Entretien avec François Burgat, Directeur de recherches au CNRS

Article  •  Publié sur Souria Houria le 11 octobre 2014

1/ Les frappes de la coalition conduites par les Etats-Unis ont-elles une chance d’éradiquer la présence de l’organisation jihadiste “EI” en Irak et en Syrie ?

Personne n’y croit vraiment. La portée de frappes aériennes sur un “ennemi” implanté notamment dans une ville de plus de deux millions d’habitants est déjà en train de montrer ses limites. Les cibles feraient même, semble-t-il, défaut aux Rafales français. La lutte va se jouer ailleurs. L’entrée en guerre de la Turquie apporte une dimension nouvelle relativement importante. Car, hormis les Turcs, seuls des combattants kurdes irakiens (peu désireux semble-t-il de faire plus que d’assurer la défense de leur territoire et certainement pas de conquérir le “sunnistan” arabe irakien) ou alors des chiites, irakiens ou même iraniens, sont susceptibles de contrer militairement l’EI sur le terrain.

On connait toutefois mal jusqu’à ce jour la dimension et les objectifs que la Turquie est prête à assigner à l’intervention en Irak et en Syrie que son parlement vient d’autoriser. Son immobilisme devant Kobané [1] montre qu’elle est manifestement réticente à aider les Kurdes syriens à garantir une autonomie qu’elle refuse à ses propres ressortissants kurdes.

Le destin de l’EI en Irak comme en Syrie comporte une seconde inconnue, plus essentielle encore : c’est la nature de la relation que ses combattants sont en train d’établir avec la population qu’ils ont “libérée” de la présence de l’impopulaire armée d’al-Maliki. Dans un premier temps, les élites locales ne se sont manifestement pas opposées, majoritairement, à leur prise de contrôle de la région. Mais il est trop tôt pour savoir quelle est la nature de la relation qui va se nouer durablement entre ce “libérateur” et/ou occupant qu’est EI et la population dans son ensemble. Or c’est bien la capacité que les combattants de l’EI auront, ou n’auront pas, à “gagner les coeurs” d’une partie au moins de cette population sunnite irakienne qui est aujourd’hui en jeu. Rappelons que l’EI compte dans ses rangs un grand nombre de combattants non irakiens, y compris non arabes. Outre son évident autoritarisme, c’est au moins une de ses dimensions qu’elle devra faire oublier, sauf à générer une réaction de type nationaliste, que ses adversaires locaux et régionaux se hâteront alors d’exploiter. En l’absence de reportages moins biaisés que ceux de France 24 (et, malheureusement, de la plupart de ses “soeurs”) dont le code déontologique simplifié n’a désormais plus de secret[2] , il est aujourd’hui encore trop tôt pour répondre avec certitude à cette question essentielle. Certains reportages sur l’état d’esprit des Kurdes occupés laissent toutefois entrevoir une réalité plus complexe que la dichotomie officielle entre des “bons” et des “méchants”[3].


2/ Sur quoi se fonde votre critique de la participation de la France à la coalition ?

Je suis très favorable à tout ce qui peut réduire le risque “terroriste” en France ou ailleurs. C’est parce que j’ai la conviction que la campagne armée contre l’EI est loin d’être le moyen le plus efficace pour y parvenir que je m’y suis montré effectivement très hostile. Rappelons tout de même que nous sommes entrés dans la treizième année d’une première “grande guerre contre la terreur” lancée en 2001 en Afghanistan par les Etats-Unis, qui avaient alors, déjà, pris la tête d’une grande “coalition internationale”. Or le résultat est pour le moins mitigé : Abdul Rachid Dostom, ex-marionnette de la CIA, parfait criminel de guerre (plus de deux mille prisonniers talibans assassinés par étouffement dans des containers) vient d’être élu à la vice-présidence d’une République qui est encore loin de s’être imposée comme le cadre de résolution des divisions internes du pays. Et nombre d’observateurs pensent que les Talibans sont désormais quasiment aux portes du pouvoir.

Cette campagne signale ensuite l’entrée de la France, non pas dans le camp des révolutionnaires comme ce fut le cas lors de l’intervention en Libye, si critiquée ait-elle été, mais, de facto, dans le camp du soutien à deux des pires régimes (de Bachar et d’al-Maliki), de surcroît tous deux aux mains de la même minorité chiite ou, pour Bachar perçue comme telle. Cette intervention lancée pour “défendre les minorités” – en fait surtout chrétiennes [4] – est ensuite d’autant plus critiquable à mes yeux qu’elle intervient au terme d’une longue phase d’inaction “verbeuse” (nous avons beaucoup parlé mais très peu agi) face aux pires exactions commises par Bachar al-Assad contre la majorité de sa population.

Enfin, sous l’étendard américain, sans doute celui du plus discrédité des acteurs internationaux dans cette région du monde, nous sommes alliés, à l’exception de la Turquie (sous réserve de la réalité de son engagement), avec des régimes bien peu crédibles à défendre les valeurs qui sont censées justifier notre entrée en guerre.


3/ Quelle valeur accordez-vous aux interprétations qui présentent les décapitations des otages occidentaux comme des manipulations de services secrets qui ont montré par le passé, notamment en Algérie, qu’ils étaient capables de monter de telles opérations pour emporter l’adhésion des gouvernements et des opinions occidentales ? Que répondez-vous à ceux qui pensent que tout ou partie de l’EI a été fabriqué et/ou soutenu par les Etats-Unis,  Israel, le Qatar voire les services algériens ?

Ce sont des acteurs occidentaux et arabes, tous “bien pensants” dans leur “lutte contre le terrorisme”, Syrie et Etats-Unis en tête, qui portent assurément une grande part de la responsabilité morale de la naissance de l’EI. Mais cela étant dit, ils n’en sont pas, pas plus que les régimes arabes conservateurs, les “créateurs” ou les “auteurs” au sens direct du terme.

Tout comme la révolution syrienne, l’apparition d’EI a pourtant été interprétée de façon purement réactive, quasi “pavlovienne”, par un grand nombre des militants arabes ou européens de la vieille (et néanmoins noble) famille de tradition anti-impérialiste. Elle l’a malheureusement été à l’aide d’instruments qui n’étaient en fait plus véritablement adaptés. J’ai dénoncé en leur temps – et nous n’étions pas si nombreux à le faire – les sinistres exploits de la Sécurité militaire algérienne dans le domaine de la manipulation du terrorisme, depuis les bombes qu’elle a fait placer dans le métro St-Michel jusqu’aux moines de Tibhirine qu’elle a fait assassiner. J’ai retracé les efforts variés et parfaitement attestés de Bachar al-Assad pour accélérer l’émergence des groupes jihadistes. Je ne pense donc pas être le plus naïf sur ce terrain. Pourtant, dans le cas de l’exécution des otages américains ou français, que ce soit en Irak ou en Algérie, je n’ai aucune raison de croire que nous sommes dans la même configuration. Mais il existe en France comme dans le monde arabe une solide tradition complotiste. Elle s’est manifestée – notamment dans le sillage du réseau Voltaire – par la voix de tous ceux qui sont restés persuadés que “les Musulmans étant incapables de commettre les attentats du 11 septembre”, ce sont donc les Américains ou les Israéliens qui ont fait le travail (et auraient aujourd’hui “fabriqué” al Baghdadi !). Les adeptes de Thierry Meyssan considèrent en fait que dans cette région du monde, tout épisode politique significatif ne peut être que le produit d’une manipulation israélienne ou occidentale. Il est vrai qu’à quelques exceptions près (comme par exemple la révolution khomeyniste) cette vision n’a pas toujours été erronée. Mais elle est devenue aujourd’hui parfaitement dépassée. Et c’est cette nouveauté radicale qu’il est particulièrement dangereux de ne pas prendre en compte si l’on veut comprendre la percée de l’EI. La grande nouveauté, c’est précisément que ce groupe est un acteur régional, à la fois politique et militaire, qui peut se présenter comme étant libre de toute allégeance, directe ou par alliés arabes interposés, à l’égard des Occidentaux. Et, tout autant, de l’Iran. C’est bien cela qui fait sa nouveauté et, jusqu’à un certain point, sa force. C’est cela qui lui donne cette attractivité relativement importante. La seconde nouveauté est que pour la première fois, un groupe armé radical vient de se voir accorder la confiance d’au moins une partie d’une population (en l’occurence sunnite irakienne). Et qu’il est parvenu à se donner ainsi une assise territoriale et des moyens militaires et financiers comparables à ceux d’un Etat.


4/ Que faut-il penser du rôle de Bachar dans l’émergence de l’EI, sachant qu’il a notamment libéré des centaines de jihadistes au début de la révolte syrienne afin de diviser le front de ses opposants?


Le rôle de Bachar al-Assad ne fait qu’en apparence exception à cette règle. Il a tout fait pour que l’EI existe et il est arrivé à ses fins : fabriquer un monstre dont il espère qu’il va – en vertu de la théorie du moindre mal – le rendre lui même sympathique aux yeux des alliés, occidentaux ou autres, de ses opposants. Il y est en partie parvenu puisque l’on sait que les Français ont sans trop de vergogne tenté de le mobiliser pour faciliter le suivi de leurs ressortissants jihadistes. Bachar al-Assad a pu accessoirement laisser l’EI compléter le travail entrepris par ses services : anéantir les segments civils et pacifistes de l’opposition, sur un territoire dont il a, à bien des égards, choisi délibérement d’abandonner le contrôle. Bachar al-Assad n’est pas pour autant aux commandes de ce groupe. L’EI le protège … par coalition occidentale interposée. Mais l’EI est bien aujourd’hui la plus dangereuse des organisations qui le menacent.


5/ Pourquoi n’a-t-il fallu que quelques assassinats d’otages occidentaux pour provoquer l’entrée en guerre de l’Occident alors que Bachar, dont la folie meurtriere a précipité la Syrie dans un abîme de sang, n’a pas eu le même traitement?

Cette géométrie variable de l’humanisme occidental est précisément au coeur du pourrissement de la crise syrienne. Le soutien proclamé, plus verbal qu’effectif, des Occidentaux à l’opposition démocratique ne lui a jamais permis de contrer les efforts militaires décisifs des soutiens russe et iranien du régime. Irrésistiblement, les accusations d’islamisation ont creusé un fossé entre les opposants et leurs alliés occidentaux, favorisant le déplacement du centre de gravité de l’opposition armée vers sa composante la plus radicale.


6/ Pourquoi une extrême focalisation sur les jihadistes sunnites en Occident alors que les « jihadistes » des milices chiites libanaises, irakiennes ou iraniennes qui se comptent par milliers et participent au massacre du peuple syrien sont absents des radars mediatiques occidentaux?

Parce que les jihadistes chiites ne luttent pas dans le même camp et que, comme on vient de le dire, le camp des “descendants de Khomeiny”, c’est-à-dire celui de la minorité chiite du monde musulman, apparait désormais aux Occidentaux comme moins dangereux que celui des descendants de Ben Laden, qui peuvent, dans leur imaginaire, mobiliser potentiellement la majorité (sunnite) des Musulmans. C’est très tristement réducteur…mais c’est ainsi !

 


1- Pourquoi la bataille de Kobané est elle essentielle ? http://blogs.wsj.com/washwire/2014/10/07/why-kobani-matters/

2- http://www.20minutes.fr/television/1445591-20140918-france-24-directeur-appelle-prendre-parti-contre-barbares-djihadistes

3- Cf le témoignage (sur CNN) d’un jeune kurde qui, après avoir été détenu – et brutalisé – par l’EI dit en avoir une impression favorablehttps://www.youtube.com/watch?v=hsQCesEe9-Q ce qui en dit long sur l’importance des ressources idéologiques de l’EI (ou/et) sa capacité d’endoctrinement des segments les plus jeunes des populations concernées. Cf également les témoignages recueillies en Syrie par Romain Huet :http://forumdesdemocrates.over-blog.com/2014/10/proche-orient-entretien-plongee-dans-l-ordinaire-des-combattants-rebelles-syriens-02-octobre-2014-par-thomas-cantaloube-un-sociologue

4- Ainsi la coalition ne s’intéresse-t-elle pas au sort des Ismaéliens de Salamiyé. Menacés eux aussi par   l’EI, ils sont, en l’absence d’alternative, forcés de demander de soutien du régime.

source : http://www.observatoire-qatar.com/entretien-avec-francois-burgat-directeur-de-recherches-au-cnrs

date : 08/10/2014