Dialogue avec Riad al Turk, figure de proue de l’opposition syrienne – Mohamad Ali al Atassi

Article  •  Publié sur Souria Houria le 15 août 2011

Entretien realisé par Mohamad Ali al Atassi    / Traduit par Souriahouria, pour lire la version arabe : http://souriahouria.com/?p=2059

« Laissons la place aux « nouveaux révolutionnaires »… et le dialogue commencera lorsque la balance penchera en faveur de la révolution ».

Dans ma vie de journaliste et depuis sa sortie de prison en 1998, j’ai eu cinq fois l’opportunité de réaliser des entretiens avec celui qui a été surnommé « le Mandela de la Syrie», Riad al Turk. Bien que j’ai tourné le film documentaire «Cousin» qui retrace sa vie de prisonnier politique au cours de ses 17 années à l’isolement dans une cellule ne dépassant pas une superficie d’environ deux mètres carré et située au sous-sol du bâtiment des Renseignements militaires à Damas, je reconnais que cette interview a une saveur particulière, non seulement parce que «la révolution syrienne» est devenue une réalité, mais aussi  parce que tout le monde attendait et s’interrogeait sur la position et le rôle du «Cousin» Riad al Turk dans les événements en cours. Il a été difficile de joindre cet homme caché sous la terre et il m’a fallu plusieurs semaines pour pouvoir lui parler. Je laisse au lecteur le plaisir de découvrir les nombreuses zones d’ombre de la révolution syrienne que cette interview révèle. Je veux également profiter de cette occasion pour remercier les soldats anonymes qui m’ont aidé dans le passé à réaliser le film « Cousin » et à conduire cet entretien aujourd’hui.

 

  ˃  Dans l’interview réalisée avec vous le 17 janvier 2000, publiée dans « Al Hayat » quelques mois avant la mort du président Hafez al-Assad et qui a été votre première interview après votre sortie de prison, vous avez dit: « il ne reste à la société syrienne que le silence pour exprimer son existence et son refus du statu quo. Donc le silence se fait ici prise de position, mais il ne peut durer indéfiniment et la société doit, dans sa force vitale, produire de nouvelles formes d’expression relevant du registre des déclarations, des prises de positions publiques et de l’action ». Aujourd’hui, quatre mois après le début des protestations en Syrie, beaucoup d’activistes blâment votre silence. Quelle est la raison de ce silence médiatique? Faut-il y voir une prise de position?

Mon silence est en grande partie dû à mon désir de voir les gens exercer leurs droits. Maintenant, la parole est à la rue. La parole est aux jeunes révolutionnaires. La parole est à ceux qui créent l’événement. La parole est au peuple qui sort aujourd’hui de son silence et sape les murs du royaume du silence.

Bien sûr, ce que je dis là ne signifie pas que nous, les politiciens, devions nous taire et nous dérober à notre devoir d’accompagner la révolution syrienne. Pour ma part, je suis présent là où je peux soutenir au niveau organisationnel, moral et politique les vrais révolutionnaires, dans la limite de mon énergie et de mes capacités et bien que cette activité ne soit pas visible au plan médiatique. Cependant, permettez-moi de dire que ce que j’entends de certains personnes qui veulent profiter de la révolution et sont engagées dans une compétition de commentaires faciles sur les événements, me révulse et me dégoûte des paroles gratuites et me conduit à consacrer la plupart de mon temps au travail de terrain, à l’unification de l’opposition de l’intérieur et à éviter le glissement de certaines de ses composantes vers des prises de positions accusatrices ou veules qui servent le régime et sapent les objectifs de la révolution.

Permettez-moi de dire que, dans ce contexte, l’un des acquis de la révolution est qu’elle a accéléré le processus de clarification au sein des milieux de l’opposition syrienne. Pour notre part, dans le cadre du Parti Démocratique du Peuple et de la « Déclaration de Damas », nous nous sommes positionnés aux côtés de la jeunesse révolutionnaire et nous avons concentré nos efforts sur le soutien à la révolution et ceci par tous les moyens possibles. Ainsi, ma position politique ne diffère pas de la position de la « Déclaration de Damas », des déclarations qu’elle n’a cessé de rendre publique depuis le début des événements et de l’action de terrain à laquelle elle n’a pas manqué de participer.

 

  ˃  Vous avez été presque le seul en Syrie à contester ouvertement le projet de succession en l’an 2000, comme vous avez été le premier à rappeler aux Syriens en 2001 sur l’écran de la chaîne « Al Jazeera » que « le dictateur était mort » et que les gens devaient se libérer du carcan du passé et se tourner vers l’avenir. Vous avez aussi été le premier, après le retrait de l’armée syrienne du Liban, à appeler à la démission de Bashar Al Assad et à l’élection d’une assemblée constituante dirigeant le pays au cours d’une période transitoire. Ne pensez-vous pas que, en ces jours déterminants, il serait utile que votre voix ne disparaisse de la place publique?  

Les révolutions ne se font pas par des déclarations et des interviews télévisées mais bien dans l’action de terrain et cette action a aujourd’hui, le goût, la forme et l’esprit de la jeunesse. Je ne pense pas que mes commentaires aient beaucoup de valeur ajoutée dans ce contexte. J’étais, je suis et je resterai aux côtés de mon peuple et je ne m’épargnerai aucun effort sur le chemin de la réussite de cette révolution et pour que la sécurité de la société et de l’Etat (et non pas de l’autorité dominatrice) soient assurés. Dans le passé, il est vrai que j’ai été l’un des rares qui ai élevé la voix en public mais aujourd’hui nous sommes devant un peuple qui sort de son silence, élabore sa propre langue, formule ses slogans et invente sa forme d’action. Ecoutons-le attentivement, marchons avec lui et non pas devant lui et interdisons-nous de confisquer sa voix et de la détourner à notre bénéfice.

 

  ˃  Dans votre article intitulé «La Syrie ne restera pas le royaume du silence» et publié dans le journal «Al Qods Al-Arabi» le 13 mars 2011, deux jours avant le déclenchement de la révolution syrienne, vous avez affirmé que les vents du changement arabe devaient passer par la Syrie. Cependant, permettez-moi de vous posez naïvement la question: le déclenchement de la révolution syrienne ne vous a-t-il pas surpris?

Sincèrement, le déclenchement de la révolution ne m’a pas surpris, bien qu’au début, j’ai été comme tout le monde, incapable de déterminer où, quand et comment la révolution éclaterait. Toutefois, il m’a semblé évident, comme pour beaucoup qui ont suivi la gestation de la société syrienne, que celle-ci ne resterait pas à l’écart du mouvement arabe de changement, que nous ne serions pas l’exception et que la Syrie ne resterait pas le royaume du silence. Et c’est ce qui s’est passé.

Je mentionnerai ici les longues heures que j’ai passées à discuter avec certains journalistes et diplomates étrangers obnubilés par l’absence d’alternative au régime en place et par la faiblesse de l’opposition organisée, ce qui finalement les conduisait à prendre indirectement le parti du régime face à nos demandes d’alternative patriotique et démocratique. A cela, je répondais constamment qu’il n’était pas suffisant d’envisager le processus de changement du seul point de vue du pouvoir et de l’opposition et qu’il fallait aussi observer la dynamique de la société syrienne car, finalement, c’est elle qui fera la révolution et c’est elle qui décidera de l’issue du ce conflit. Le destin de cette société, quand elle récupérera son droit d’élire des représentants réels, est de produire, non seulement une opposition effective mais aussi un pouvoir politique crédible bénéficiant d’une véritable légitimité populaire. Aujourd’hui, nous voyons comment ce peuple est redevenu l’élément décisif et l’acteur fondamental de cette révolution et il finira par mettre en place de nouveaux leaderships politiques qui soient dignes de lui et de ses sacrifices.  Dans ce contexte, je ne vois pas d’inconvénient à l’absence dans cette révolution de leaderships politiques au sens traditionnel du terme. Cette absence est un phénomène nouveau propre à la plupart des révolutions arabes et qui a été relevée au niveau international, en opposition avec les révolutions du passé liées à des leaders charismatiques, à des partis et des courants idéologiques et même à des coups d’Etat  militaires.

 

  ˃  A votre avis, quel est le sort de cette révolution syrienne et va-t-elle mener à la chute du régime, ou bien existe-t-il encore une marge de manœuvre pour trouver un compromis avec le pouvoir en place?

Laissez-moi tout d’abord vous dire que l’une des réalisations les plus importantes de la révolution syrienne tient dans sa réussite à lacérer le visage de la tyrannie, à briser son prestige et à miner ses forces fondamentales incarnées par les services de sécurité et les milices armées. Le régime a forcé l’armée nationale à se confronter avec le peuple afin de réveiller le sceptre des scissions et de la désintégration. A partir de là, je considère que le pouvoir est objectivement destiné à tomber et que ce n’est plus qu’une question de temps et de bonne organisation entre les forces sur le terrain, les coordinations locales et les forces actives dans les villes et villages. D’où l’importance de l’unification des efforts des coordinations locales et de leur constitution en un comité national regroupé autour d’un programme politique a minima.

Laissez-moi vous dire, à ce propos, que le meilleur document politique publié à ce jour sur l’avenir de la révolution, est celui réalisé par les Comités locaux de coordination, sous le titre «La vision des comités locaux de coordination sur l’avenir politique de la Syrie». En effet, ce texte représente une réflexion globale sur le mécanisme apte à faire triompher la révolution et identifie des moyens sûrs pour une sortie de crise qui mettent un terme au bain de sang et assurent une transition du pouvoir pacifique et progressive. Cette transition commence par la reconnaissance que l’objet central et le premier objectif de la révolution est le changement de régime politique, ce qui est commence par la mise d’un terme au mandat du président actuel.

La révolution a besoin d’une certaine politisation que je pense incluse dans ce document. Cette révolution a aussi besoin de confirmer son indépendance par rapport aux partis qui se dérobent à leurs responsabilités et sont encore incapables de rejoindre la révolution. A partir de là, je me retrouve dans ce document qui exprime mon opinion dans les circonstances actuelles. Pour autant, l’évolution de la révolution pourrait nous pousser à trouver des arrangements et à développer notre position si le rapport de force penche en notre faveur et si nous nous rapprochons de la victoire.

Bien sûr, le défi fondamental de la révolution s’incarne dans sa capacité à gagner les cœurs et les esprits des groupes silencieux qui n’ont pas encore bougé, soit par crainte du changement, soit par peur de la répression ou soit par souci de ses intérêts. D’où l’importance d’affirmer le caractère pacifique de la révolution qui mènera à la liberté, non seulement des révolutionnaires, mais de toutes les couches sociales, et garantira les droits des minorités religieuses et ethniques. La Syrie nouvelle sera celle de tous, conformément aux principes d’égalité et de justice.

Il nous reste à évoquer la dimension économique du processus de changement. Si  la situation actuelle perdure, nous allons assister à un effondrement total des conditions de vie, et le pouvoir actuel en portera la responsabilité avec, comme conséquence, la prise de distance de nouveaux groupes sociaux à l’égard du régime. La révolution syrienne est donc la révolution d’une société de son sud et à son nord et d’ouest en est.

La poursuite pacifique de la révolution, l’entêtement du pouvoir à poursuivre sa politique de répression et la fuite en avant conduiront finalement à l’émergence de facteurs de désintégration des cercles du pouvoir. Ainsi, à l’intérieur de certains de ces cercles, montera la conviction de la nécessité d’isoler les forces irrationnelles et sauvages et de l’inefficacité finale de la violence. Il leur apparaitra essentiel de trouver avec le peuple une solution qui établisse un mécanisme de transition pacifique du pouvoir et tourne définitivement la page de la République héréditaire de l’histoire de la Syrie contemporaine.
  ˃  Est-ce que cela signifie que vous ne croyez pas à un compromis avec le Président Bashar Al Assad?

Le régime, et Bachar al-Assad à sa tête, est fini politiquement, et il porte l’essentiel de la responsabilité de ce qui s’est produit. Il n’est ni possible ni acceptable qu’il joue un rôle politique dans quelque période de transition qui soit. Je ne pense pas qu’il faille accepter une trêve avec le Président Bachar; il doit s’en aller. En revanche, nous sommes prêts à tendre la main aux membres du régime qui n’ont pas les mains souillées de sang ou d’argent indignement gagné et ceci afin de garantir une sortie de crise sûre au pays qui coupe la voie à toute velléité de vengeance et épargne à tous davantage de destruction et de sang.

 

  ˃   Y a-t-il un réel danger que le pays glisse dans une guerre communautaire?

A mon avis, ce qui s’est passé à Deraa, Banias et Homs et a exacerbé le risque de conflits sectaires, est le fait de la sécurité syrienne qui ment et fabrique des allégations sur la présence de fondamentalistes, d’infiltrés et de forces extrémistes qui organiseraient  les protestations de rue et commettraient des massacres et des actes de torture, alors même que la sécurité est responsable de la plupart des crimes commis contre des innocents, y compris de certains crimes commis à l’encontre d’éléments de l’armée.

Seul un changement démocratique, national, pacifique et graduel peut barrer la route au conflit communautaire. Cela est ultimement dans l’intérêt de toutes les composantes de la société syrienne, et il serait impossible dans ce contexte qu’une autre tyrannie vienne remplacer celle actuelle. La révolution syrienne s’est auto-libérée et finira par en libérer d’autres qu’elle. En d’autres termes, ceux qui descendent dans la rue aujourd’hui sont libres et ils libéreront les autres par la suite afin que tous soient égaux devant un Etat civique et moderne doté d’une constitution démocratique qui garantisse les droits et devoirs de tous.

J’ai récemment visité Tartous et certaines zones de la montagne [alouite], ainsi que Qadmous, Homs et Al Slemiyeh, et j’ai eu l’occasion, malgré les conditions de travail clandestines, de discuter avec certains milieux éclairés de ces régions, et j’ai senti une conscience aigue parmi ces sages que la solution sécuritaire ne pourrait mener qu’à une impasse, et que la seule issue sûre consistait à se désengager du régime. Dans ce contexte, des déclarations communes aux quartiers de Homs, une déclaration des jeunes alaouites et une déclaration de cheikhs alaouites, ont toutes franchement énoncé que ce qui se passait en Syrie était une révolution démocratique pour la liberté et la dignité et qu’elle n’avait rien à voir avec le communautarisme et les communautaires.

 

  ˃  C’est une occasion pour vous demander si vous vous êtes définitivement éloigné de l’activité publique? Ou pourriez-vous y revenir bientôt? Surtout que certains commencent à vous accuser d’avoir peur d’être emprisonné?

Je n’ai pas pris de décision définitive et tout dépendra de la situation. Maintenant, je me vois plus libre pour agir dans la clandestinité. Quand je verrai la nécessité de retourner à l’activité publique, je n’hésiterai pas un instant, même si le prix à payer est d’être à nouveau emprisonné. Franchement je suis gêné de déclarer et de répéter encore et encore ce que j’ai dit à la veille de la révolution. Nous devons faire place aux jeunes afin qu’ils disent, fassent et réalisent leurs ambitions. Quant à la peur, qu’on me permette de dire, sans aucune prétention ni bravade: les prisons se sont lassées de nous et nous ne nous sommes pas lassés et nous ne nous lasserons pas, nous n’avons pas fait de trêve et nous ne n’en ferons pas, nous n’avons pas fait de compromis et nous n’en ferons pas, alors que ne ferions nous aujourd’hui tandis notre peuple nous donne des leçons de courage et de sacrifice? J’ai aujourd’hui 81 ans, que mes accusateurs réalisent une part de ce que j’ai réalisé au cours de ma vie politique.  Au bout du compte, je n’aspire pas ni à la célébrité, ni à une fonction et ni au prestige, et ce que j’ai fait me suffit. L’action est maintenant aux mains de cette jeunesse révolutionnaire et tout ce que je peux faire aujourd’hui, je le fais sur le terrain silencieusement, calmement et délibérément. Je resterai présent et éveillé à travers ma position au sein de la direction de la «Déclaration de Damas» afin d’empêcher le glissement de certains partis politiques vers des accords partiels et des trêves, et ce travail ne doit pas nécessairement être fait au vu et au su de tous.

 

  ˃  Quelle est votre position sur les conférences tenues par l’opposition à l’étranger, et pensez-vous qu’elles ont eu lieu à la hâte? Que pensez-vous des accusations de certains qui affirment que ces conférences visent à créer et à imposer des leaderships de l’extérieur qui travaillent à la confiscation de la révolution et à son orientation au profit de leurs propres intérêts, ambitions et agendas politiques?

Laissez-moi vous dire tout d’abord que cette révolution a introduit la réflexion sur l’avenir de la Syrie dans chaque maison et dans chaque famille et chaque personne a donc reçu le droit de se faire son avis et de prendre la position qu’il jugera appropriée. Ce n’est pas seulement le sort de la Syrie et le sort de la région qui sont en jeu, mais celui de chaque famille et de chaque individu qui appartient à ce pays, qu’il soit pour ou contre la révolution.

Néanmoins, je crois que les conférences qui ont eu lieu à l’étranger, ont été faites à la hâte et ne sont pas utiles dans la phase actuelle, car elles peuvent constituer un facteur de dissension et de désaccord entre les groupes d’opposition et au sein de la société. Sans oublier que le risque existe que ces conférences tombent en otage des interactions internationales et régionales. De plus, le caractère islamique qui a prévalu dans la plupart de ces conférences tenues à l’étranger, n’est pas au diapason de la diversité de la société syrienne et conforte le régime dans ses allégations que les islamistes mènent la révolution.

Cette révolution a commencé à l’intérieur de la Syrie, s’est développée à l’intérieur de la Syrie, et se terminera en Syrie. Ceci dit, je ne vois aucun intérêt à ce que l’opposition syrienne de l’intérieur s’oppose au rôle positif que pourraient jouer les groupes et forces syriens à l’étranger. Les deux parties doivent se compléter et non pas s’opposer.

 

  ˃  Le pouvoir et certains milieux médiatiques accusent la révolution syrienne d’être sous le contrôle du courant islamique. Que pensez-vous de la validité de ces allégations et peut-on tout au moins dire que la révolution syrienne est principalement marquée d’un sceau islamique?

Permettez-moi de relater un incident qui m’est arrivé et qui démontre la fausseté de ces allégations. J’ai été invité à assister à une réunion des coordinations de la ville de Homs qui a eu lieu dans le quartier de Bab al-Sba’. Le point principal de l’ordre du jour était de discuter la manière de former un comité comprenant toutes les coordinations de  la ville de Homs puis de travailler à établir un comité national qui comprenne toutes les coordinations actives dans le gouvernorat de Homs. Le débat était vif entre les jeunes présents et je me suis permis de proposer de mettre l’accent sur la création de comités dans chaque quartier de la ville, et une fois que ces comités seraient sur pied, que chacun d’eux choisisse leurs représentants pour former un comité au niveau de la ville, avec des sous-comités spécialisés dans les medias, l’organisation des manifestations etc… Puis le président de session est passé au deuxième point à l’ordre du jour qui consistait à proposer à l’un des hauts dignitaires religieux de Homs de prendre la tête de l’un des comités de coordination dirigeants et d’inviter certains membres du clergé à rejoindre ces comités pour y jouer un rôle de conseil et d’orientation. Et c’est ce cheikh qui répondit au jeune homme à l’origine de cette proposition: «Mon fils, vous commettez une erreur si vous pensez que le rôle des cheikhs est de travailler dans la politique. En termes de légitimité, nous vous soutenons et pensons que vous êtes dans le Droit, mais nous ne pouvons pas diriger un tel mouvement, et il vaut mieux que vous vous adressiez à certains politiciens chevronnés et à quelques-unes des personnalités respectées pour vous conseiller ».

En fin de compte, l’ensemble du l’assemblée a loué la position du cheikh et convenu de la nécessité de ne pas impliquer les cheikhs dans cette bataille. Il est intéressant de  noter ici que, lorsqu’une partie de l’assemblée a blâmé l’initiative de ce jeune homme et de ses compagnons d’aller consulter le cheikh, celui-ci a répondu qu’ils n’avaient pas trouvé à Homs de politiciens vers lesquels se tourner et demander conseil, et donc l’idée leur été venue de frapper à la porte du cheikh.

Cette histoire, si elle montre quelque chose, c’est bien que cette révolution est d’abord et avant tout une révolution nationale, populaire et fédératrice. Le fait que certains milieux sociaux qui y sont impliqués soient des milieux musulmans religieux qui pratiquent leurs rites loin de toute rigidité, extrémisme et exclusion de l’autre n’y change rien.  La société syrienne a été au cours de sa longue histoire et restera un exemple de pluralisme, de coexistence et de tolérance mutuelle.

Cependant, je tiens à ajouter ici que, dans la Syrie nouvelle libérée de la tyrannie et bénéficiant des libertés et de l’Etat de Droit,  il faudra que les islamistes bénéficient d’un espace et du droit d’expression, comme il faudra qu’il y ait un espace et un droit d’expression pour les libéraux, les nationalistes, les gauchistes et les communistes. Il faut que la vie politique de la nouvelle Syrie englobe tous ses enfants, sauf ceux qui ont du sang sur leurs mains et gagné de l’argent par des moyens illégitimes.

 

  ˃  Ne pensez-vous pas que vous vous êtes trompé lorsque vous avez écrit dans l’un de vos articles : «Il a tort celui qui parie que l’armée dirigera ses fusils vers la poitrine du peuple syrien » et « l’armée est du peuple et le peuple est solidaire de son armée, car à l’intérieur de chaque blindé, il ya un descendant de Youssef al ’Azmah[1]… » ?

En principe, je suis toujours de cette opinion, en dépit de tout ce qui s’est passé. Nous devons tous tenir à cette institution, nous devons l’éloigner de la politique et l’avertir des conséquences de son ralliement au pouvoir tyrannique dans ce conflit. Il est vrai qu’il y a au sein de l’armée un groupe d’officiers et de cadres qui a lutté pendant des années pour transformer la fonction de l’armée de la défense du pays à celle de la défense de la famille, et qu’a cette fin ce groupe n’a pas hésité à tourner ses armes vers la poitrine des enfants de son peuple. Mais l’armée en tant qu’institution, en tant que structure et à travers l’histoire, était et restera l’armée de la patrie, et ceux qui sont dans la rue pour manifester ont peut-être un frère, un parent ou un ami qui appuie sur la gâchette et porte des habits militaires. Navez-vous pas remarqué la tension qui existait entre les forces de sécurité et l’armée lors d’affrontements dans diverses régions? Ne pensez-vous pas comme moi que le phénomène des défections individuelles au sein de l’armée auquel nous assistons maintenant, s’il prouve quelque chose, c’est bien que les soldats sont les vrais petits-enfants Youssef al ‘Azmah, et du cheikh Saleh Al Ali? Certes, ils l’ont fait de façon individuelle et indépendamment de l’institution elle-même. Et cette institution, malgré toutes les pressions auxquelles elle est soumise pour l’amener à affronter les enfants de son peuple, doit prouver qu’elle est l’institution de la patrie et l’héritière de ses héros.

 

  ˃  Que pensez-vous des rumeurs qui disent vous étiez avec le Cheikh Al Syasneh dans la mosquée Al Oumari au centre de Deraa et que vous étiez complices de ce complot?

Ces accusations fallacieuses sont cyniques et risibles. Elles montrent la stupidité et le manque d’arguments des organes médiatiques à la solde du régime. Ceci dit, je regrette de n’avoir pas eu l’honneur d’être à Deraa aux côtés de ces manifestants héroïques qui ont défendu la mosquée Al Omari quand elle fut prise d’assaut et profanée par les forces de sécurité du régime.
  ˃  L’opposition affirme que certains cercles du pouvoir essaient de gagner la communauté chrétienne à leur cause en réveillant leurs craintes et en propageant des rumeurs de prise de distance entre les chrétiens et la révolution. Qu’en pensez-vous ?

Tout d’abord, laissez-moi dire que l’une des caractéristiques de cette révolution est que, par essence et dans ses valeurs, elle est transcommunautaire et qu’il y a beaucoup de martyrs et de détenus issus de la communauté chrétienne. Et si certains membres de cette communauté ont peur ou sont réticents, je ne leur rappellerai pas seulement la figure de Fares al Khoury[2], mais aussi la position du patriarche lors de la révolution syrienne contre le mandat français. Le fait que le patriarche ait été incapable de déclarer publiquement sa solidarité avec les révolutionnaires, ne l’a pas empêché d’envoyer en secret du blé et de la farine pour nourrir les révolutionnaires dans la Ghouta de Damas, et, au début de l’ère de l’indépendance, d’accueillir beaucoup d’enfants de martyrs dans les orphelinats chrétiens et de leur prodiguer un enseignement gratuit jusqu’à leur entrée à l’université.

C’est le pouvoir qui, du début à la fin, a semé la discorde et les conflits entre les religions et les communautés. Nous devons tous nous rappeler que cette révolution est une révolution pour la citoyenneté, la liberté et la dignité de tous les Syriens, dans la pluralité de leurs penchants et de leurs affiliations politiques, religieuses et nationalistes.
  ˃  Si vous étiez invité à assister à une conférence de dialogue national à l’intérieur du pays, seriez-vous prêt à y participer et qu’imagineriez-vous de la composition des forces impliquées?

Les conditions nécessaires à la tenue d’une telle conférence ne seront remplies que lors de l’inflexion du rapport de force en faveur de la révolution et de la prise de conscience par les membres du régime qu’il n’y a pas de compromis et pas de solution possible avec le Président Bachar al-Assad, et que l’issue est dans l’éclatement du lien entre la famille et le régime. C’est alors que viendra la recherche des conditions d’une transition pacifique vers un Etat civil et démocratique. Alors, je pourrais participer à une telle conférence, à condition que les représentants des jeunes, des coordinations, des militants associatifs, des partis d’opposition et des membres du régime qui n’ont pas les mains souillées de sang et n’ont pas fait des gains indus soient présents. En pratique, c’est l’interaction et la coopération de ces forces les unes avec les autres qui, à une étape ultérieure, va permettre de mettre en place les grandes lignes du processus de changement, d’élaborer une solution pacifique et d’assurer une alternative qui assure la gouvernance de la Syrie pendant la phase de transition aboutissant à l’élection d’une assemblée constituante chargée de rédiger une nouvelle constitution et de préparer des élections libres et démocratiques.
  ˃  N’avez-vous pas peur de ne pas avoir la chance de voir de votre vivant une Syrie devenue un Etat civique et démocratique ?

Envisager les choses de cette façon n’a pas de sens pour moi. Je suis un homme libre et je sais que la Syrie demeure et que la tyrannie a une fin. Je suis heureux de voir le combat de ce grand peuple et sa capacité infinie au sacrifice qui, au bout du chemin, lui assurera une liberté totale et sans restriction. Je profite de cette occasion pour appeler les pays arabes, la Ligue arabe et la communauté internationale à soutenir ce peuple, qui, poitrine nue, fait face depuis quatre mois aux chars et aux balles réelles, comme ils ont soutenu les peuples d’Egypte et de Tunisie. Car ces révolutions sont nées d’une exigence commune: le désir des gens de vivre dans la dignité et la liberté.


Youssef al ‘Azmah (1884-1920) était un militaire syrien originaire du vieux quartier de Chaghour à Damas. Il a été Ministre de la guerre (1918-1920), et chef d’État major du roi Fayçal.  La Société des Nations ayant accordé un mandat aux Français en Syrie (à la suite de l’accord Sykes-Picot), le général Gouraud lança un ultimatum contre le gouvernement syrien lui demandant de déposer les armes. Ne pouvant résister aux français, la Syrie accepte de se placer sous mandat français, mais al ‘Azmah refuse la défaite et forme une armée de partisans. Son armée est estimée à environ 5000 hommes et mélangeait des soldats irréguliers, des volontaires et des bédouins. Al ‘Azmah savait qu’il ne pourrait pas vaincre les Français avec cette armée, mais il voulait leur signifier que les Syriens n’accepteraient pas un mandat sur leur pays. Le 24 juillet 1920, al ‘Azmah quitte Damas pour Khan Maysaloun, où il mène sa bataille contre l’armée française du général Gouraud. Il y trouve la mort, ce qui permet aux forces françaises d’entrer à Damas le 25 juillet 1920. Al ‘Azmah est considéré comme un héros national en Syrie, il a une statue à Damas et beaucoup de rues portent son nom.

[2] Fares al Khoury (1877-1962) était un homme politique syrien de confession chrétienne. Il fut Ministre, porte-parole du Parlement et Premier Ministre. Il est considéré comme l’un des premiers hommes politiques de la Syrie moderne. Sa popularité était due à sa politique séculaire et nationaliste.