamment dans la période post-occupation et suite aux troubles engendrés par une instabilité politique et administrative en Irak, tout cela renforcé par le sentiment de beaucoup de catégories sociales d’être victime d’une injustice, ce qui a contribué à développer la violence qui par la suite, s’est déchainée et dont l’Irak et la Syrie récoltent aujourd’hui les fruits à travers l’expansion des groupes jihadistes extrémistes, qui ont profité du climat du conflit sunnite chiite et de la montée du discours radical dans les deux camps et la convocation de légendes et de symboles religieux historiques afin de montrer (pour chaque camp) sa priorité et sa situation comme victime d’injustice et enfin sa légitimité, profitant de tout cela pour réaliser l’expansion géographique requise pour l’instauration d’une base de présence dans la région.

A son tour, le photographe et reporter syrien Ammar Abd Rabbo, récemment rentré de Syrie après avoir effectué un séjour dans la ville syrienne d’Alep, expose au public, une série de photos qu’il a prises lors de sa dernière visite à Alep montrant l’ampleur des démolitions dans certains quartiers, ainsi que des photos de l’expérience de la défense civile instaurée dans les quartiers de la ville, sortis de l’autorité du régime. Il expose également des photos de l’expérience de la sécurité nationale en tant qu’appareil remplaçant la police du régime. Enfin, sur différentes photos, il présente un exemple des différents aspects de la vie dans la ville, montrant sur certaines les traces de destruction dans les maisons et les immeubles, sur d’autres des enfants qui jouent près des cimetières ; et enfin sur d’autres, des chefs de groupes de combattants armés dans la ville. Il expose également l’expérience des centres médicaux institués après la sortie de la région de l’autorité du régime, et aussi le clivage social entre d’une part, Alep prédominée par des milices à caractère islamique et d’autre part, la région de Koubani dominée par des forces kurdes.

Ensuite, Filiu et Abd Rabbo répondent à un certain nombre de questions et d’interventions du public, portant sur les mouvements radicaux dans la région et leur intervention dans la révolution syrienne aussi bien du côté du régime, tel que le parti du « Hezbollah » et les autres forces chiites extrémistes, que dans l’autre côté à l’instar de Daech, Al-Nosra et d’autres forces jihadistes extrémistes. D’autres questions sont posées sur les difficultés du travail de reporter notamment dans les régions du conflit ou les régions connaissant une vie sociale conservatrice.

Il est à rappeler que les colloques périodiques organisés par Souria Houria et dirigés par Farouk Mardam Bey écrivain et éditeur syrien, s’interrompent pendant les mois de juillet et août, et reprennent au mois de septembre prochain.