Entre l’Iran et Dâ‘esh, la tragédie du « carré sunnite » – par Ghassan al-Imâm – traduit de l’arabe par Marcel Charbonnier

Article  •  Publié sur Souria Houria le 3 juin 2015

Dans les guerres civiles, comme d’ailleurs dans les guerres classiques, la géographie politique devient rapidement l’otage des opérations tactiques (notamment des escarmouches du type ‘karr wa farr’) qui se déroulent sur le terrain. Nous assistons aujourd’hui à une compétition sanglante et barbare entre l’offensive chiite iranienne et les forces de l’« impétuosité dâ‘eshienne » – une compétition qui aboutit à ce que la plus importante population arabe (sunnite) en Orient soit en train de tomber entre les mains de « Dâ‘esh » (l’organisation de l’« Etat islamique », ndt).

Je n’aime pas recourir à la théorie du complot lorsque je procède à des analyses politiques, car on en a beaucoup abusé dans la couverture de politiques (dites) de diversion. Mais, la guerre étant la poursuite d’un conflit politique par d’autres moyens, toute solution politique revêt le caractère d’un « complot » : complot contre les populations concernées, complot contre la liberté, complot contre l’histoire, complot contre la culture et la langue (arabes).

Ainsi, comment pourrait-on expliquer le retrait soudain de l’armée du régime irakienne d’Al-Ramâdî, la capitale de la province irakienne majoritairement sunnite d’Al-’Anbâr, et celui, tout aussi inopiné, de celle du régime syrien de Palmyre, l’ancestrale capitale du « carré sunnite », sinon en y voyant un « complot » visant à dessiner les frontières de régimes et d’états confessionnels et racistes se substituant aux frontières colonialistes qu’avaient tracées les deux ministres Sykes et Picot il y a de cela un siècle ?

Dans la logique communautariste dominante en cette ère irano-dâ‘eshienne, le « carré sunnite » est cette masse géo-démographique arabe imposante qui s’étend géographiquement à travers la steppe syrienne depuis le centre et le nord de l’Irak jusqu’à la côte syrienne, à l’ouest, et comportant d’importantes villes syriennes dont la plupart ont été détruites par le régime confessionnel syrien, qui a fait périr près de 400 000 syriens (très majoritairement sunnites) dans une guerre d’extermination collective – bien qu’il continue à se considérer être un « régime nationaliste arabe » !

Dans leurs versions démocratiques et dictatoriales, les régimes syriens souverains (post-indépendances) ont délibérément méprisé les tribus arabes qui vivent dans la steppe syrienne depuis l’ère antéislamique. Leur arriération était pour elles une véritable malédiction. Mais au lieu de leur faire connaître le développement, on les a totalement négligées. Elles ont été privées des infrastructures et des services sociaux essentiels dans les villes et on a « confié » leur sécurité aux polices militaires.

Contrairement à cette négligence et à ce mépris, les régimes de la Jordanie et des pays du Golfe ont pris en considération les tribus syriennes historiquement liées à la Péninsule arabe en raison de liens de parenté et d’appartenance à une même arabité. Ils se sont préoccupés de leur assurer un enseignement et de les former professionnellement. Les générations successives de ces tribus ont accédé à d’importantes situations sociales tant dans le civil que dans les armées jordanienne et des pays du Golfe. Je mentionnerai qu’ainsi, par exemple, le fils du chef de tribu syrien Hayel al-Surûr est devenu président de l’Assemblée nationale jordanienne et ministre de l’Intérieur de Jordanie.

Les régimes d’Asad et de Saddâm Hussein ont persécuté les tribus arabes du « carré sunnite » et c’est en revanche le « Parti des Travailleurs du Kurdistan » (PKK, ndt) dont le leader Abdallah Öçalan a bénéficié de la protection d’Hafez al-Assad au seul motif que celui-ci était alaouite, alors qu’il avait provoqué la mort de 40 000 Kurdes et Turcs. Après quoi Assad l’avait laissé tomber, la Turquie ayant brandi la menace (s’il ne le faisait pas) d’envahir la Syrie.

Les Kurdes de ce parti traitaient avec une dureté extrême les tribus du « carré sunnite » et les tensions (que Bashar al-Assad n’a jamais cherché à apaiser) que cela a suscité ont abouti à de sanglants affrontements entre celles-ci et les Kurdes vivant dans certaines villes de la steppe syrienne comme Deir ez-Zor, Raqqa et Al-Hasakéh au début de ce vingt-et-unième siècle. Et il est arrivé que des propagandistes kurdes aient essayé de monter des familles syriennes kurdes, bien que totalement arabisées, notamment à Damas et à Hama, contre les Arabes en rappelant à celles-ci leur racisme (anti-arabe) de naguère. Ainsi, les Kurdes ont contribué à troubler la paix civile dans le « carré sunnite », puis ils se sont distanciés de l’alliance politique oppositionnelle syrienne dont l’arabité les gênait, peu après le déclenchement de l’insurrection.

L’échec du régime chiite irakien totalement inféodé à l’Iran à appliquer le principe de l’égalité dans les droits et les devoirs entre les diverses composantes religieuses et ethniques de la population irakienne après l’occupation de l’Irak par les Etats-Unis (en 2003) a empêché l’installation d’un régime pacifique et démocratique dans un Irak qui fût un pays arabe nationalement uni.

La chute de Ramâdî et de Palmyre entre les mains de « Dâ‘esh » n’est pas simplement un échec susceptible de faire capoter la stratégie d’immixtion confessionnelle iranienne dans l’Orient arabe, c’est aussi un échec flagrant de la nouvelle stratégie américaine. En raison du flou de la position d’Obama, l’Amérique se retrouve aux prises avec une double contradiction : elle affirme ses relations sécuritaires avec les régimes des pays du Golfe au moment même où elle combat Dâ‘esh conjointement aux milices irakiennes fidèles à l’Iran ! Le prétexte, c’était l’échec (américain) répété à mettre sur pied une armée irakienne qui fût réellement nationale et qui transcendât les partis confessionnels.

La grande ironie de cette situation historique, religieuse et confessionnelle tient au fait que l’Amérique (tant celle d’Obama que celle de Bush) considère que les sunnites arabes représenteraient une « minorité ethnique », ce après quoi elle incite ces milices (chiites) à « libérer » le carré sunnite de la domination de Dâ‘esh en fermant les yeux sur les massacres confessionnels que lesdites milices chiites perpètrent à l’encontre des civils ! Cette ironie atteindrait de nouveaux sommets si l’Amérique et l’Europe parvenaient à un accord avec l’Iran sur le nucléaire iranien, car cela aurait pour effet de débloquer d’un seul coup les avoirs bancaires iraniens gelés (à hauteur de 120 milliards de dollars). L’Iran a accepté de repousser de quelques années la date de son accession à la bombe si redoutée à la seule fin de remettre la main sur ce trésor, qu’il saura « judicieusement » dépenser en finançant ses mercenaires au Liban, en Syrie, en Irak et au Yémen – ces mercenaires qui s’acharnent avec lui à détruire l’identité arabe de ces pays.

Aujourd’hui, une nouvelle réalité se fait jour dans le « carré sunnite ». Celle de la naissance pratique et sur le terrain d’un état confessionnel abject sur les ruines d’un projet national qui a échoué à édifier l’unité et qui a été militairement défait par le projet sioniste israélien.

Le régime confessionnel syrien s’est retiré de Palmyre, prestigieux symbole architectural antique de la civilisation nabatéenne qui fut le berceau de la civilisation arabo-islamique. La reine de Palmyre, Zénobie, avait refusé l’hégémonie de l’empire romain sur l’Orient arabe ancien. Elle s’était littéralement battue pour conserver son indépendance. Mais l’empereur Marc-Aurèle l’avait vaincue, après des combats acharnés. Il avait détruit Palmyre et contraint Zénobie à suivre (enchaînée, même si les chaînes étaient en or, par respect pour la souveraine, dit-on, ndt) son propre cortège triomphal à Rome, ce après quoi l’on ignore quel fut son sort (elle aurait passé le reste de sa vie et serait morte dans un lieu de villégiature proche de Rome, Tivoli, ndt). Exactement comme est inconnu le sort qui échoira au « carré sunnite ».

Dâ‘esh et le front Al-Nuçra imitent le projet de Netanyahu consistant à proclamer qu’Israël est un Etat (confessionnel) juif rendant impossible, du fait de son racisme, la création d’un Etat palestinien. Le front Al-Nuçra, qui dépend d’Al-Qâ‘ida de Ben Laden et d’Aïman al-Zawâhirî, construit son Etat confessionnel, aidé en cela par la Turquie, à Idlib, la capitale du nord-ouest du carré sunnite, qui deviendrait ainsi le voisin de l’Etat religieux (sunnite) de Turquie (au nord) et de l’Etat confessionnel alaouite (de Bachar al-Assad)(à l’ouest). Et voici que, désormais, Dâ‘esh domine presque totalement le « carré sunnite », proclamant son état confessionnel du (soi-disant) « califat » au milieu d’un silence européen assourdissant, d’un profond embarras américain et d’une anxiété arabe (sunnite) justifiée.

Après la Seconde guerre mondiale, les Etats arabes (sunnites) ont imposé des régimes et des entités indépendantes qui n’ont pas été à la hauteur de la grande unité arabe. En conséquence, ces Etats assistent aujourd’hui à la naissance de micro-entités confessionnelles qui leur sont hostiles, qui imitent et marchent dans les brisées de l’état confessionnel iranien.

Ces nouveaux micro-états (sunnites) tiendront-ils, malgré leur fermeture et leur austérité extrême, face à l’anarchie de la liberté et aux défis de l’ouverture libérale de l’ère « postmoderne » ? A cette question, je répondrai qu’aucune solution politique imposée (que ce soit par la paix ou par la guerre) ne pourra assurer la paix sociale et la stabilité politique aux Arabes du « carré sunnite » et que les forces d’une classe moyenne pour l’instant encore invisible se mettront en mouvement pour exiger la liberté politique et pour refuser le rigorisme religieux qui leur est imposé, une fois qu’aura cessé la terreur barbare des guerres actuelles.

Même la perspective de la chute vraisemblable du régime alaouite n’apportera pas la sécurité et la paix. En effet, ces micro-états confessionnels qui se pressent sur l’aire du « carré sunnite » connaîtront des dissensions et des guerres intestines dont l’horreur surpassera celle du conflit politique sanglant entre les (différentes) forces du projet national qui rêvait à l’édification d’un Etat unifié transcendant les instincts confessionnels et ethno-racistes.

source : http://aawsat.com/home/article/369051/

date : 26/05/2015