Damas se prépare à la guerre – par Hala Kodmani

Article  •  Publié sur Souria Houria le 3 février 2012

Les témoignages montrent que les habitants de la capitale redoutent les combats, qui se rapprochent.

Damas est si loin de New York. Pendant que les dirigeants du monde sont réunis au chevet de la Syrie, les habitants de la capitale ne voient pas plus loin que le nouveau barrage armé au bout de leur rue. «Des murs de sacs de sable sont érigés par les militaires devant les centres des services de sécurité bien sûr, mais aussi en bas des immeubles où habitent les « responsables », c’est-à-dire tous les 200 mètres», raconte Féras, un habitant de Malki, le quartier le plus cossu au nord de Damas. La plupart des ministres, chefs militaires ou des différents services de renseignement du régime sont en effet installés dans des appartements au milieu des grands bourgeois damascènes. Ces derniers tremblent depuis quelques jours en voyant les confrontations se rapprocher du centre de leur ville, jusque-là épargnée. «Le renforcement massif de la présence armée sur les places centrales et les convois incessants de véhicules blindés qui passent d’un endroit à l’autre de la ville tous fusils dehors montrent la nervosité du pouvoir et paniquent la population», s’inquiète Féras joint par Skype.

Langage codé. Abou Jamal était assis dans son magasin de tissus de Hariqa, l’un des vieux souks de Damas où les clients sont de plus en plus rares, quand il a entendu les premiers tirs de mortier dimanche : «Ils étaient vraiment proches !» Il a posé son verre de thé pour sortir sur le seuil de sa boutique, et a rencontré son voisin qui lui a chuchoté, sans attirer l’attention des indics «postés partout», «ça vient de Ghouta [la grande plaine qui entoure Damas, ndlr], la bataille fait rage». A une dizaine de kilomètres de là sur la route de l’aéroport, des combats sans précédent se déroulaient entre groupes de nouveaux déserteurs de l’armée et troupes loyalistes. «L’eau nous arrive au menton !» réplique Abou Jamal à son voisin avant de retourner dans son magasin. Cette expression damascène est la plus échangée ces deux derniers jours dans le langage codé des habitants de la capitale. En désignant au sens propre les pluies intenses qui tombent effectivement sur la ville, elle signifie surtout que la vague des violences dans le pays est sur le point de déferler sur eux. «On redoutait ce moment depuis des mois», soupire Féras. «Que Dieu nous garde ! Ils sont capables de tout pour sauver leur pouvoir», déplore le commerçant déjà démoralisé par les affaires qui ne tournent pas.

L’angoisse et la tension sont montées sérieusement depuis la semaine dernière. Après la période de sursis, due à la présence des observateurs arabes qui obligeait le régime à une certaine retenue, l’escalade attendue s’est produite. Tandis que Walid Mouallem, le ministre syrien des Affaires étrangères, évoquait la détermination du régime «à en finir avec la révolte populaire» après l’échec des efforts déployés par la Ligue arabe, «le règlement définitif du problème», a été clairement signifié par l’officieux quotidien Al-Watan.«Maher a enlevé son pyjama», comme disent les Syriens à propos du frère de Bachar al-Assad qui n’aurait pas enfilé jusque-là son véritable habit militaire de chef de la redoutable quatrième division blindée de l’armée.

Désertions. Mais selon la logique depuis le début de la révolution syrienne, l’accélération de la répression ne fait que renforcer la protestation et alimenter de plus en plus les défections au sein de l’armée et des forces de sécurité. La multiplication de celles-ci, y compris parmi les unités les plus loyales au régime et celles présentes dans les faubourgs de Damas, a donné lieu à des confrontations d’une intensité inconnue auparavant. Les groupes se réclamant de l’Armée de la Syrie libre (ALS) ont ainsi réussi à tenir tête aux troupes loyalistes dans plusieurs localités comme Zabadani, Douma ou Rankous. «Chaque fois que l’armée a été envoyée ici pour mater les manifestations, raconte un militant de Maadamyeh, un quartier insurgé à la périphérie ouest de la capitale, de nouveaux déserteurs se sont joints à nous, refusant de tirer.» Le nombre d’officiers qui désertent avec leurs hommes est de plus en plus significatif. La «disparition» d’une quinzaine d’officiers alaouites, parmi les plus fidèles au régime, a même été signalée par une source proche de leurs familles. «Cachés ? Rebellés ? Ou peut-être même liquidés ? On ne sait pas exactement», dit notre source. Autre signe d’escalade, les forces de la Garde républicaine ont été vues pour la première fois dans Damas. Ces unités sont affectées à la défense des plus hauts dirigeants du régime et de la famille au pouvoir.

Pour le mouvement de protestation, de plus en plus coordonné avec les membres de l’ALS, «la bataille décisive est engagée». L’enthousiasme et l’angoisse sont mêlés chez les jeunes militants qui en parlent. Ammar, qui anime un réseau dans le quartier de Jaramanah, à l’est de Damas, note que «les manifestations ont augmenté ces derniers jours, encouragées par la résistance des rebelles, mais dans le même temps le son des canons a fait fuir de nombreuses familles vers leur village d’origine». Engagé dès le début dans la révolution longtemps pacifique dans l’un des quartiers populaires de Damas, Samir se «prépare à la guerre» et affirme que le moral est extraordinairement remonté depuis la bataille de Zabadani où l’ALS a mis en échec l’assaut des troupes du régime. «Mais on manque terriblement de moyens, de munitions et de matériel médical», s’inquiète-t-il en soulignant les difficultés de circulation croissantes pour faire passer l’aide et les approvisionnements d’un endroit à l’autre. Car une stratégie du morcellement est à l’œuvre de la part des forces du régime pour couper les communications entre les différentes localités insurgées, à défaut de pouvoir les contrôler.

Pendant que les forces en présence préparent la bataille de Damas, les habitants sont aussi en proie à d’autres angoisses économiques et sécuritaires. «Les gens sont davantage préoccupés par la hausse phénoménale du prix des œufs, du lait et d’autres denrées essentielles que par les confrontations armées», observe un petit fonctionnaire. «Le salaire moyen de 20 000 livres syriennes [200 euros avant les troubles] ne suffit plus à nourrir une famille de trois enfants», explique-t-il. Dans le même temps, amplifiés par les rumeurs et l’intoxication, les signes d’insécurité se multiplient. Vols, racket, enlèvements – d’enfants notamment -, demandes de rançon… des histoires effroyables circulent entre les gens entretenant le climat de terreur. Face à tant d’incertitudes, «j’ai envie de fermer les yeux et de plonger dans un long sommeil jusqu’à ce que tout soit fini», confie une bourgeoise de Damas qui soupire : «Je sais que le pire est devant nous !»

source: http://www.liberation.fr/monde/01012387208-damas-se-prepare-a-la-guerre