En Syrie, «le retour à la vie normale» dans la ville d’A’zaz

Article  •  Publié sur Souria Houria le 23 septembre 2012

témoignage Chroniques au cœur de l’Armée syrienne libre : des chercheurs racontent leur rencontre avec les combattants de l’armée libre.

Par Mariam Chabraoui (ingénieur informatique), Yahya Chamali (ingénieur télécom), Soraya El Kahlaoui (sociologue, EHESS), Géraldine Jenvrin (doctorante en études arabes), et Romain Huët (maitre de conférences en sciences de la communication, Université de Rennes) en direct d’A’zaz (Syrie)

Libérée il y a moins d’un mois, A’zaz est une petite ville syrienne située à quelques kilomètres de la frontière turque. Elle comprend 70 000 habitants. Après plus de 20 jours de combats intenses, 70 personnes ont été tuées et 500 autres blessées au sein de l’armée libre contre 400 victimes dans les rangs de l’armée régulière (1). Les résistants de l’armée libre ont réussi à sécuriser la ville et à repousser les troupes du régime.

C’est notre troisième visite dans la ville. Nous sommes le 29 juillet. Il fait toujours aussi chaud. Non loin de là, les combats continuent à faire rage. Ce soir, une manifestation est organisée pour célébrer les «martyrs» de la révolution, c’est-à-dire tous les résistants morts au combat. Nous y allons. Notre but est de comprendre d’où viennent ces combattants, d’entrevoir ce qui les animent dans leur révolution, et de saisir l’atmosphère d’une ville tout juste libérée. C’est un témoignage, bien entendu. Point d’analyses géostratégiques que nous laissons à d’autres experts de tout genre.

Il est 13 heures. Nous arrivons au poste frontière de l’armée libre. Nous ramenons avec nous un journaliste hollandais que nous avons rencontré la veille. Il n’est pas très rassuré mais il nous suit. Les résistants nous reconnaissent. Nous discutons ensemble. Nous plaisantons autour des clichés véhiculés en Occident sur les combattants musulmans toujours assimilés à des terroristes sanguinaires, lapidant des femmes et coupant des mains. L’ambiance est conviviale et détendue.

Abou Ali, le «lover» de la révolution : la guerre nous paraît loin

Au-delà de la guerre, nous rencontrons de nombreux combattants et nous parlons avec eux de leur vie d’avant la révolution. A notre étonnement, nous parlons d’amour, notamment avec Abou Ali, qui nous a raconté, pendant plus de deux heures, l’ histoire qu’il a vécu avec une révolutionnaire qu’il a joliment surnommé son «soleil de la liberté». Plutôt bel homme, Abou Ali, 32 ans, est un ancien commerçant. Il est marié, a quatre enfants, qu’il nous montre en photos. Le sourire en coin, il s’ouvre à nous immédiatement. Son histoire a d’abord débuté au téléphone, «je l’ai aimé au premier son de sa voix», nous confie-t-il, le regard brillant. Il la décrit comme belle, combattante, révolutionnaire. Son mari, nous a-t-il expliqué, a des liens avec le régime. Mariée à 12 ans, elle a dû fuir lorsque son mari a appris qu’elle menait des activités en lien avec l’armée libre. C’est au cours de cette fuite, que leur histoire d’amour a débuté.

Au milieu de la guerre, avec toutes ces atrocités, Abou Ali se réfugie dans l’à-côté de la révolution : «elle est ma révolution, je l’aime, je n’y peux rien.» Il nous raconte son histoire avec ferveur, heureux de trouver des interlocuteurs tout ouïe. Il s’en amuse d’ailleurs, et nous conte toutes les rencontres et les premiers rapprochements en prenant soin d’enrober chacune de ses paroles d’un peu de poésie. De métaphores en métaphores, il nous fait naviguer sur les flots d’un amour révolutionnaire. Abou Ali le «lover» des combattants avoue aimer les femmes : «toute ma vie est faite d’amour, jusqu’à mon dernier souffle j’aimerai, et même quand je serai vieux et que j’irai avec ma canne aux portes d’Alep, j’aimerai encore et je regarderai passer les jolies femmes.» Ses yeux brillent et, pendant un instant, dans cet ancien bureau des douanes, la guerre nous paraît loin. Pourtant, dans la pièce d’à côté, une personne est venue pleurer son frère tombé en martyr pendant les combats. On nous appelle, Abou Kadour, notre interlocuteur privilégié, nous attend pour nous emmener à A’zaz. Abou Ali ne vient pas avec nous. C’est le sourire aux lèvres, le regard un peu coquin, qu’il nous dit au revoir, en chantant l’un des slogans de la révolution: «Révolution syrienne, révolution d’amour et de liberté

Retour à l’autre réalité. Nous montons dans une voiture remplie d’armes. C’est peu confortable d’être assis sur un tas de kalachnikov. On s’arrête devant un tank pris par l’armée libre. Un combattant sort les armes de la voiture comme un trophée. Il nous les montre. Il y a de tout : pistolets, mitraillettes, fusils à lunette dernier cri. Le combattant décide de nous faire une démonstration. Il charge, fixe la lunette sur une maison détruite et tire. La détonation est forte. Fier de son tir, il vante les mérites de ce bijou russe pris au combat aux troupes du régime. Beaucoup de combattants, anciens civils, se familiarisent progressivement avec les armes. Ils les arborent fièrement, et les font circuler entre eux. Le combattant nous demande de porter les armes pour qu’on puisse mieux apprécier leur qualité. On se prête au jeu. Nous apprenons que les armes sont achetées directement auprès de l’armée régulière ou dans les réseaux mafieux des pays frontaliers. Mais cela coûte cher, en moyenne, quatre fois le prix du marché. Les résistants, réfugiés dans les pays frontaliers s’activent pour récolter l’argent nécessaire pour leur achat. Tous nous disent manquer d’armes, le nerf de la guerre pour eux, comparé aux troupes de Bachar largement équipées notamment par leurs «vrais» amis russes ou iraniens. Cependant, les combattants ne perdent pas espoir; ils affirment que, même si Bachar n’éprouve aucune difficulté à s’équiper sur le plan militaire, ces mêmes armes, puisqu’elles sont gagnées au combat, se retournent contre lui. D’ailleurs, à A’zaz, l’armée libre dispose désormais d’un tank en état de marche, devenu le symbole de leur conquête. Drôle de jeu la guerre.

Retour à la vie normale ?

Après notre initiation au tir, nous remontons dans la voiture. Abou Kadour est très fier de nous annoncer qu’aujourd’hui c’est «le retour à la vie normale car tout le monde est revenu». Cette ville que nous avions connue, quelques jours auparavant, déserte, habitée par les décombres et les murs fendus, est en train de s’animer sous nos yeux. La pharmacie avait rouvert ses portes, les voitures se bousculaient dans la rue commerçante. Les épiceries ont levé leurs stores, même le salon de coiffure a repris son activité. Le retour à la vie normale, c’est pour eux l’espoir d’une victoire à venir sur le régime. Beaucoup nous confient espérer fêter la chute de Bachar pour Aid el Fitr, le jour qui marque la fin du ramadan. Le retour à la vie normale, c’est aussi la marque de la grande confiance accordée par les habitants envers les combattants de l’armée libre, souvent vus ici comme de véritables héros. Plus nous nous enfonçons dans la ville, plus nous voyons les quidams saluer et faire le signe de la victoire en direction de notre voiture. Pour autant, la Syrie n’est toujours pas libérée. A’zaz reste bombardée, de temps à autre, à partir de l’aéroport militaire limitrophe situé à 5 km de la ville.

Arrivés au siège de l’armée libre conquis il y a moins de dix jours, nous rencontrons des combattants qui reviennent tout juste d’Alep, où les combats ont été féroces. Ils sont épuisés, mais continuent de s’activer ici, à A’zaz. Ils essaient désormais d’assurer l’accès aux services de première nécessité aux habitants de la ville. La vie reprend progressivement et l’armée libre doit maintenant tout réorganiser.

La mise en place d’un gouvernement local et ses difficultés

Nous rencontrons le président politique de l’armée libre. Professeur d’économie à la faculté  d’A’zaz, il nous explique que les troupes sont aujourd’hui divisées entre ceux qui vont assurer le soutien des combats à Alep et le maintien d’hommes à A’zaz, affairés à remettre la ville en ordre. Il faut réparer tous les poteaux électriques, organiser le bon approvisionnement en eau potable, assurer le maintien de l’ordre, sécuriser les routes pour transporter la nourriture, recevoir les quelques journalistes qui viennent désormais filmer et interroger les premiers libérateurs d’une future Syrie libre. Nous assistons à la mise en place d’un véritable gouvernement local. Le travail à faire est abyssal. Il nous donne une idée de l’ampleur de la reconstruction qui attend la future Syrie. La gestion des affaires publiques est désormais temporairement assurée par ces combattants qui, pour la plupart, étaient issus de milieux modestes, et dont certains savent à peine lire et écrire. C’est une véritable revanche contre l’oligarchie du clan Assad. Tous nous affirment que leur travail, aujourd’hui, c’est aussi de protéger la population et de leur assurer des conditions de vie décentes. Ils veulent se démarquer des comportements politiques de l’ancien régime en démontrant une remarquable force de travail et un refus total de toute corruption. Rien n’est parfait, nul doute, mais les discours des combattants insistent sur l’importance du peuple. Ils sont, comme ils le disent eux-mêmes, les «serviteurs du peuple syrien».

Pour autant, il est difficile d’apprécier la véracité de ces discours. En effet, du fait du manque de sécurité, tout étranger est constamment guidé par l’armée libre. Il nous est difficile d’accéder à des informations contradictoires. Par exemple, en dépit de nos demandes, il nous est impossible de marcher seul dans la rue pour discuter avec les habitants. Quelque fois, il nous arrive de nous sentir comme «emprisonnés» dans ces bureaux de l’armée libre, ou du moins, nous ressentons à quel point, en état de guerre, les libertés, et notamment celle de circuler librement, sont mises à rude épreuve. Au delà de l’enthousiasme de la révolution et des beaux discours, nous comprenons bien qu’ici la réalité est dure. Ici c’est la guerre. Là, nous ne connaissons ni le sort réservé aux prisonniers, ni le lieu de leur emprisonnement. Nous n’insistons pas. Bref, l’après guerre répondra à ces questions sans réponse.

Une guerre médiatique

Dans la pièce où nous sommes, nous discutons avec un combattant, membre de la commission communication. Il a 23 ans. Avant la révolution, il faisait des études en géographie à la faculté de Damas. Aujourd’hui, il a tout quitté pour se mettre au service de la libération. Blessé à la jambe, il boîte. C’est avec un regard attristé, qu’il dit rêver d’être à Alep avec les autres pour filmer les événements. Dès que son état physique le lui permettra, il repartira sur le terrain, parce que, nous dit-il, en brandissant son petit caméscope, «c’est ma seule arme, je ne l’ai jamais lâchée, même quand des soldats de Bachar ont essayé de me la retirer». Il est fier : filmer, montrer au monde la «vérité» de la révolution syrienne, c’est son combat. Il nous montre toutes les vidéos qu’il a prises durant les affrontements. Alors que les images de tirs et de chars défilent, il nous dit «regardez, regardez, là c’est quand on m’a tiré dessus». L’image tombe, nous comprenons que le caméraman est blessé. La peur, les blessures, tout cela, ce jeune combattant de 23 ans les dépasse avec une nécessaire insouciance. Aujourd’hui, comme tous ceux que nous rencontrons, sa vie est focalisée sur la libération de la Syrie et la victoire de la révolution. Sa famille est en sécurité, dans le camp de réfugiés de Kilis, en Turquie, à quelques kilomètres d’A’zaz. Il est seul ici, au milieu des autres révolutionnaires. C’est avec enthousiasme et conviction qu’il nous dit : «Nous, on ne détruit rien, parce que tout ce que vous voyez ici, les bureaux, les armes, tout cela sera rendu au peuple et restauré une fois la révolution finie. Tous les biens publics seront mis à la disposition du peuple

De cet échange, nous comprenons que, pour eux, la guerre est aussi médiatique. Le clan Bachar tente d’assimiler les combattants de l’armée libre à des «terroristes». Les résistants, quant à eux, nous disent ressentir une double impuissance : faiblesse militaire pour se défendre, et difficulté à communiquer. La prise de parole publique est une lutte. Les combattants sont aussi des caméramans. Ils filment les actes de torture, les combats, ou encore les corps ensanglantés. Les images sont crues, bien souvent insoutenables. Ces images, sans pudeur, sont une sorte de revanche pour tous ceux qui ont vécu l’humiliation et la torture de l’oppresseur. Les moyens de communication, en particulier les réseaux sociaux (Facebook, Twitter, Youtube, Skype) sont abondamment utilisés. Pour eux, le but est d’accéder à l’espace d’information syrien et international. D’ailleurs, tous les combattants tiennent leur page facebook ou leur propre blog sur lesquels ils témoignent et publient des photos au cas où ils mourraient aux combats. Face aux destructions, une mémoire se construit.

Célébration des martyrs

Nous continuons de plaisanter et de discuter de choses et d’autres. L’heure de la rupture du jeûne approche. Des journalistes de Skynews arrivent. Nous allons tous chez Abou Kadour. Arrivés chez lui, sa femme et sa mère nous ont préparé des «yalanji» (feuilles de vignes farcies). Nous dînons dans une ambiance conviviale et chaleureuse. Les femmes nous racontent comment leur vie reprend. L’eau coule à nouveau, elles sont heureuses, et expriment une grande admiration pour ces libérateurs que sont les combattants de l’armée libre.

Il fait nuit, la manifestation de soutien aux martyrs va commencer. Plusieurs centaines de personnes sont là pour saluer les morts de la révolution. Comme à l’habitude, la manifestation est parfaitement organisée. Chacun se trouve en ligne, les uns derrière les autres. Il y a une espèce de mélange d’ordre et d’exultation révolutionnaire. Les chants retentissent. Et les slogans scandés avec toujours autant de ferveur : «Votre silence nous tue, et autre qu’Allah nous n’avons pas de soutien», «Ô gouverneurs d’arabe, suffit du sabotage, la maison syrienne est combattue», «Ya Bachar El Assad, ne rêve pas de rester toujours», «Ya Allah accélères la victoire». L’électricité est brutalement coupée. Qu’importe, la manifestation continue avec le même enthousiasme dans l’obscurité, éclairée par les seuls phares des voitures qui l’encadrent. Les lumières des briquets, levés au ciel, forment comme un sillon d’étoile d’espoir au milieu de la foule. Les chants, la ferveur, nous donnent des frissons. Les enfants, qui composent une bonne partie du cortège, sont tous dehors, arborant avec fierté le drapeau de la Syrie libre. Ce sont les enfants de la révolution. Pour eux, ils sont convaincus que le régime d’Assad ne sera bientôt qu’un vieux souvenir de leur enfance. Ils grandiront, ils l’espèrent, dans une Syrie libérée et bercée par ces chants de liberté.

Aujourd’hui, 2 août, de nouveaux bombardements ont visé la ville d’A’zaz…

(1) Selon les informations de l’armée libre.

source: http://www.liberation.fr/monde/2012/08/06/en-syrie-le-retour-a-la-vie-normale-dans-la-ville-d-a-zaz_837982