En Syrie, les alaouites, dernier rempart contre la chute d’Assad – Marie Kostrz

Article  •  Publié sur Souria Houria le 15 août 2011

Le régime s’appuie sur la fidélité de cette minorité, qui redoute de tout perdre malgré la volonté d’apaisement des opposants.

« Si l’opposition démocratique en Syrie veut réussir, elle doit d’abord convaincre les alaouites qu’ils peuvent se retourner contre le régime de Bachar el-Assad sans crainte », expliquait fin juillet Bassma Kodmani, chercheuse d’origine syrienne vivant en France, dans le New York Times.

L’armée et les services secrets sont dominés des membres de cette communauté minoritaire, et leur fidélité a permis au régime de résister au soulèvement de la population.

Historiquement marginalisée par les pouvoirs successifs, la communauté alaouite, qui regroupe seulement 11% des Syriens, a connu, depuis l’accession de Hafez el-Assad à la tête du pays en 1970, une ascension sociale importante. Le père de l’actuel président, adepte de cette branche du chiisme, s’est en effet s’appuyé sur elle pour renforcer son pouvoir.

« Il a réorganisé armée et police pour éviter d’être renversé »
En 2006, Fabrice Balanche, chercheur au Groupe de recherches et d’études sur la méditerranée et le Moyen-Orient (Gremmo), écrivait à propos du régime en place :

« Sa force réside moins dans les institutions politiques et le parti Baas que dans la connexion de l’“assabya” au pouvoir, dans la fidélité et l’unité de la communauté alaouite. »

L’assabya, groupe de solidarité qui prime sur les individus qui en font partie, assure la fidélité de ses membres. En confiant les postes clés de l’armée et des services secrets à des alaouites proches de sa famille, Hafez el-Assad a limité les risques de soulèvement.

Thomas Pierret, maître de conférence sur l’islam contemporain à l’université d’Edimbourg et auteur de l’ouvrage « Baas et islam en Syrie », ajoute :

« Il est arrivé au pouvoir grâce à un coup d’Etat. Il a réorganisé l’armée et la police secrète pour éviter d’être renversé à son tour. Les financements des différentes sections armées sont très inégaux, celles où les alaouites sont majoritaires sont mieux pourvues. »

Aujourd’hui encore, la garde républicaine et la quatrième division, unités armées dirigées par Maher el-Assad, frère de l’actuel président, sont bien mieux équipées que des divisions classiques.

Les services secrets, omniprésents et puissants en Syrie, sont verrouillés par des responsables fidèles à la famille Assad. Les « chabihas », hommes de main qui répriment les manifestants, ont été largement recrutés parmi les alaouites.

Un accès à l’administration facilité
S’il est majoritairement alaouite, le pouvoir de Bachar el-Assad repose avant tout sur la fidélité de ses proches : au début des années 80, se sentant menacé par l’influence croissante de son frère Rifaat, Hafez el-Assad a écarté de l’armée et des services secrets tous les hommes qui étaient du côté de son rival.

Les mouvements de soutien à la révolution espèrent aujourd’hui que ceux qui occupent actuellement les postes clés vont se désolidariser du pouvoir. Une hypothèse qui laisse très sceptique Fabrice Balanche : « Ils savent qu’en face, les autres ne leur feront pas de cadeaux. »

Et si seule une petite partie des alaouites, proches de la famille du raïs, a obtenu des postes influents et s’est enrichie, la logique clientéliste a enserré la totalité du groupe, dont une grande partie reste pauvre. Fabrice Balanche ajoute :

« Les alaouites, auparavant majoritairement des paysans, ont eu un accès facilité aux fonctions étatiques : dans l’armée, mais aussi dans les administrations. »

« Même pour un poste d’éboueur, un alaouite sera prioritaire », confie un Syrien.

Une composante communautaire instrumentalisée
Pour Salam Kawakibi, membre du groupe de soutien français à la révolte Souria Houria, tous les mouvements d’opposition sont conscients que le régime a instrumentalisé la communauté alaouite afin de rendre son renversement difficile.

Un constat également formulé par Thomas Pierret :

« Par crainte d’une punition collective, les alaouites sont très peu à participer aux manifestations. L’après-Bachar les inquiète, ils ont peur de payer pour le régime. »

Un slogan anti-alaouite scandé par… un agent du régime
Ces tensions communautaires sont clairement attisées par le pouvoir depuis le début de la révolution syrienne : à Homs, un homme qui hurlait dans une manifestation « Les alaouites dans la tombe, les Chrétiens à Beyrouth » a été encerclé par les manifestants. Sa carte d’identité a prouvé qu’il s’agissait d’un agent du régime…

Salam Kawakibi affirme que les tentatives d’approche envers les alaouites ne sont pas bien vues par le pouvoir :

« Des religieux sunnites se sont rendus dans un quartier alaouite situé dans les faubourgs de Damas pour leur parler unité nationale. Ils se sont fait arrêter et ont été détenus quelques semaines. »

Face à ce constat, les appels de l’opposition adressés aux alaouites sont de plus en plus nombreux. Parmi ces derniers, certains ont publiquement affirmé qu’ils ne supportaient pas le régime.

La communauté alaouite se dissocie aussi du pouvoir
Sur son blog Un œil sur la Syrie, l’ancien diplomate Ignace Leverrier souligne que dès février 2011, des cheikhs de la communauté avaient publié un communiqué qui dénonçait l’attitude du pouvoir.

Le 5 août, des jeunes alaouites ont eux aussi dénoncé sa stratégie. Dans un communiqué, ils écrivent :

« Nous avertissons le régime de la manipulation qu’il exerce à l’encontre des Syriens et les alaouites pour semer la division et les entraîner dans son sale combat qui lui permet de se maintenir à tout prix. […]

Nous demandons également à nos frères qui travaillent dans l’armée et dans les services de sécurité de cesser d’être des outils dans les mains de ce régime criminel, de se lever en honnêtes hommes de conscience et d’abandonner ce régime. »

Certains intellectuels alaouites appellent également à rejoindre l’opposition, telle l’écrivain Samar Yazbek, elle-même menacée de mort. Arrêtée plusieurs fois depuis le début de la révolution, elle témoignait dans The Guardian et Libération de l’horreur de la répression.

« Celui qui trahit le régime trahit aussi sa communauté »
Seif al-Hurieh, opposant syrien installé à Paris, précise que la peur de la vengeance n’est pas la seule raison qui décourage les alaouites de rejoindre le mouvement :

« Quand l’un d’entre eux ne soutient pas le pouvoir, il reçoit deux fois plus de coup qu’un autre, car il trahit le régime, mais aussi sa communauté. »

Salam Kawakibi, de Souria Houria, signale que tous les mouvements d’opposition ne souhaitent pas rentrer dans le jeu du pouvoir :

« Contrairement à ce qu’il veut faire croire, la revanche ne fera pas partie de la nouvelle Syrie. Pour conserver l’unité nationale, les alaouites doivent représenter une force motrice du changement, au même titre que le reste des Syriens. »

L’appel à préserver le caractère pacifique des manifestations suit cette logique.

D’autres composantes de la société soutiennent encore le pouvoir
Samir Aita, directeur du Monde Diplomatique Editions arabes, ne partage pas la thèse de Bassma Kodmani. Selon lui, elle est dangereuse car elle fait reposer la réussite du soulèvement sur les seules épaules de la communauté alaouite :

« En cas d’échec, tout va leur retomber dessus alors qu’ils ne sont pas les seuls à rester silencieux. »

Ce que reconnaît volontiers les mouvements de soutien à l’opposition, qui se défend justement de vouloir faire des alaouites des bouc émissaires. Druzes, chrétiens… : la logique clientéliste a englobé bien d’autres composantes de la société.

« La minorité au pouvoir n’est pas le pouvoir d’une minorité »
Farouk Mardam-Bey, conseiller culturel à l’Institut du monde arabe (IMA) soulignait ce point lors de l’émission Contre-expertise de France Culture consacrée au massacres en Syrie :

« N’oublions pas que l’un des piliers de ce régime sont les hommes d’affaires de Damas et d’Alep et qui sont sunnites… »

Au fil des ans, les appuis du régime se sont en effet élargis, dépassant la sphère alaouite. La femme de Bachar el-Assad est elle-même issue d’une grande famille sunnite.

Salam Kawakibi en est lui persuadé, le message doit être compris par tous les Syriens :

« La minorité au pouvoir n’est pas le pouvoir d’une minorité. »

Source : http://www.rue89.com/2011/08/15/en-syrie-les-alaouites-dernier-rempart-contre-la-chute-dassad-217679
Date :  15/8/2011