François Burgat: «Il ne s’agit pas de combattre les jihadistes mais d’arrêter de les fabriquer» – Par Catherine Calvet, Recueilli par et Anastasia Vécrin

Article  •  Publié sur Souria Houria le 7 novembre 2016

Dans son dernier ouvrage, le politologue revient sur sa vision de l’islam politique comme une réaction identitaire à la domination coloniale. Pour lui, laradicalisation de certains jeunes est le résultat d’un refus de l’altérité islamique au sein de la société.

Avant d’être chercheur, François Burgat a été routard. Pendant plus de vingt ans, il a parcouru le monde arabe, de l’Algérie à la Syrie en passant par la Tunisie, le Yémen, la Libye, l’Egypte et la Palestine. C’est cette pratique du terrain qui éclaire d’une manière différente le débat sur les causes du jihadisme, monopolisé par Gilles Kepel et Olivier Roy. Dans Comprendre l’islam politique (la Découverte), François Burgat analyse l’altérité islamiste à la lumière de la colonisation qui a alimenté frustrations, radicalisation et terrorisme. Une pierre dans le jardin des Occidentaux.

Votre livre mêle récits de voyage et recherche scientifique. Comment l’exploration de différents terrains a-t-elle influencé le chemin de votre pensée ?

Le comparatisme (Algérie, Egypte, Yémen, Syrie, Palestine, etc.) est au cœur de ma démarche scientifique. Il m’a permis de construire des hypothèses qui ont peu évolué depuis plus de trente ans. J’avance l’idée que la popularité du «lexique de l’islam» prolonge banalement un processus de reconquête identitaire du Sud colonisé à l’égard du Nord. Dans ce livre, j’ai confronté ce schéma à tout ce qui s’est passé récemment, d’Al-Qaeda à l’EI en passant par les printemps arabes et la crise syrienne, en me basant sur tous mes terrains successifs.

Mes premiers voyages de routard – une sorte «d’accumulation intuitive» – ont précédé le travail proprement scientifique. J’en ai retenu avant tout que l’habit ne fait pas le moine. Un exemple ? Au Népal, un professeur de sanskrit s’alarme de la consommation d’alcool des Occidentaux. «Comment ne craignez-vous pas de faire des enfants difformes ?» Et, ce faisant, il glisse discrètement quelque chose au fond de sa bouche et m’explique : «C’est de l’opium ! Excellent pour la digestion, vous ne saviez pas ?» C’est la confrontation concrète avec cette diversité de perspectives qui m’a permis d’intérioriser progressivement que ma culture héritée n’avait pas nécessairement le monopole du bien ou de l’universel. Ceux qui ne se sont jamais imprégnés d’une culture non occidentale ont plus de difficulté à construire scientifiquement les termes de l’altérité.

Quels sont les principaux ressorts de l’islam politique ? Est-ce une revanche sur l’histoire coloniale ?

Sinon une revanche, du moins une réaction. La domination coloniale est bien, à mes yeux, la matrice première de l’islam politique. Il y a eu une domination politique, fruit de l’écrasement militaire. Il y a eu ensuite, en Algérie notamment, une domination économique rendue possible par la dissolution du lien tribal qui a permis une dépossession foncière massive. Mais il y a eu, plus encore, la déculturation. La culture dominée s’est en quelque sorte retrouvée marginalisée, périphérisée, «folklorisée». Réduite au rang de faire-valoir de celle du dominant étranger, la culture dominée est désarticulée en éléments disparates, «exotiques» : la médecine, l’architecture, la cuisine, la musique deviennent «traditionnelles» par opposition à leurs équivalents «modernes» ou «universels», c’est-à-dire… occidentaux. Dans chacune de ces trois strates, la remise en cause indépendantiste du monopole colonial a provoqué les indépendances, bien sûr, puis les nationalisations, entraînant des réactions passionnelles de la part des Européens – après la nationalisation du canal de Suez, Nasser a été comparé à Hitler… Eh bien, l’islamisme représente à mes yeux une dynamique au travers de laquelle les acteurs de l’ex-périphérie coloniale ont entrepris de parfaire, sur le terrain symbolique cette fois, la rupture indépendantiste. Ils le font en recourant à un lexique home-made, non occidental, perçu comme hérité directement, par-delà la fracture coloniale, de leurs ancêtres. C’est ce lexique que je nomme le «parler musulman».

Pourquoi un «lexique» musulman et non une «grammaire» ?

L’histoire a montré l’extrême diversité des possibilités d’usage de ce lexique, preuve qu’il n’existe pas une «grammaire» islamique unique. Rached Ghannouchi [homme politique tunisien islamiste, ndlr] n’est pas Al-Baghdadi [chef de l’Etat islamique, ndlr], même s’ils utilisent le même lexique. Le spectre politique du champ islamiste est en effet extraordinairement large. Au passage, cela devrait nous permettre de saisir les limites de l’idée d’une «réforme de l’islam» qui fantasme un comportement unique corrélé avec l’usage du lexique islamique.

Le «parler musulman» est-il forcément un islamisme ?

Je corrèle pour ma part les deux expressions mais en donnant à l’islamisme une définition qui n’est pas celle, très négative, du sens commun. Je vois dans l’islamisme un processus avant tout identitaire, et comme tel relativement banal, affectant l’histoire du monde musulman, au travers duquel les catégories de la culture islamique sont réintroduites dans le discours politique. Le résultat de ce processus est loin de se réduire aux caricatures de la perception occidentale, qui veut que les islamistes soient avant tout des opposants à la «modernisation» ou des adeptes de la violence extrême. Rached Ghannouchi est quand même l’acteur qui a permis l’adoption en Tunisie de la constitution aujourd’hui la plus démocratique de tout le monde arabe. Ajoutons que la ressource identitaire de l’islamisme peut être instrumentalisée par les régimes et pas seulement par leurs opposants.

Les islamistes sont quand même le plus souvent dans les oppositions…

Oui, il se trouve que les élites nationalistes étaient, au moment des indépendances, plus directement influencées par la culture laïque du colonisateur. Elles n’ont pas hésité à contrarier le sentiment religieux populaire, notamment pour affirmer le primat du développement économique sur les exigences de la culture religieuse. Bourguiba boit un jus en plein ramadan, Boumédiène met le Coran au défi de nourrir la population. Les islamistes ont commencé en quelque sorte à demander à ces élites nationalistes : «Comment pouvez-vous lutter contre l’hégémonie occidentale si vous vous opposez à l’islam, sachant que l’islam est le cœur de notre identité ?»

On vous a souvent reproché une empathie avec votre sujet. Est-ce que vous admettez qu’il puisse aussi y avoir des dérives identitaires liées à l’islam ?

Bien sûr, mais ni plus ni moins que dans les autres religions ! Peut-être même moins, si l’on veut bien tenir compte de la relation présente du monde occidental au monde musulman, c’est-à-dire de la persistance des rapports de domination de l’un sur l’autre. Je me démarque de ce fait de la lecture analogique – telle que la propose Kepel dans la Revanche de Dieu – qui place les trois religions monothéistes sur le même plan. Elle ne permet pas de rendre compte de la fonction identitaire très spécifique que joue conjoncturellement la référence religieuse pour les musulmans, rôle qu’elle n’a pas joué dans l’émancipation républicaine française. Les Français plus que les autres Occidentaux ne comprennent pas que la référence religieuse puisse jouer dans le processus de modernisation politique un rôle différent de celui de cet obstacle, indissolublement lié à l’assise du pouvoir absolu de la monarchie, qu’il a été dans notre trajectoire française.

Pourquoi la contestation politique dans le monde arabe s’inscrit-elle forcément dans le religieux ?

Ce n’est pas tout à fait le cas. La référence islamiste possède en effet à mes yeux une force de mobilisation qui excède sa dimension strictement religieuse. Elle tient à son caractère endogène. Ce n’est pas une importation coloniale. Face à un Occident qui est plus déchristianisé que chrétien, la réintroduction du sacré résonne comme une dimension supplémentaire de la réaffirmation identitaire.

Selon vous, face à la violence sectaire, il faut toujours chercher une cause politique ?

En quelque sorte, oui. Je n’accorde pas beaucoup de valeur explicative à la littérature qui explique le passage à la violence en termes de «filières», de «contagions», de «financements»… Mon hypothèse est que nous sommes étroitement associés à la fabrication de ces jeunes qui, parce qu’ils sentent qu’ils ne peuvent pas être des «Français à part entière», basculent dans la violence sectaire et le statut de «Français entièrement à part». Nous «fabriquons» ces individus qui choisissent – parmi de très nombreuses autres possibilités – une expression binaire, clivante et totalisante de leur appartenance religieuse. Le recours à la violence sectaire fait donc suite à des dysfonctionnements majeurs du «vivre ensemble» européen ou oriental qui poussent ces individus à la rupture. Alors, et alors seulement, ces exclus cherchent-ils un lexique permettant d’exprimer et de légitimer cette violence. C’est à ce moment-là qu’ils se tournent vers le lexique binaire du «eux et nous» salafiste. La question n’est donc pas pour moi de combattre les jihadistes mais d’arrêter de les fabriquer.

Souscrivez-vous à l’idée d’Olivier Roy sur l’islamisation de la radicalité qui minimise le rôle du religieux ?

Lorsqu’elle s’en prend à l’explication essentialiste de Gilles Kepel – les «fous de Dieu» -, je l’adopte sans réserve. Mais son coût est élevé ! Car la catégorie forgée par Roy, qui voit dans les jihadistes français des «pieds nickelés» «nihilistes», des individus invertébrés totalement coupés de leur milieu, ne permet pas plus que celle de Kepel de penser la responsabilité – essentielle – des non-musulmans. Olivier Roy énonce d’une manière bien peu convaincante le postulat de cette imperméabilité supposée des jihadistes vis-à-vis des stigmatisations en tous genres subies par leurs coreligionnaires musulmans. La colonisation ? Ils ne l’ont pas connue ! Nos bombes ? Elles n’ont rien à voir avec les leurs ! Le monde musulman ? Ils ne le connaissent pas ! Voilà la ligne rouge qui me sépare de cette approche qui nous exonère trop systématiquement. Je considère que nous sommes en réalité les partenaires indissociables de cette violence trop simplement qualifiée d’«islamique» par les uns, de «nihiliste» par les autres.

Quelles séquelles la colonisation peut-elle laisser chez ceux qui ne l’ont pas vécue ?

Quand bien même ils ne connaîtraient pas chaque recoin de l’histoire coloniale, ils ont parfaitement intériorisé les stigmates que subit leur groupe. Oserait-on tenir le même raisonnement étonnant aux descendants des victimes de la Shoah ou du génocide arménien ? Aurait-on l’idée de nier le rôle de cette composante de leur identité sous prétexte qu’ils n’ont pas assisté aux massacres ?

Comment expliquez-vous la régression de notre capacité à accepter l’altérité ?

Le problème actuel de la société française n’est pas le Front national. C’est la nation tout entière : la même partition islamophobe et raciste est jouée par la gauche à la flûte, par la droite au saxophone et par le FN… au tambour et au clairon ! Le cœur du mécanisme de crispation est le suivant : «peuvent-ils être des nôtres, ceux qui ne critiquent pas leur religion comme les autres ?» Nous attendons des musulmans, produits d’une autre historicité, qu’ils se conforment strictement à notre modèle d’émancipation.

Votre conclusion résonne comme une alerte : «Le partage ou la terreur»…

Rien de très nouveau. Cette formule a fait l’objet d’une tribune dans Libération il y a dix ans déjà. Il ne s’agit pas de partager seulement des ressources économiques. Il faut également partager les ressources symboliques : le droit à la parole publique, la représentation politique – l’avis de l’autre en général. Il faut donc partager aussi les efforts de réforme et ne pas en attendre, sempiternellement, que de l’autre ! La redistribution sérieuse et sincère, qui reconnaît la place de l’autre, c’est effectivement la véritable «arme de destruction massive du terrorisme». Mais personne ne veut l’employer : elle coûte trop cher.

 

  Dessin Simon Bailly